Chapitre 40

Assis face à Anderson et Harris, je répète mot pour mot ce que j'ai révélé à Sam au sujet de mes découvertes dans le cabanon : les croquis d'animaux sauvages, les journaux aux lettres découpées, mais surtout ce gant en peau de bête muni de griffes retrouvé sous le parquet. Il s'agit sans conteste de l'arme qui a servi à étriper Adam Taylor. Je n'arrive ni à effacer cette image de mon esprit, ni cette douleur innommable quand les lames noires se sont enfoncées dans mon ventre pour la deuxième fois, arrachant tout sur leur passage. Cette odeur de rouille persiste dans mes narines et je peux presque sentir mon sang se répandre entre mes doigts.

Comme l'a relevé Sam, le tueur aurait pu utiliser un simple couteau. Alors, pourquoi opter pour le sensationnalisme ? Il n'a pas cherché à se faire passer pour un ours afin de brouiller les pistes et semer la confusion. C'est un connaisseur, conscient que malgré les lacérations, l'attaque ne ressemblerait en rien à celle d'un animal. L'impact aurait entraîné des fractures et des traumatismes internes, ce qui n'est pas le cas ici, nous a indiqué Sutherland, la légiste. Quel est ce message ?

Je me suis renseigné sur la symbolique de l'ours au sein de la communauté amérindienne. Il incarne la force et le courage, ainsi que la protection et la sagesse, parfois la justice. Doit-on y percevoir un lien avec ce dernier aspect ? Dans la légende, Otaktay s'est laissé périr par les éléments sur la pierre qui lui a révélé son totem. Il s'est alors juré de punir l'extermination de sa tribu, mais aussi la mort de sa femme et la disparition de son enfant. Il a renoncé à la sagesse pour se consacrer entièrement à sa propre forme de justice : La vengeance. Adam a-t-il été la victime de représailles ?

— Seriez-vous en mesure d'identifier votre agresseur ? interroge Helen.

Je secoue la tête. Golda Sutherland m'a examiné dès mon arrivée au poste. Sur le chemin, Sam a insisté pour m'emmener aux urgences, et même si j'apprécie sa sollicitude à mon égard, j'ai de nouveau refusé.

Mon examen clinique a décelé un œdème au niveau des cordes vocales. Je dois éviter de les solliciter le plus possible et m'hydrater afin de favoriser la guérison et soulager l'inflammation, au risque d'endommager les tissus de façon permanente. Sutherland m'a alors fourni de quoi communiquer sans avoir à parler. Je m'empare d'un gobelet posé sur le bureau et avale un anti-inflammatoire. L'eau a un goût métallique et j'ai l'impression que des centaines de petites aiguilles me lacèrent la gorge.

« Grand » inscris-je sur une ardoise.

Cependant, Sam l'a souligné. Du haut de mon mètre soixante-cinq, cette donnée ne vaut rien. Tout le monde dans cette pièce me dépasse. De surcroit, la carrure du taxidermiste était camouflée sous plusieurs couches épaisses de vêtements. Là aussi, je peux me m'éprendre.

— Il portait un cache-montagne, clarifie Sam qui a préféré rester debout.

La capitaine m'adresse un sourire bienveillant.

— Et sa voix ? Vous avez déclaré l'avoir entendue. Vous pourriez la reconnaitre ?

Je force mes méninges. Je me remémore le taxidermiste en train de retourner le tiroir, conscient qu'un intrus autre que son partenaire avait fouillé l'intérieur. Puis son ombre massive, fondre sur moi quand j'ai quitté le cabanon. Je ressens ses doigts fermes s'enrouler autour de mon cou, prêts à me briser la nuque comme du vulgaire gibier. Mais sa voix reste un mystère. Et il y a une chose que je ne comprends pas du tout. Avant de sortir, l'inconnu a pris soin d'embarquer ce carnet, mais pourquoi n'avoir pas fait de même avec l'arme. À moins que lui-même ignorait qu'elle se trouvait sous ses pieds.

Je prends une profonde inspiration et note en vérifiant l'absence de faute :

« Aucune idée. Le tissu l'étouffait. »

— Qu'a-t-il dit exactement ? demande Casey accoté au bahut, ses yeux noirs rivés sur moi.

« Se plaignait porte mal fermé. »

Le lieutenant dissimule son menton dans la paume de sa main, l'air contrarié.

— Donc ils sont au moins deux à utiliser cet endroit.

Il se tourne sur la capitaine.

— Qui possède une cabane de chasse dans les environs ?

— À ma connaissance, il y en a une petite dizaine. Plus ou moins grande. Entre autres, nous avons : Beaver et ses amis : Taylor et Stephen LeBlanc. En vue des circonstances, nous pouvons oublier ce dernier. Campbell... Reagan, Peters...

— L'un d'eux a-t-il des compétences en taxidermie ? ajoute Harris.

— Pas que je sache. Je vais de mon côté contacter le service d'urbanisme et exiger tous les permis de construire récemment délivrés.

Je désapprouve d'un murmure :

— Le cabanon était vieux.

À en juger par son état de délabrement, cette cabane a au moins une dizaine d'années, voire davantage. Le lichen et d'autres champignons ont eu tout le loisir de s'approprier les lieux.

— Très bien. Nous commencerons par là. Harris. Demain à la première heure, dépêchez Soller et Farrell, pour interroger ces trois-là. Qu'ils leur demandent où ils se trouvaient cette après-midi. Je veux leur emploi du temps complet.

Sam hausse un sourcil.

— Vous pensez que Taylor aurait été capable de tuer son fils. Et Campbell... C'était son grand-père, tout de même.

— Je n'exclus personne, officier Greene. La vie peut parfois se montrer surprenante.

Ce dernier se rapproche du bureau, ses yeux brillant d'une détermination féroce.

— Je veux y être aussi. Je peux prendre Coffin avec moi. S'ils sont bien deux, et que ces deux-là se trouvent dans notre liste, l'un pourrait prévenir l'autre de notre visite.

Helen désapprouve aussitôt et nous dévisage tour à tour Sam et moi.

— Non, pas vous. Votre... rapprochement ces derniers temps vous met dans une position délicate. Mais vous soulignez un point. Votre sœur accompagnera l'agent Coffin.

J'écarquille les yeux. Avec cette agitation, j'ai failli oublier.

— Je l'ai frappé au visage. Je... je crois que je lui ai cassé le nez.

— C'est vrai, tilte Sam, Raphael s'est débattu. Le coupable devrait en porter les marques.

— Voilà qui nous simplifiera un peu le travail, commente Casey, je vais joindre les hôpitaux les plus proches pour vérifier si un patient s'est présenté avec des blessures similaires. Ça m'étonnerait qu'il ait fait cette erreur, mais ça vaut le coup de s'en assurer.

Helen acquiesce quand Coffin déboule comme une furie dans le bureau.

— Capitaine, les pompiers viennent de nous appeler. Un incendie s'est déclaré dans la forêt.

Une sinistre colonne ambrée, visible à des kilomètres, perce le ciel nocturne. En raison de la difficulté d'accès, un camion tout-terrain se fraie un chemin jusqu'au site, bravant les obstacles naturels. L'humidité glaciale de l'hiver agit en alliée, ralentissant l'avancée des flammes malgré leur voracité, les empêchant d'atteindre les pins environnants. Si cela s'était produit en pleine canicule, la forêt entière aurait pris feu, et il leur aurait fallu des jours, voire des semaines, pour en venir à bout. L'incendie de cet été, au nord de la ville, en a déjà été la preuve. Un brasier dévastateur a réduit Hunting Road en cendres, laissant des dizaines de familles sans logement et des centaines d'arbres morts. Heureusement, aucune victime n'a été déplorée grâce à l'évacuation rapide du quartier, qui a permis d'éviter de tragiques pertes humaines.

L'enquête et les analyses approfondies ont confirmé la crainte de beaucoup : il s'agissait d'un acte criminel délibéré. Les experts ont identifié l'utilisation d'un accélérant à base de graisse animale, qui a contribué à la propagation rapide des flammes. Les soupçons se sont tourné vers un adolescent qui a attiré l'attention des résidents plusieurs jours avant le drame. Des témoins l'ont aperçu errant autour des maisons et en lisière de forêt, comme s'il cherchait à repérer les lieux. Ces dépositions ont incité les enquêteurs à arrêter le suspect pour l'interroger. Malgré des heures d'entretien, le jeune homme a clamé son innocence, niant en bloc les accusations pesant sur lui, et faute de preuve tangible le liant directement à l'affaire, la police s'est finalement résolue à le relâcher.

Les pieds dans la boue, Casey Harris enjambe une lance à incendie, observant le tas de braises avec amertume. Rien ne subsiste, hormis des morceaux de plastique fondu et de ferraille éparpillée. Le mugissement des flammes s'est tu après de longs efforts des pompiers durant la nuit. Ce n'est qu'au petit matin que, exténués par des heures de bataille, les soldats du feu remballent leurs équipements, tandis que les enquêteurs prennent le relais pour déterminer les causes de l'incendie. Casey s'approche du sinistre encore fumant. Il souffle dans le creux de ses mains crispées par le froid et les frictionne. L'envie d'une cigarette le démange, mais ce n'est ni le lieu ni le moment. Les lueurs vacillantes des gyrophares dansent parmi les arbres, éclairant la scène d'une lumière oscillante. Avec l'intrusion de Raphael dans le repère du tueur, il s'attendait évidemment à ce que celui-ci efface les preuves. Si un oubli de sa part a pu subsister, le feu l'a effacé. Déceler d'éventuelles traces d'ADN sera difficile. Ils doivent maintenant identifier le propriétaire des lieux.

Deux branches difformes semblent scellées l'une à l'autre. Sans doute ce crâne d'élan dont leur a parlé Raphael. Ce petit va finir par se faire tuer un jour à vouloir se la jouer solo, commente le lieutenant pour lui-même, il doit son salut à un simple clébard. Pourtant, il est malin. Il observe la scientifique qui sonde les entrailles de la cabane, capturant les derniers détails avec leurs appareils photo et prélevant des échantillons par frottis ou par grattage dans différents endroits du site qui seront hermétiquement conservés dans des bocaux de verre. Ces traces seront ensuite apportées au laboratoire. Casey possède des notions sur la procédure. La spectrométrie de masse permettrait d'identifier et de quantifier les composés chimiques des résidus retrouvés sur les matériaux brûlés. Les techniciens pourront alors déceler quel produit de combustion le pyromane a employé

Les premières lueurs du jour filtrent dorénavant entre les branches. Petit à petit les éclairages artificiels s'éteignent. Casey se fraie un chemin à travers les restes de meubles calciné et scrute le moindre centimètre du sol, balayant de temps à autre les débris à la recherche de cette trappe décrite par Raphael. Des outils noircis s'étalent sous ses pieds en compagnie de centaines de petites paires d'yeux fondues qui le fixent. Il n'est déjà pas un grand fan de chasse, mais éviscérer le cadavre d'un animal pour le remplir d'ouate... Il ne comprend décidément pas cette passion de la mort.

Soudain, sa chaussure s'affaisse bizarrement. Harris enfile des gants en latex et s'accroupit. Il tâtonne ce qu'il reste du parquet, lorsqu'un creux dans le bois attire son attention. Il soulève la latte. Vide. Évidemment. Il se redresse.

— Greene ! Coffin !

Les deux jeunes flics chargés de maintenir les curieux à l'écart, arrivent aux pas de course, leurs visages voilés par la vapeur de leur souffle.

— Vous avez trouvé quelque chose, lieutenant ? demande Mike.

— Rien, pour le moment. Le soleil s'est levé, je pense que vous pouvez aller interroger tout ce petit monde maintenant. Qu'on identifie le propriétaire de cette cabane.

— Ce ne sera pas la peine, fait Chloe en toisant la carcasse brûlée de l'élan, je sais à qui elle appartient.

*

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