Chapitre 34
Sa tiédeur l'envoûte. Son odeur l'enivre. S'endormir auprès de quelqu'un lui a manqué plus qu'il ne le pensait. Écouter le souffle régulier de l'autre, sentir son poids sur le matelas. Évidemment, en cinq ans de célibat, il a couché avec d'autres hommes. Pas à Bellwood où la communauté gay est quasiment inexistante. Pour s'envoyer en l'air, Sam doit sortir de sa cambrousse et se rendre en ville. Et que c'est facile pour lui, là-bas, de trouver quelqu'un avec qui s'amuser le temps d'une soirée. C'est dans la poche à la seconde où il mentionne son métier. Nombre de ses conquêtes fantasment sur l'uniforme. Sans parler des menottes, qui en ravissent plus d'un. Il ne s'éternise néanmoins jamais dans leur lit, leur faisant bien comprendre que ça n'ira pas plus loin qu'un simple coup. Il n'y a pas de mots doux. Pas de petit-déjeuner. Pas de : tu as bien dormi ? Non. Il part à l'aube ou une fois leur affaire conclue. Terminé. Au revoir et merci. Mais pas ce matin. Ce matin, il ne désertera pas.
C'est Raphael qui lui a demandé de rester, quand, après leur virée nocturne, Sam l'a raccompagné chez lui. Son regard fuyant et ses mots hésitants ont eu raison de lui. Comment refuser ? s'est-il dit. D'autant plus que son ami venait de lui partager une parcelle de son ancienne vie à Juneau. Malgré cette proximité, il ne s'est rien passé. Pas même un début de rapprochement. Chacun a dormi sur son côté du lit à demi-vêtus. Raphael s'est effondré comme une souche tandis que Sam, les yeux rivés au plafond, a ruminé ces dernières semaines durant plusieurs heures.
Du regard, l'officier effleure les cicatrices tracées sur les bras de Raphael, explorant les vestiges de son histoire qu'il ne connaît que partiellement. Les mots échangés la veille résonnent en lui. Il songe à cette tentative de suicide avortée, mais il se doute que ce n'est certainement pas la première. Il s'attarde sur les lignes blanches qui zèbrent son ventre plat. Aucune nouvelle entaille ne semble être apparue. C'est déjà ça. L'imaginer s'infliger cette douleur lui laisse un goût amer dans la bouche. Et pourtant, Sam a envie de les embrasser, de les guérir avec ses lèvres. Il refoule ce désir brûlant, conscient que ce n'est pas le moment.
Ses doigts se frayent un chemin jusqu'à la médaille suspendue au cou de Raphael. Saint-Joseph, une branche de lys dans une main, porte l'Enfant Jésus dans ses bras. Des traces d'oxydation dévorent le bijou, sans le noircir totalement. Sam repose le pendentif contre sa peau et l'observe dormir. Raphael. Rafá El. Dieu guérit, selon son étymologie. Un nom d'archange. Le chef des anges gardiens. L'ange de la providence, protecteur de l'humanité.
— Raphael, chuchote Sam, laissant ces trois syllabes ricocher sur les murs.
Il aime la façon dont ce prénom glisse sur sa langue. Raphael... Même plongé dans le sommeil, son visage ne se relâche pas. Sourcils froncés, Raphael mouve ses lèvres sans émettre de son, alors que ses paupières tremblent par intermittence. Sam hésite à le réveiller, craignant qu'il s'agisse d'un cauchemar, mais se ravise à contrecœur. Il peut s'agir d'une vision comportant des éléments importants. Il roule sur le flanc, récupérant son téléphone posé à même le sol. 7 h 48. Un halo timide se fraie un chemin à travers les voilages fins. Il repousse la couverture et frissonne au contact brutal de ses pieds nus sur le sol glacé. C'est une journée à rester dans son lit, bien au chaud.
Il pose une main sur le radiateur en face de lui, qui, bien qu'allumé au maximum, ne répand aucune chaleur. Il s'habille et écarte les rideaux. Les collines aux sommets enneigés s'offrent à lui, drapées d'une fine brume. Un sublime spectacle malgré les atrocités que ces bois ont pu héberger. Pour rien au monde, l'officier Greene ne dirait adieu à ses terres natales. Malgré les ombres, c'est ici qu'il appartient, dans ce lieu à la fois sublime et sinistre.
Il quitte la chambre en se cognant contre la barre de traction, et retient un juron. En cherchant la salle de bain pour se rafraîchir, Sam se trompe de porte. Il fait face à un mur tapissé de notes, de photos et d'articles de presse. Une véritable mosaïque d'indices s'étale devant ses yeux. Sur la carte, le lac, le lieu où le corps d'Adam a été trouvé, le motel, le restaurant des Taylor... Tout est méticuleusement répertorié, comme dans un poste de police. Un chuintement discret le surprend. Sam se raidit. Ce n'est que Raphael qui se retourne dans le lit. Il referme derrière lui et ouvre la seule porte qui reste. Bingo.
Commençant à avoir faim, Sam se penche ans un minuscule frigo, mais ne trouve pas grand-chose à se mettre sous la dent. Il fouine dans les placards, mais là encore, rien de bien intéressant. Une idée lui traverse l'esprit. Il attrape un stylo et une facture du mois dernier qui traine sur le plan de travail. Il la retourne, hésite un instant, sa plume en suspens, puis sourit et en y inscrivit ces mots : Merci pour cette soirée divine. Hâte d'observer à nouveau les étoiles en ta compagnie. (PS Parti faire quelques courses, je reviens.)
Si Raphael se réveille avant son retour, il trouvera cette semi-déclaration. Sinon, Sam la jettera.
Arrivé dans l'épicerie, Sam a une liste mentale claire des aliments nécessaires pour préparer son petit-déjeuner idéal. Il attrape un chariot, salue Nora Fawcett derrière la caisse et fonce au fond du magasin. De la farine de maïs, du sirop d'airelle, des œufs, du beurre et du lait... Son panier se remplit au fil des rayons. Il a hâte de montrer ses talents culinaires à Raphael et lui faire découvrir des saveurs différentes de ces plats sous vide dénués de goût. Dans la maxime : vivre pour manger ou manger pour vivre, Raphael suit clairement la seconde option.
— Bonjour, Sam, s'exclame Nora Fawcett en scannant les articles, tu es au courant ? Un privé traine en ville et pose des questions sur le chalet.
Bien que Raphael ne lui ait pas parlé de jouer les privés, l'officier fait rapidement le lien avec lui.
— Oui, confirme-t-il, il bosse en partie avec nous.
Elle se stoppe.
— Alors, c'est vrai ? Vous allez rouvrir l'affaire
— Il est trop tôt pour ça, Nora. Nous devons prouver que Nikita n'y est pour rien, ou trouver de quoi relancer les investigations. Après tout ce temps, ça risque d'être compliqué.
— Si tu veux mon avis, déterrer cette histoire est une mauvaise idée. Y a-t-il vraiment un intérêt à remuer le passé ? Les familles de ces pauvres garçons ont foutu le camp, les uns après les autres. Je suis la seule qui soit restée. Moi, et ce Boris. Ils ne voulaient pas vivre dans la même ville que le frère de celui qui leur avait retiré leurs enfants. Andrey et Varvara ont fini par capituler, eux. Ils ont compris que les choses ne seraient plus jamais comme avant entre nous, qu'ils n'étaient plus les bienvenus ici, alors ils sont partis. Mais Boris a refusé de les suivre. Tout ça pour te dire que, remettre la lumière sur l'incendie risque de rejeter de l'huile sur le feu. Sans mauvais jeu de mots.
— Si Nikita est innocent et que le meurtrier de Robert vit toujours à Bellwood. Tu n'aimerais pas savoir de qui il s'agit ?
Nora serre les lèvres. Ses yeux se perdent un instant dans le vide, comme si elle pesait le pour et le contre.
— Bien sûr que j'aimerais savoir, murmure-t-elle enfin, sa voix à peine audible. Mais à quel prix, Sam ? À quel prix ? Bellwood et ces habitants ont tellement souffert. Des familles ont été détruites. Regarde autour de toi. Nous vivons avec nos vieilles rancunes, des blessures jamais refermées. Les gens deviennent plus indulgents avec Boris, même s'il ne viendra jamais boire un verre chez les Taylor pour discuter du bon vieux temps. Si une vérité autre que celle que nous connaissons éclate au grand jour. Si on s'est trompé de coupable à l'époque... Que va-t-il se passer d'après toi ? Et qu'est-ce que cela voudra dire sur nous tous ?
» Si Nikita est réellement innocent, alors où est passé ce garçon ? Certainement morts avec les autres, va. Dans ce cas, cela voudra dire qu'on s'est comporté comme des monstres envers Andrey et Varvara. Ces gens-là sont peut-être morts en pensant que tout le monde les détestait. Sans doute à tort aujourd'hui. Depuis que ce détective est venu me poser ces questions, je ne peux m'empêcher de dévisager les clients qui ont l'âge qu'aurait Robert de nos jours.
— Je comprends, dit doucement l'officier Greene, mais si le véritable coupable court toujours, il mérite d'être jugé.
L'épicière hoche la tête, ses yeux se posant sur le billet que Sam vient de glisser sur le comptoir en guise de paiement. Elle prend la monnaie, ses mains hésitantes.
— Parfois, je me dis qu'il vaut mieux laisser les morts en paix, plutôt que de réveiller les fantômes qui pourraient nous hanter
Il lui adresse un sourire bienveillant, ne sachant quoi répondre. Peut-être a-t-elle raison ? Peut-être que le mal est déjà fait. Sam ne peut s'empêcher de penser à l'obsession farouche de Raphael, de faire éclater la vérité, quelle qu'elle soit. Mais en observant le visage marqué de Nora Fawcett, il se demande si déterrer le passé ne risque pas d'écraser les derniers vestiges de cette communauté qui se reconstruit à peine.
Quand Sam revient au mobile home, les bras chargés de deux gros sacs en papier, Raphael est assis sur le canapé, la tête inclinée vers l'arrière et un torchon dans lequel se trouve une poche de glace sur le front.
— Tout va bien ? demande-t-il, en déposant les courses sur le bar.
— Simple migraine.
Raphael jette le chiffon sur la table basse et désignae le plan de travail, un sourire en coin.
— J'ai trouvé ton mot. Alors comme ça, notre soirée était divine ?
— C'est un peu niais, je l'avoue, répond-il, mais c'était un clin d'œil à ton prénom, par rapport à l'archange.
— Je ne suis pas très porté sur la religion.
— Pourtant tu portes une médaille.
— Ça vient de ma mère. Elle me l'a offerte avant de mourir.
Un léger vertige s'empare de Raphael quand il se lève. Sam tend le bras pour le retenir.
— Ça va aller ?
— Oui. C'est une affaire de quelques minutes. C'est quoi tout ça ?
L'officier Greene retourne derrière le comptoir et sort un grand bol du placard.
— De quoi faire des pancakes au sirop d'airelle. Estime-toi chanceux, car peu de personnes y ont droit. Je ne cuisine jamais le premier matin d'habitude, ajoute-t-il d'un ton joueur.
— Au sirop de quoi ? interroge Raphael, les sourcils froncés tant par la douleur que par l'incompréhension.
Sam balance la farine dans le saladier puis ajoute du sucre et de la levure.
— D'airelle. Ce sont des baies, un peu comme les myrtilles.
Il bat les œufs et verse le lait dans un second bol. Raphael tire le rideau et contemple sa Triumph urbaine dont le réservoir aux reflets métalliques oscille entre un noir abyssal et des nuances de violet. Toujours derrière les fourneaux, l'officier balance un filet d'huile dans une poêle et l'installe sur le feu. Il verse un peu de pâte à l'intérieur et le temps qu'elle cuise, pose son regard sur le dos fin, mais aux muscles finement dessinés de Raphael. Sam sent une onde de désir monter en lui, un besoin presque irrépressible de combler la distance qui les sépare.
— Tes pancakes vont cramer, remarque Raphael sans se retourner.
— Merde.
Il retourne la crêpe.
— Comment tu sais que je te regarde ? Tu utilises ton truc sur moi ?
Raphael pouffe et pivote sur lui-même. Un premier semblant de rire, pense Sam. Ce son lui fait bien.
— Non. J'ai vu ton reflet. Jusqu'à preuve du contraire, je n'ai pas des yeux derrière la tête.
Sam éteint la plaque de cuisson pour se rapprocher de lui.
— Tu trembles... Tu as froid ?
Les mains cachées sous ses aisselles opposées, Raphael se détache de lui en l'invitant à le suivre dans la chambre.
— Je dois te montrer quelque chose.
Adossé au mur, il désigne la table de chevet.
— C'est dans le tiroir.
— Je dois m'inquiéter ? s'enquiert Sam, face au malaise apparu sur le visage de Raphael.
— Ouvre-le.
Il s'exécute et tomba d'abord nez à nez avec des préservatifs. Il en attrapa un.
— Si tu voulais passer à l'étape supérieure, il fallait simplement le demander.
Son sourire s'éteint face à sa mine morose.
— Sam, je suis sérieux. Vérifie le fond.
Il enfouit la main dans le meuble en bois et rencontre un sachet en plastique. Il le sort et n'a pas besoin de l'interroger pour connaître la nature de cette poudre blanche. Au choix : cocaïne ou héroïne.
— Est-ce que c'est...
— Oui, confirme Raphael, c'est ce que tu penses.
— Je croyais que tu l'avais jeté.
— J'ai dit que je n'avais pu aller jusqu'au bout. Pas que je m'en étais débarrassé.
— Pourquoi l'avoir gardé tout ce temps ?
Raphael hausse les épaules.
— Au cas où je changerais d'avis. Ça vaut son pesant d'or, tu sais.
Sam redresse son mètre quatre-vingt-huit.
— Pourquoi tu me montres ça ?
— Je veux que tu t'en débarrasses pour moi. Seul, je n'y arriverai pas. Je... Je n'ai pas envie de replonger. Plus maintenant. Mais tant que ça restera là, j'aurais toujours cette voix dans ma tête pour me tenter.
Quand il traverse la chambre, Sam observe Raphael déglutir et éviter tout contact visuel avec l'objet de son addiction. L'ongle de son pouce gratte son index voisin. Lentement, l'officier glisse sa main dans la sienne. Sa peau est gelée.
— Hey, je suis là, avec toi, murmure-t-il en accrochant son regard. Ça va bien se passer. Je suis fier de toi. Tu as accompli le plus dur.
Il quitte la pièce en prenant garde cette fois-ci de se baisser pour ne pas heurter la barre de traction, et se dirige droit dans la salle de bain où, sans hésitation, il vide le contenu dans les toilettes. Quand il retourne dans la chambre, Raphael est assis sur le lit, la tête prise entre ses mains. Il se laisse choir à ses côtés.
— Ta migraine n'est pas partie ?
— Si. Ce n'était pas une vraie migraine, mais un résidu de cauchemar.
— Un cauchemar, cauchemar, ou une vision ?
— Une vision de Nikita, précise-t-il en triturant le cordon de son pantalon, il a souffert. Beaucoup. J'ignore les motifs de son assassin, mais il était enragé. C'était... De la torture. Y a pas d'autre mot. On lui a brisé les jambes et... Putain, Sam... Ce gosse s'est littéralement fait défoncer. Tu l'aurais vu. On ne lui a laissé aucune chance.
À mesure que Raphael lui raconte l'agonie de l'adolescent, le sang quitte son visage. Il repense à sa discussion avec Nora Fawcett. Cette ville va probablement imploser en apprenant la vérité, mais si ce gosse se trouve toujours au fond de l'eau, il faut le sortir de là.
— Tu as vu ou entendu un détail qui pourrait nous aider à identifier le coupable ? s'enquiert-il.
— Non. Rien. Enfin... Un petit bateau à moteur se trouvait au bord de l'eau avec énormément de sang à l'intérieur.
Une moue déforme la bouche de l'officier.
— Il appartenait sans doute aux Crawford, et après tout ce temps, je ne pense pas qu'on le retrouvera
— Mais ça prouve que Nikita est bien dans ce lac. Il a été torturé et on a mis son corps dans ce bateau pour s'en débarrasser plus loin. Les flammes allaient forcément finir par attirer l'attention, son meurtrier ne devait pas trainer dans les parages.
— Il faut en reparler à Anderson, mais elle a beau être la cheffe de la police, elle ne peut pas forcer les plongeurs à sonder une nouvelle fois le lac. Cela demande du temps et des moyens. Si les personnes au-dessus d'elle refusent de lui fournir les ressources nécessaires, en particulier pour une vieille affaire qui pour la majorité des gens est résolue, on est bloqués. Surtout qu'après quarante ans passés sous l'eau, il n'y aura sûrement plus aucun indice d'exploitable.
— Il y a une autre solution.
— Laquelle ?
— Je dois interroger Aaron Crawford.
— Tu n'obtiendras jamais l'autorisation de le voir. Tu n'es pas de la famille.
— Tu pourrais venir avec moi, envisage Raphael, utiliser ton badge pour nous faire entrer. Il détient les réponses. J'en suis sûr.
Sam reste bouche bée. Il se lève.
— Tu te rends compte de ce que tu me demandes là ? C'est de ma carrière qu'on parle, je pourrais perdre ma place.
— Et tu ne te rends pas compte non plus de ce que c'est que d'être à ma place ! Tous ces rêves. Tous ces morts. Je ressens leur agonie comme si j'y étais. J'ai senti l'eau s'engouffrer dans les poumons de Hasna. J'ai senti chacun des os de Nikita se briser, j'ai senti la colonne vertébrale de Rooney craquer quand cette voiture l'a percuté. J'ai hurlé de douleur comme ils ont hurlé. Pleuré comme ils ont pleuré. Parfois, cette souffrance perdure après mon réveil pendant des minutes, voire des heures. Alors si retrouver l'assassin de Nikita me permet de me débarrasser de lui, j'agirais avec ou sans ton aide. La balle est dans ton camp. À toi de choisir.
*
Merci d'avoir lu jusqu'ici.
D'après vous, Sam devrait-il utiliser son autorité pour entrer à l'institut ?
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