Chapitre 31

Le panneau « À vendre » placardé contre la vitrine de l'At Ricky's, nous surprend tous les deux. À notre entrée dans le restaurant, Margaret vient nous accueillir, les bras grands ouverts. Ses deux mains frottent chaleureusement les épaules de Sam. Le jeune homme derrière la caisse lève la tête pour nous saluer puis reporte son attention sur son téléphone portable. Ses doigts tapotent à une vitesse folle sur l'écran, s'occupant comme il le peut devant l'absence évidente de travail.

— Tu es là en tant qu'officier ou en tant que Sam ? demande Margaret.

Il écarte les pans de son manteau pour dévoiler sa chemise à carreaux.

— En tant que Sam. (Il désigne l'écriteau avec le pouce.) Vous vendez ?

La mine de la vieille femme se décompose. Elle jette un œil discret par-dessus son épaule fragile, puis avoue à voix basse :

— C'est Rick. Il veut quitter Bellwood.

— Ah bon ?

— Le restaurant n'attire plus autant qu'avant. Nous peinons à payer les factures. Comme vous pouvez le voir, la salle est quasi vide ce soir. D'habitude, on est complet en période de Noël. C'est comme si nos clients habituels avaient peur de nous croiser depuis la mort d'Adam. Ils sont gênés et ne savent pas quoi dire.

— Ce n'est pas précipité comme décision ? Votre restaurant fait partie du paysage. Les clients vont finir par revenir, j'en suis sûr. Ça fait deux mois, à peine. Il faut laisser du temps au temps. et puis, vous avez la ferme.

Margaret nous invite à la suivre. Malgré les vingt-et-une heures indiquées sur l'horloge, son restaurant est, comme elle vient de l'annoncer, loin de faire salle comble. Un homme au comptoir. Un couple et leur bébé, installés au fond, loin des courants d'air. Une femme seule, assise devant un ordinateur portable.

— C'est ce que je lui ai dit, poursuit Margaret, les habitués reviendront à un moment ou un autre, et puis il nous reste les routiers et les gens de passage qui eux ne connaissent rien à notre histoire. Il ne veut rien entendre. Si ça ne tenait qu'à moi, je resterais. Mon fils est enterré ici. Je ne me vois pas l'abandonner. Et pour aller où ? Notre vie entière et tous nos amis se trouvent ici. Ce n'est pas à cinquante ans passés que l'on change d'horizon. Vous savez... Je pense que cette ville lui rappelle trop de souvenirs. Des bons comme des mauvais. Il ne montre pas sa peine, n'en parle pas. Il n'a toujours pas versé une seule larme depuis l'enterrement. Pas devant moi, en tout cas.

— Ça ira mieux un jour, j'en suis convaincu. Et puis, qu'est-ce qu'on va devenir ici sans vous et vos bons petits plats ? plaisante Sam.

— Tu es un sacré charmeur, réplique-t-elle, si j'étais un homme avec trente ans de moins...

Arrivés à notre table, je barre la route à Sam qui allait s'asseoir dos au mur.

— Je peux ? Je n'aime pas tourner le dos aux portes... Une vieille habitude.

— Vas-y, je t'en prie.

— Nous avons déjà eu différentes offres depuis une annonce internet, chuchote Margaret, penchée sur la table. Quand je décroche, je fais croire aux acheteurs qu'ils ont composé un mauvais numéro. C'est ma façon de gagner du temps.

— Malin, commente Sam.

Elle lui envoie un clin d'œil complice, puis sort un stylo et un calepin de sa banane.

— Bon, qu'est-ce que vous désirez boire, les jeunes ?

D'un geste de la main, Sam m'invite à m'exprimer en premier.

— De l'eau plate, commandé-je, sans survoler la carte

— La même chose.

— C'est noté, je reviens tout de suite.

Elle s'éloigne dans les cuisines d'un pas décidé. Elle a l'air d'aller mieux, comparé à ma première venue dans le restaurant. Elle n'a plus cet aspect fragile, sur le point de s'effondrer, et elle plaisante. Même son regard a changé. Il pétille davantage. Pas beaucoup, mais suffisamment pour attester de la présence de vie à l'intérieur de son enveloppe corporelle. Je m'attarde sur Sam, dont le regard se perd à l'extérieur, en direction du ciel. Je l'imite. On ne distingue pas les étoiles, masquées par la pollution des lampadaires

— Tu n'étais pas obligé de rester sur du soft. Ça ne me dérangeait pas si tu prenais une bière ou un verre de vin.

Sam sort de son état de contemplation pour parcourir le menu. J'en fais autant. Le bison est la spécialité de la maison. Qu'il soit grillé, en steak, en burger, accompagné de chilis, de pommes de terre ou d'épinards sautés, il est proposé sous toutes ses variantes.

— Ça va, je ne suis pas un grand buveur. Et puis, je roule. Quel exemple ferais-je, si je conduisais sous emprise alors que je verbalise ceux qui le font ?

Des bruits de pas et un raclement retentissent depuis l'étage du dessus, comme si l'on déménageait les meubles. Les poutres de la chambre occupée par Penley m'apparaissent. Un bref instant, je visualise l'amant, une corde autour du cou et un tabouret renversé à ses pieds, se balançant d'avant en arrière dans une danse funèbre.

— Je ne vous pensais pas si proche avec Margaret, remarqué-je afin d'effacer ces images morbides de mon crâne.

Son visage s'éclaire.

— Elle me connait depuis gamin. En rentrant de l'école avec Chloe et Mike, on passait souvent la voir et l'on avait droit à des gaufres au sucre. Cette femme adore les gosses. Son fils, c'était toute sa vie. Il était plus petit que nous. Quand on venait, il était toujours fourré dans ses jambes. C'est terrible ce qui est arrivé. Vraiment, ça me fait mal au cœur pour eux.

— En tant que flic, tu ne dois pas apprendre à te détacher ?

— Facile à dire quand on vient d'une grande ville et qu'on enquête sur des inconnus. Ici, tout le monde se côtoie plus ou moins. Alors...

Sam pioche des cacahuètes dans un ramequin au centre de la table, et les jette dans sa bouche.

— Pourquoi tu es resté ici ?

Il me toise comme s'il ne comprend pas ma question.

— Bellwood n'est pas une ville très dynamique. En presque un mois, j'ai déjà fait le tour. Les commerces ferment. Le travail manque. Rick m'a fait le topo. Tu n'as jamais eu envie de découvrir de nouveaux horizons ?

— Je suis né et j'ai grandi ici. Il y a ma famille... Il y a eu Jake. On n'est pas autant coupé du monde non plus, rit-il, tu sais, on a une ligne de bus pour nous conduire vers la civilisation. D'ailleurs, tu n'as pas totalement fait le tour, car je suis certain que tu n'as jamais mis les pieds à l'endroit où je vais t'emmener.

Margaret arrive, une carafe remplie d'eau dans les mains qu'elle pose au centre de la table. Elle désigne les menus.

— Vous avez fait votre choix ?

Encore une fois, Sam me désigne.

— Je te fais confiance, lancé-je, en reposant la carte, ne sachant sur quoi jeter mon dévolu.

Pour être honnête, la fatigue me déconcentre. Les p et les q, les d et les b... Les lettres dansent, jouent à saute-mouton sur le papier. Ajoutant à cela la pression de répondre rapidement... Non, je n'ai pas envie de me ridiculiser. Pas devant Sam. Je refuse de voir cette expression sur son visage. Celle où l'on me prend pour un débile. Trente-et-un ans et toujours incapable de lire une phrase sans buter. Je serre la main droite, mon index grattant la peau de mon pouce.

— Oh, fait Margaret, tu en as un poids sur les épaules, Sam.

— Mmm... Alors... On va prendre un steak de bison au sirop d'érable avec... avec des légumes vapeur, s'il te plait.

— Deux steaks au sirop d'érable, avec légumes, répète-t-elle, en inscrivant la commande. C'est noté.

Elle récupère les cartes et disparait derrière la porte de service.

— J'espère que tu aimes le sucré-salé.

— Je n'ai jamais goûté, révèlé-je.

— Alors, je suis ravi d'être celui qui t'accompagne pour ta première fois.

Remarquant ma gêne, Sam glisse sa main sur le bois, sans toutefois rencontrer la mienne.

— Tout va bien ? Tu as pris tes médicaments ?

Je recule au fond de ma chaise, dissimulant mes poings entre mes genoux.

— Oui. Non. C'est pas ça. Je pensais à Penley.

— Raph, s'il te plait. On n'est pas là pour discuter boulot.

— Je ne peux pas m'en empêcher. Je l'imagine là-haut, seul. J'ai peur qu'il fasse une connerie.

Un couple d'une quarantaine d'années pénètre dans le restaurant et s'installe à l'autre bout de la pièce, proche du sapin de Noël. Peu de temps après, Margaret apporte son assiette à la jeune femme assise devant son ordinateur, et va saluer les arrivants.

— Tu as vu quelque chose ? demande Sam, soucieux.

— J'ai ressenti un malaise dans sa chambre. Un poids.

— Ne t'inquiète pas. Connaissant les Taylor, je suis sûr qu'ils prennent soin de lui.

— J'aimerais être comme toi, parfois, avoué-je.

— Grand, beau et fort ? lance-t-il en bombant le torse.

— Optimiste.

— Hmm... Ça reste une bonne qualité.

Sam se penche en avant, essayant de capter mon regard.

— Hey, je t'ai invité pour passer une bonne soirée. Pour moi, comme pour toi. Ne le prends pas mal, ce n'est pas un reproche. D'accord ? J'apprécie l'intérêt que tu portes pour ces gens et ton empathie, mais tu dois lâcher prise et faire preuve d'un peu d'égoïsme de temps en temps. Tu dois te focaliser sur toi, et toi seul. Sinon, ça va te bouffer. Si ça peut te rassurer, on demandera à Margaret comment il s'en sort. OK ? Essaie de te concentrer sur autre chose. Tiens, sur moi par exemple. Qu'est-ce que je ressens en ce moment ?

— Rien, réponds-je sans hésiter.

— Rien, s'esclaffe Sam, alors quoi ? Je suis une coquille vide, c'est ça ?

— Non. Je veux dire : je ne ressens rien en particulier. C'est une bonne chose en soi. Ça veut dire que tes émotions sont stables. Tu n'es pas pourri par la haine ni brisé par le chagrin.

— Ravi d'apprendre que je suis saint d'esprit. Et la joie ? Tu ne ressens pas la joie de ceux qui t'entourent ?

— Si, bien sûr. Mais pour ça, il faut que celle-ci soit assez forte pour occulter les autres émotions. Et personne n'est heureux à cent pour cent, ajouté-je, le regard perdu dans la rue.

Un long silence s'installe.

— Raphael ?

Je reviens sur lui et le vois douter.

— Oui ?

— Où est-ce que tu pars ?

Je le fixe, ne comprenant pas ce qu'il veut dire.

— Par moment, tu as le regard vide, précise-t-il, tu sembles... Ailleurs. Où est-ce que tu pars ? À quoi tu penses ?

— Je ne sais pas. En fait, c'est comme si je n'existais plus. Comme si... Je sortais de mon corps. Ça m'arrive quand je suis stressé, et que j'ai besoin de me réfugier pour me ressourcer. Pardon, j'ai fais ça longtemps ?

— Non et ne t'excuse pas. C'est moi qui devrais m'excuser si je te mets autant mal à l'aise.

— Ce n'est pas toi, le rassuré-je, c'est... Peu importe. Tu voulais me dire quelque chose ?

Il recule sur sa chaise, déglutit. Son regard se baisse avant de revenir sur le mien.

— J'ai les infos que tu m'as demandées. J'ai fait mes recherches quand tu discutais avec Harris.

— Et ? demandé-je en sentant une vague de panique me gagner.

— Elle va bien. Tu n'as plus à t'en faire pour elle.

— Si Sofia va bien, pourquoi tu as hésité ?

— Je n'ai pas hésité.

— Sam.

— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, reconnait ce dernier, je t'ai prévenu. Aucune information personnelle.

— Trop tard. Tu en as trop dit ou pas assez.

Sam soupire

— Elle s'est mariée, concède-t-il, c'est pour ça, sans doute, que tu ne la trouvais nulle part. Elle a changé de nom.

Étrangement, cette nouvelle ne me bouleverse pas. Je suis soulagé qu'elle se porte bien, mais la savoir mariée à un autre ne provoque aucune réaction chez moi.

— Est-ce que tu l'aimes encore ? questionne Sam en accrochant mon regard.

— Je le croyais, réalisé-je.

La porte de service claque derrière Margaret apporte nos plats.

— Et voilà pour vous, s'exclame-t-elle.

— Merci, Margaret. Une question... Comment va monsieur Penley ? interroge Sam.

— Oh, il ne sort pas beaucoup de sa chambre. Pauvre garçon. Je lui apporte un repas de temps à temps. Offert par la maison, naturellement. Sinon, il se laisserait mourir de faim, là-haut. Autre chose ?

Sam m'interroge du regard. Je lui réponds d'un geste lent de la tête. Pourtant, la réponse ne me rassure pas pour autant. De mauvaises vibrations s'émanent de cette chambre. Le duvet de ma nuque se soulève sur cette seule pensée.

*

Merci d'avoir lu jusqu'ici.

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