Chapitre 4
À mesure que je m'enfonce dans la ville, le charme pittoresque des petites boutiques cède la place à un paysage industriel et désolant. La brume, plus dense, étreint les structures en acier et les cheminées qui percent le ciel terne. La neige s'est entachée au contact des émissions polluantes, formant des amas grisâtres sur le sol. Au-delà de Bellwood, le brouillard s'épaissit encore, enveloppant d'un voile mystérieux les pins dont les cimes fantomatiques se dressent fièrement. Un engin de déblaiement vient de passer, facilitant la circulation, mais la visibilité qui se détériore au fil des mètres m'oblige à ralentir. Malgré des gants et la chaleur procurée par ma veste rembourrée en laine de mouton, le froid me glace les os.
Seuls deux voitures et un pickup couvert de neige stationnent sur le parking. Aucun de ces véhicules ne ressemble à celui de mon rêve. Les graviers crissent sous la Triumph lorsque je me gare devant le bâtiment en forme de L. Le moteur coupé, je descends de la moto. Le chant des corbeaux et la rumeur de la circulation rompt de temps en temps le silence. Aucun mouvement derrière les rideaux. Aucune lumière non plus. Je pousse la porte de l'établissement. Un radiateur d'appoint aussi bruyant qu'inutile tente de réchauffer un peu la réception. Derrière un comptoir éraflé, un homme à lunette lève les yeux de son journal pour me saluer d'un grand sourire. La fumée d'une cigarette ardente s'élève d'un cendrier aux bords obscurcis par une accumulation de cendres incandescentes, et emplit la pièce d'une odeur âcre de tabac. Je suis partagé entre le dégout et l'envie de m'en griller une.
Oswald Beaver - d'après le nom inscrit sur la devanture - se lève de son tabouret. Dans son dos une petite armoire en bois renferme les clés des chambres. Sur les dix, sept demeurent disponibles.
— Combien pour une nuit ? demandé-je.
Beaver me dévisage.
— 30 dollars. Mais je ne comprends pas. Vous n'habitez pas en ville vous ? Je crois bien vous avoir déjà croisé.
- Mon toit fuit. Un ouvrier doit passer demain, mais comme il annonce des averses de neige, je préfère ne pas prendre de risque. Vous acceptez la carte ?
Beaver acquiesce en me tendant un terminal de paiement. Je règle la chambre.
- De mon temps les jeunes savaient réparer eux-mêmes ces bricoles, m'enfin... Laquelle vous désirez ?
Je hausse les épaules. Peu importe. Je me doute bien que je n'aurai pas accès à celle d'Hasna, celle-ci n'étant pas officiellement portée disparue dispose toujours de la sienne. Mais la proximité devrait me suffire pour établir le contact.
— La 9.
Oswald Beaver se retourne et désigne le tableau d'un geste las.
— La 9 est déjà prise, mon petit. Vous ne savez pas lire ?
— Je voulais dire la 10, rectifié-je d'un ton sec.
Le gérant du Motel m'assène une tape amicale sur le bras, ses doigts couverts d'une substance noire et graisseuse. Je serre les dents et essuie mon cuir. Oswald attrape la cigarette fumante dans le cendrier, la glisse entre ses lèvres gercées, et s'empare d'une clé accrochée à un minuscule cercle en bois gravé du chiffre 10. Il exhale une fumée âcre et son sourire jauni par le tabac se dessine en une grimace grotesque.
— Je vous taquine. Tenez. C'est la dernière, vous pouvez pas vous tromper.
La lumière grise du jour perce à peine à travers les rideaux défraîchis de la fenêtre. J'actionne l'interrupteur et une ampoule économique s'éclaire péniblement. L'état de la chambre me crie de faire demi-tour. L'humidité dévore les encadrements des châssis. La tapisserie aux motifs vieillots se décolle par endroit, révélant un patchwork de papier peint. Des taches indéterminables parsèment la literie. Je peine à imaginer Hasna Malek, si propre sur elle, dormir dans l'une de ces piaules imprégnées de crasse. Habitué aux squats, moi-même, je réfléchirais à deux fois avant de me glisser dans ce lit, aux draps sans doute habité par les insectes.
Je déambule dans la chambre en effleurant du bout des doigts les meubles couverts d'une fine pellicule de poussière. Si Hasna fuyait quelqu'un - de toute évidence, son mari - alors, elle a probablement fait une halte dans ce motel. J'aurais pu me renseigner directement auprès du gérant, mais ignorant s'il accepterait de me prêter une chambre après avoir appris que je recherchais une femme seule, j'ai préféré sauter cette étape et inventer cette stupide histoire de fuite.
Je m'écroule dans un fauteuil rembourré, les mains posées sur l'accoudoir en bois. Les paupières closes, je me focalise sur les bruits lointains de la forêt afin de vider ma tête de toutes pensées intrusives. Le murmure du vent dans les feuilles. Le chant discret des oiseaux. Les branches qui craquent sous le poids de la neige. J'imagine la détresse de cette femme, ses gestes, ses pensées, ses peurs les plus enfouies. Peu à peu, je me sens partir. Je perçois des pas précipités, le cliquetis d'un trousseau de clé, une respiration hachée. Les sons se distordent, se mélangent. Je peine à améliorer la communication. Une radio s'allume dans la chambre d'à côté. J'essaie d'ignorer la voix grave de l'animateur couverte pas un grésillement insupportable. Je lutte pour garder ma concentration, mais une douleur aigüe, comme un pic perçant, s'enfonce à l'arrière de mon crâne. Je grimace. Je m'en demande trop. Cette vision avec Adam a déjà usé la machine pour aujourd'hui. Sans parler de ce médicament que je me suis enfilé il y a bientôt une heure. Même si je parviens à voir quelque chose, l'esprit ankylosé, je ne peux m'y fier complétement.
La voix rugissante d'un chanteur de rock perce les murs fins comme du papier. Agacé, j'abandonne ma vaine tentative de contact et me lève pour me poster devant l'unique fenêtre de la pièce. J'écarte un rideau rêche, mais je suis aussitôt rebuté par une épaisse toile d'araignée saturée de poussière et d'insectes condamnés vers une mort certaine. Je recule avec une expression de dégout avant de réaliser l'absence de la propriétaire. Je jette un œil à l'extérieur. Les branches des pins se courbent sous d'imposantes masses blanches et la profondeur de la forêt ressemblent à un puits sans fond aux secrets bien gardés. Là où deux mois plus tôt - et sans doute hier aussi - un meurtre atroce s'est produit.
Je me demande si l'assassin rode encore dans les parages ? On dit souvent que le coupable, mus par la curiosité morbide d'assister aux conséquences de ses actes, revient toujours sur les lieux de son crime. Est-ce le cas ici ? Le meurtrier d'Adam, ou celui d'Hasna, est-il retourné sur ses pas ?
Des coups contre la porte me font sursauter. Je regarde dans le judas et aperçois ma silhouette floue d'Oswald Beaver, portant un livre dans ses mains. Je tourne la clé dans la serrure et ouvre, laissant une bourrasque glaciale entrer dans la chambre. Le vieil homme me tend un registre rongé par le temps en pointant une case d'un tableau avec son stylo.
— J'ai oublié de vous enregistrer. Écrivez nom et prénom, ici.
Je balaie une mèche qui me gêne la vue et survole les récentes arrivées, les femmes en particulier : Lauretta Willis. Jane Collins. Aucune Hasna Malek. A-t-elle vraiment fréquenté ce motel ou bien me suis-je trompé ? Je renseigne mon identité d'une écriture maladroite, et alors que je m'apprête à extraire mes papiers de la poche arrière de mon jeans, Oswald me stoppe :
— Bah, j'ai pas le temps pour ça gamin.
Il retourne à sa réception, quasi invisible dans la brume. Beaver ne vérifie donc pas l'identité de ses hôtes. Lauretta Willis. Jane Collins... Hasna usait-elle un pseudonyme ? Je ne serais pas étonné si en plus de cela son séjour a été réglé en espèce. Si son mari la surveille, les relevés de ses comptes bancaires auraient pu le guider jusqu'à elles.
Je ferme le verrou derrière Beaver. Mes mains complétement gelées par l'absence de chauffage, je glisse dans la salle de bain attenante afin de les réchauffer sous un filet d'eau chaude. J'actionne l'interrupteur. Au-dessus d'un miroir étoilé de taches de dentifrice, un néon clignote plusieurs fois avant de s'allumer d'une lueur faiblarde. Un vrai trou à rat ce motel. J'ouvre le robinet dans un geste sec et attends que le chauffe-eau fasse son job, lorsque le néon se met de nouveau à grésiller. Je frappe le tube du poing. Le bruit cesse. En allant passer ma main sous l'eau, je remarque que celle-ci se trouble, accompagnée par un grognement rauque s'élevant des canalisations. Je stoppe l'écoulement et m'incline au-dessus de la bonde. Le bruit persiste, s'amplifie même. Qu'est-ce...
Celle-ci explose soudain sous la force d'un flot vaseux, tandis qu'une puissance inconnue me tire sous l'eau. Je ferme les yeux et serre les dents par reflex. Les doigts agrippés autour de la vasque, je me débats dans des gestes désordonnés pour rejoindre la surface, mais cette entité démoniaque m'attire avec une force implacable vers le bas. L'eau glacée, plus mordante que la pointe d'un millier de petites aiguilles, me dévore la peau. Des algues visqueuses s'enroulent autour de mon cou. Mes oreilles bourdonnent. Mon cœur bat à se rompre. Chaque fibre de mon être réclame de l'oxygène et je finis par céder à leur demande. J'ouvre la bouche. Le liquide s'engouffre à l'intérieur, glisse dans mes narines. Mes poumons me brûlent. Ma cage thoracique menace d'exploser. Après une lutte désespérée, mon corps s'affaiblit. Mes muscles, épuisés par l'effort, se relâchent. Je fonctionne au ralenti. De derniers soubresauts secouent ma carcasse, puis, peu à peu, le monde s'assombrit.
Ma poitrine se gonfle dans un brusque sursaut. Haletant, je tombe au sol et crache plusieurs fois afin d'éjecter cette impression de liquide dans les poumons. En décollant les paupières, je constate que mes cheveux et mes vêtements sont étrangement secs, et que je ne me trouve pas sur le carrelage de la salle de bain, mais sur la moquette crade de la chambre. Tremblant d'adrénaline, je reprends mon souffle, ma main enroulée autour de Saint-Joseph. J'ai demandé un signe. On m'a répondu de façon brutale.
Je déguerpis de la chambre sans verrouiller la porte, me sentant de plus en plus mal à l'aise entre ces murs. Dehors, la brume commence à se lever, dévoilant peu à peu les silhouettes spectrales des pins. Malgré l'apparition d'un soleil chétif, les températures ne monteront pas plus haut. Mes yeux se fixent sur la forêt de l'autre côté de la route. Les destins d'Adam et de Hasna se sont entrecroisés dans ces profondeurs boisées. En l'absence de preuve évidente, la police préfère qualifier la deuxième affaire de disparition, occultant ainsi la sinistre réalité. Ils se trompent. Pour une fois, j'aimerais douter de mon rêve, imaginer que cette jeune femme et sa fille soient en sécurité loin d'ici, loin de Bowman. Or, la mort est ma plus vieille compagne et jusqu'ici, elle ne s'est jamais trompée.
J'entre dans la réception. Oswald n'étant pas là, j'en profite pour parcourir les lieux plus en détails. Des photographies de chasses ornent les murs. Grizzly, bison, loup ou puma. Toute la faune de la région répond présente. Au centre d'une photo jaunie, je reconnais un Oswald Beaver plus jeune, arborant un sourire triomphal. Un homme se tient à ses côtés, ses petits yeux sombres et sa calvitie précoce se frayent un chemin dans ma mémoire, sans que je parvienne à y coller un nom. Ensemble, ils posent vêtus de gilets orange fluo, un pied victorieux écrasant la carcasse massive d'un ours noir. Les fusils fument encore dans leurs mains. Pendant une seconde, un renne apparait. J'entends un coup de feu, des sirènes. Je referme vite ce souvenir dans son placard et braque mon attention ailleurs.
Un présentoir de dépliants met en avant les attractions touristiques du Montana, en passant des plages volcaniques aux canyons. J'attrape un plan de la région et le glisse dans la poche interne de mon manteau.
— Ah, vous êtes là.
Je me retourne brusquement. Venant d'une porte munie de l'écriteau « personnel uniquement ! » Oswald essuie son visage et ses mains couverts de suie avec un chiffon usé. Il attrape son registre posé sur un bureau en désordre et me le tend ouvert à la page de la semaine.
— Tenez, j'aurais besoin de votre nom et d'une signature.
Je le toise, incrédule. Ce vieillard perd la boule ou c'est moi qui déconne ?
— Je vous les ai déjà donnés.
— Si c'était le cas, je m'en souviendrais, p'tit.
— Vous êtes venu dans ma chambre, tout à l'heure, insisté-je.
— Regardez par vous-même. Aucune nouvelle entrée depuis deux jours.
J'observe l'espace vide du tableau, celui dans lequel je suis certain d'y avoir inscrit mes informations personnelles. Ma bouche devient subitement pâteuse. Je reconnais les noms d'autres clients, malgré les lettres qui se mélangent. Lauretta. Jane. Aucun son ne sort d'entre mes lèvres, maintenu au fond de ma gorge par une boule d'angoisse. Mes jambes se dérobent. Oswald Beaver me rattrape avec une force inattendue avant que je ne m'effondre sur la moquette.
— Eh là, tout doux. Ça va, gamin ? On dirait que vous avez vu un fantôme.
Je me passe une main sur le visage en tentant d'éclaircir mes idées.
— C'est quand la dernière fois que vous avez avalé un truc ? demande le gérant.
Je balaie la question d'un geste. Venir était une erreur. Je me suis mis en tête de communiquer avec l'esprit d'une morte et voilà qu'une entité m'avait noyé dans une vision. J'ignore s'il s'agit d'un message ou d'une menace, mais je ne resterais pas une minute de plus pour le découvrir. Je m'excuse auprès de Beaver pour le dérangement. Ce dernier n'y voit aucun problème, mais m'informe que la maison n'effectue pas de remboursement en cas de paiement par carte bancaire. Il m'aide à me relever et m'accompagne jusqu'à la sortie.
— C'était quoi la vraie raison de votre visite ? Votre histoire de fuite... Pas à moi. D'autant que vous n'avez aucun bagage.
— Je... J'ai fait la connaissance d'une femme en ville. Elle m'a dit qu'elle louait une chambre chez vous, mais je n'ai pas vu sa voiture. Elle avait un bébé.
— Et qu'est-ce que vous lui voulez à cette petite ?
— J'ai eu l'impression qu'elle avait besoin d'aide. Je voulais m'assurer qu'elle allait bien.
— Je vois, commente Beaver, quoi qu'il en soit je ne peux rien pour vous. Je ne me mêle pas de la vie privée de mes clients, moi. Si elle n'est pas là, c'est qu'elle a dû sortir. Faudra attendre son retour, c'est tout. Mais attention, pas de coup fourré, hein ?
Il ne plaisante pas, je le sens.
*
Merci d'avoir lu jusqu'ici.
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