Chapitre 33
Un coup claque sur le toit de la voiture. Je sursaute.
— On se réveille, la belle au bois dormant, s'exclame Sam.
— Je ne dormais pas.
— À d'autres.
J'observe les agents s'agiter au bord de la route.
— On bouge quand ?
— On est en train de répartir les équipes. Reste aux aguets.
Sa paume s'abat deux nouvelles fois sur l'habitacle, et Sam rejoint Casey qui s'entretient avec plusieurs policiers, dont Coffin et Da Costa, sur la façon dont ils vont procéder pour la battue. Je quitte le véhicule, les mains dans les poches, et tourne en rond, posant mes pieds avec précaution sur l'asphalte pour éviter de déraper sur le verglas. Un mouvement furtif capte mon attention. Une silhouette se déplace au milieu des pins. Je veux avertir le groupe. Occupés, ceux-ci ne semblent ne pas remarquer l'ombre qui nous surveille à travers un épais voile blanc. Je plisse les yeux pour déceler un détail qui pourrait identifier le curieux, mais un masque informe remplace son visage, dont la peau pend comme du plastique fondu au soleil.
C'est quoi cette merde ?
Ses orbites creuses m'observent. Le duvet de ma nuque se dresse face à cette horrible vision. L'ombre se tient maintenant immobile entre deux arbres. Impossible de la manquer si l'on daigne regarder dans sa direction. Je la lâche un instant des yeux et préviens le lieutenant, qui discute avec son officier.
— Eh, il...
Casey lève une main en l'air.
— Pas maintenant, Kelly.
Kelly ? Pourquoi m'appelle-t-il par mon nom de famille ? Je hausse les sourcils et reviens près de la berme sans demander mon reste. Plus aucune trace de cette apparition inquiétante. Je regarde à gauche, à droite, puis j'interpelle Sam. Ce dernier me toise du coin de l'œil, mais ne bouge pas d'un millimètre. J'écarte les bras comme pour dire : tu me fais quoi là ?
Qu'est-ce qu'ils ont tous aujourd'hui ? Tant pis. J'enjambe le talus et m'engouffre dans la forêt pour ne pas perdre davantage de temps. Le voyeur a disparu. Je ne dois pas être loin. Mes bottes s'enfoncent dans la boue à chaque pas, si bien que je manque de les perdre plusieurs fois. Arrivé là où se tenait l'inconnu, des effluves humides de décomposition me piquent la gorge. Une odeur de mort. La même que celle qui s'est échappée du coffre des Moore.
Je scrute la terre à la recherche d'empreintes de chaussures qui pourraient indiquer la direction dans laquelle il s'en est allé, balayant les restes organiques du sol avec la pointe de mes bottes, mais je ne trouve aucun indice. Impossible. Il était là. Juste là. Ce type ne s'est quand même pas volatilisé. Instinctivement, je lève le menton vers les cimes. Bien que l'idée que cette ombre ait pu grimper aux arbres me semble ridicule. Vide. Pas un oiseau. Je tourne les talons. Qu'est-ce que... La route. Elle a disparu. Seuls des pins immenses se dressent à perte de vue. Les voix des agents aussi se sont tues, laissant place à une brise légère qui murmure son chant solitaire entre les épines. Je ne me suis pas aventuré si loin. Pas en si peu de temps.
— Sam !
Pas de réponse ni même un écho. Je reste planté là, les mains sur les hanches, observant le paysage à 360 degrés. Qu'est-ce qu'on foutait là, déjà ? La battue ? Non, ce n'est pas ça. Elle a eu lieu il y a une vingtaine de jours, maintenant. Je me frotte énergiquement le visage.
Ok. Tu rêves.
C'est la seule explication, sinon je perds la raison. Ces visions vont finir par me rendre fou, à débarquer de la sorte. Un beau jour, je me réveillerais sans plus pouvoir les différencier de la réalité.
Très bien, Nikita. À nous deux
Cela ne peut être que lui. Les autres ne se sont toujours pas montrés, du moins, pas de manière aussi répétée et puissante. L'adolescent se distingue clairement. Ces âmes gagnent-elles en intensité au fil des années ou bien est-ce dû à leurs colères ? J'imagine ce jeune homme, prisonnier des eaux depuis des décennies, hurlant sa rage et maudissant quiconque plonge un pied dans le lac sans se soucier de sa présence.
Nikita est a priori responsable de mes chutes. Pour celle ayant eu lieu dans mon rêve, plus aucun doute ne subsiste, c'est lui. L'apparition du renard l'a confirmé. Quant à la première, quand le ponton a craqué sous mon poids, c'est moins sûr. Son esprit a-t-il d'une certaine façon, franchi la barrière des mondes ? L'adolescent rumine sa haine depuis plus de quarante ans envers cette ville qui a sali sa mémoire en le condamnant sans procès. Exploser une simple planche pour se faire entendre ne serait pas si irrationnel.
Je sais où aller. La question est : comment ? Quel chemin emprunter pour rejoindre le lac ? Je n'ai aucune idée de l'endroit où je me trouve. Si ma vision ne m'avait pas embarqué aussi loin de la route, j'aurais pu tenter de me repérer en me représentant la carte de la région mentalement, mais là, je me trouve au milieu de nulle part. Tous les arbres se ressemblent. Pas un sentier en vue. Je m'avance dans la brume, fais demi-tour, tourne à gauche, à droite, avant de revenir sur mes pas. Un vrai labyrinthe. Tous ces détours commencent à m'échauder. Je retire mes gants pour m'éponger le front et ouvre la fermeture de mon manteau afin d'accueillir un peu d'air frais.
Le soleil décline derrière les nuages. Déjà ? Depuis combien de minutes erré-je dans les bois ? Je n'en sais rien. Le temps s'étire ou passe à une lenteur folle dans le monde onirique.
— Qu'est-ce que tu veux Nikita ? Je ne peux pas agir sans ton aide.
Comme s'il avait entendu mes pensées, un cri aigu me perce les oreilles.
— Te voilà. Il suffisait de demander, pas vrai ?
Le renard me sonde de ses yeux jaunes à une dizaine de mètres. Je reconsidère les dires de Helen Anderson. Pourquoi l'âme de l'adolescent a-t-elle choisi de se matérialiser sous cet aspect, la mascotte des Red Foxes ? Dois-je y voir un indice sur les événements de cette nuit-là ? Une jalousie envers son talent pour l'aviron et l'attention qu'il recevait ?
Pendant un instant, nous nous observons. La forêt n'émet plus aucun son. Même le vent ne souffle plus. Puis, sans crier gare, Nikita détale. Je le suis dans une course effrénée, esquivant chaque obstacle comme si je connaissais les moindres recoins de ce labyrinthe. Les racines rampantes prennent un malin plaisir à vouloir me faire trébucher tandis que les pins enserrent leurs griffes autour de mes vêtements. J'évite une souche, saute par-dessus un talus abrupt et m'enfonce de plus en plus profondément dans le voile opaque.
Devant moi, le renard danse entre les arbres couverts de frimas. Je m'arrête un instant, essoufflé et mon petit-déjeuner aux bords des lèvres. Devant moi, l'animal se stoppe à son tour, tournant sur lui-même en signe d'impatience.
— Parle-moi !
Nikita décampe de nouveau, la poudreuse virevoltant sous ses pattes. Je souffle dans mes mains pour les réchauffer, avant de me remettre à la poursuite de l'adolescent, un goût de cuivre au fond de la gorge. J'arrive au lac, épuisé et la poitrine soulevée par une respiration haletante. Assis sur le ponton, le renard me toise avec intensité.
— Nikita, je sais que c'est toi. Tu n'as aucune raison de te cacher derrière cette façade.
Ma voix se perd dans un écho distendu. Une branche craque dans mon dos. Je vire brusquement vers la source du bruit. Quand je reporte mon attention sur le renard, je fais face à un adolescent au regard hagard, dénué de vie, dont le teint translucide tranche avec le filet de sang rouge vif qui glisse depuis sa tempe. Il tremble. Ses cheveux brunâtres gouttent sur son front défoncé. Son torse verdâtre s'enfonce sur lui-même. Un de ses bras pend dans le vide, et son genou gauche se tord dans un drôle d'angle. Je me demande comment il peut encore tenir sur ses membres estropiés, même pour un fantôme. Une brise emporte dans son sillage l'odeur putride de ce corps mutilé. Je réprime une envie de vomir.
— Nikita ?
Aucune réponse, hormis un froncement de sourcils, comme si ce mot n'avait plus aucun sens pour lui. Il entrouvre les lèvres, se ravise. Je fais un pas en avant. Pavel ne bouge pas. Des plaies ouvertes, d'où s'échappe un flot noir, couvrent ses pieds nus, déchirés par des bouts de verre acérés.
Il a tenté de s'enfuir par la lucarne.
Je vérifie derrière moi, m'attendant à voir un chalet en feu, mais le mémorial en pierre se dresse à la place de la demeure.
— Nikita, que s'est-il passé ?
Évitant mon regard, il ne ressemble plus à cet animal aux iris intenses, rencontré plus tôt. Je tente une nouvelle approche. L'adolescent se replie sur lui-même. J'ouvre la bouche quand un bateau à moteur posé sur la berge attire mon attention. Je m'avance sur la terre asséchée, sentant les pupilles de Nikita ancrées sur mon dos. Un liquide poisseux recouvre les parois et le plancher de l'embarcation. Du sang. Beaucoup. Mes yeux dérivent sur Pavel.
— Qui a fait ça ?
Nikita plie les bras, paumes vers le ciel. Je me redresse et l'imite. Des cendres. Il pleut des cendres. Je me retourne. Une main en visière, j'assiste à l'horreur du spectacle. Des flammes affamées dévorent le chalet avec, en son antre, ses trois amis. Derrière moi, Pavel a disparu, ou plutôt, m'a laissé le privilège d'assister au brasier de son point de vue. Les cris d'agonies des trois adolescents, pareils à des animaux envoyés à l'abattoir, crèvent le silence. Je tousse, expulsant la fumée noire qui imprègne mes poumons. Au contact de l'air aride, ma sueur s'évapore presque instantanément, laissant une traînée de sel sur ma peau. Des hurlements déchirants s'échappent de ma gorge, des appels à l'aide qui se perdent dans le crépitement des flammes affamées.
Un craquement sur la gauche. Je pivote sur mes hanches et mes yeux — ou plutôt, ceux de Nikita — s'emplissent de soulagement.
— Ah, tu es encore là. Vite, il faut ap...
Je n'ai pas le temps de conclure ma phrase. Un marteau s'abat avec fureur sur mon genou, écrasant la chair et pulvérisant l'os. Le choc irradie mon corps entier. Je m'effondre au sol — comme l'adolescent avant moi — happé par une douleur si intense qu'elle éteint toute tentative de vocalise. Déterminé, j'essaie de me relever, mais la masse tombe de nouveau, cette fois sur ma mâchoire. Je sens qu'elle se disloque. Un goût de fer envahit ma bouche, mon nez. Le monde devient confus. Je ne comprends pas, n'en a pas le temps. Les coups pleuvent dans une averse brutale. Nikita et moi, braillons de douleur, noyés par notre propre sang. Le métal froid s'abat sur mon dos, mes bras, mes jambes. Aucun membre n'est épargné par la folie bestiale de l'agresseur. J'entends mes vertèbres craquer. Hurler m'est dorénavant impossible. Bouger aussi. L'inconnu a tapé fort. Trop fort. Et il continue. Chaque impact me brise, me coupe le souffle, et m'enfonce un peu plus dans les abîmes, mais je me cramponne afin de ne pas sombrer dans l'inconscience. Je le sais. Nikita le savait aussi. S'il abandonne, il mourra. Alors, je garde les yeux ouverts, braqués sur les pupilles jaunes du renard qui me fixe.
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