Chapitre 3

— Que lui est-il arrivé ? demandé-je.

L'expression de la capitaine s'assombrit et une pointe de culpabilité me mord le cœur. Cette émotion n'est pas la mienne. Cette femme porte un lourd fardeau de regrets. L'homme dont ils parlent, Adam, était comme je m'en suis douté, mort. Est-ce lui la victime du mois d'octobre ? a-t-il été tué par un maniaque muni de griffes ? Par un animal sauvage ? La froideur de ces lames pénétrant ma chair et déchirant mes organes vitaux, s'est imprimée dans mon ventre, si bien que je peux encore la sentir. Depuis que je les ai mentionnées, un malaise a plombé l'ambiance de la pièce. Harris et Anderson m'ont paru décontenancés.

— Monsieur Kelly, voulez-vous bien patienter à l'accueil ? Je dois m'entretenir avec mon lieutenant.

Je m'exécute sans broncher. Commencent-ils à me croire ? En tout cas, ils ne peuvent pas me foutre cette histoire sur le dos pour la simple et bonne raison, qu'en octobre, je ne me trouvais pas dans la région, mais toujours en Alaska. Y rester m'aurait évité bien des ennuis.

Mes mains ont cessé de trembler, signe que mon angoisse commence à se dissiper. Je n'ai pas eu d'autre choix. Je devais à tout prix reprendre mes esprits. Alors, quand le lieutenant s'est absenté, j'avais glissé un comprimé de buprénorphine sous ma langue. Les frissons et les douleurs osseuses qui me torturaient depuis mon réveil s'estompent peu à peu. Enfin. Même si cela m'a donné du fil à retordre quand il a fallu prouver l'existence de ce foutu don.

Derrière son comptoir, la Tatouée converse au téléphone. D'après l'intonation de sa voix, la personne au bout du fil l'exaspère. Je pivote sur mon siège. Ce voile opaque confère aux environs une allure de désert blanc irréel. Le brouillard semble avoir volé au monde toutes ses couleurs. Au loin, des lampadaires diffusent leur lumière faiblarde, comme des phares guidant les navigateurs perdus en mer.

Je me retourne et détaille le blason de la ville. L'ours, qui détient une place particulière dans le folklore local, me rappelle ma précédente vision. Cette image dérangeante de lames noires, luisant dans le clair de lune. Les questions tourbillonnent dans mon esprit comme un essaim d'abeilles. Un vertige me saisit. Des émotions fortes imprègnent les murs du commissariat, mélangeant le bien et le mal. J'enfouis mon visage dans mes mains et réalise que je transpirais à grosses gouttes. Mes oreilles bourdonnent. Ça recommence. J'essuie mes paumes moites contre le tissu rugueux de mon jeans. Les bruits ambiants s'étouffent, devinent plus sourds. Je lutte contre cette vague de panique passagère. Bientôt, la buprénorphine l'évincera complètement.

La porte du commissariat s'ouvre emportant avec elle un vent glacial qui me saisit tout entier. Deux flics vêtus d'épaisse veste, de gants et de bonnets enfoncés sur la tête pénètrent les lieux en riant. Je m'attarde sur le badge scratché sur leurs poitrines. Soller et Coffin. Toujours au téléphone, la Tatouée leur intime le silence dans un geste autoritaire. Malgré la réprimande, le duo conserve un sourire chaleureux et complice en se dirigeant dans la salle de restauration.

De quoi Casey Harris et Helen Anderson peuvent-ils bien discuter ? Doutent-ils encore de ma parole, malgré leur étonnante réaction ? Ou se renseignent-ils sur moi avant de m'accorder leur confiance ? Je me suis rarement livré sur mon don. Jamais autant. J'ai même réussi à parler de Rooney à ce flic. Et ça, c'est une première. Quant à cette histoire de visions, même Sofia ne l'ignorait. La dernière fois que je l'ai partagé avec quelqu'un, c'était à ami que je pensais de confiance. Grosse erreur. Il m'a humilié en répandant ma confidence dans tout le lycée. Je suis devenu la risée, le fou.

Un jour, l'un d'eux a dépassé les bornes. « T'es aussi taré que ton père. » a-t-il craché à ma figure. Ces mots lourds de mépris ont nourri une haine déjà présente. Sans réfléchir et aveuglé par la rage, je lui ai bondi dessus sans pouvoir m'arrêter. Ironiquement, en voulant lui donner tord ce jour-là, je lui ai donné raison. Je m'en suis plutôt bien sorti. Mon adversaire, au contraire, a payé le prix fort en perdant l'usage de son œil droit. Cet incident m'obligera à me présenter devant un tribunal implacable. La fin de ma scolarité s'est déroulée dans un centre de détention juvénile, où l'on m'avait donné le temps de ressasser mon geste. Le psychologue de l'établissement m'a conseillé d'écrire une lettre d'excuse à la victime. Selon lui, cet acte symbolique m'aiderait à avancer dans mon processus de rédemption. Après de multiples refus, je l'ai finalement rédigée, malgré un manque évident de bonne foi. Jamais je n'ai reçu de réponse.

La porte s'ouvre et la capitaine, la mine grave, me fait signe d'approcher. Cette hostilité palpable émet toujours du lieutenant. Si Helen Anderson semble encline à me croire, pour lui, ce sera plus compliqué. Anderson me tend une feuille.

— Lisez ce document attentivement, je vous prie. Il s'agit d'un contrat de collaboration. Il stipule vos obligations et responsabilités, vos devoirs concernant la confidentialité de l'affaire en cours, les règles de conduite, les conditions de résiliation. Lisez et signez ici quand vous aurez terminé.

Sans une once d'hésitation et sans même lire, j'attrape un stylo et paragraphe le contrat. Devant le regard interrogateur des deux enquêteurs, je m'explique :

— Je m'en contrefous de votre règlement. Je vous l'ai dit. Je suis là, pour aider cette gamine.

Helen récupère le papier.

— Bien, monsieur Kelly. Nous vous remercions pour vos renseignements ainsi que votre collaboration. (Elle me m'offre une carte de visite.) Si un détail vous revient, n'hésitez pas à nous contacter.

J'acquiesce et glisse le numéro de téléphone dans mon cuir.

— Harris, prenez Sam Greene et rendez-vous au restaurant des Taylor. Demandez-leur si Malek est passée par chez eux. Et pas un mot sur l'enquête concernant leur fils.

— Elle est passée par chez eux, confirmé-je, lassé de voir mes propos si peu pris en compte.

Anderson lève une main en l'air pour intimer le silence.

— Allez-y, Harris.

— À vos ordres, répond celui-ci en se dirigeant vers l'accueil.

— Je veux venir, ajouté-je.

Je ne suis pas venu ici pour être sur le banc de touche. Je ne leur ai pas balancé mon secret, pour qu'on me dise : « merci d'être passé et maintenant au revoir. »

— C'est hors de question, crache Harris, je ne vous veux pas dans mes pattes. Contentez-vous des photos.

Helen Anderson donne raison à son lieutenant. J'ai envie d'insister, mais y renonce. J'irai sans leur demander la permission.

Je fais les cent pas sur le trottoir, marquant la neige de l'empreinte de mes bottes. Je dois, d'une façon ou d'une autre, convaincre Anderson ou Harris de l'importance de mon rôle. Je refuse d'observer passivement. C'est ma mission, ma quête personnelle. Mon destin est maintenant lié à celui de cette femme et de son enfant. Plus que je leur ai dit. Sans me laisser décourager, j'enfourche ma Triumph Bonneville, enfile mon casque et me mets en route pour rejoindre l'At Ricky's. Les conditions météorologiques m'obligent à redoubler de vigilance. Malgré le risques et l'inconfort de la pluie ou de la neige, pour rien au monde, je ne troquerais cette moto contre une voiture. Je me sens libre, invincible. Le vrombissement du moteur me procure un plaisir intense à chaque accélération. L'adrénaline coule dans mes veines quand je zigzague à toute allure. J'aime me connecter à la route, aux éléments extérieurs, sentir le danger. Contrairement aux quatre roues dans lesquelles j'éprouve une sensation d'écrasement entre ces cloisons métalliques, surprotégé du monde. Une voiture de patrouille me dépasse rapidement. Côté passager, je reconnais l'agent à la chevelure auburn. Sam Greene. Je les suis en maintenant une certaine distance.

Je me gare dans l'angle de Main Street, abandonne mon casque sur le porte-bagage, puis me dirige en direction de l'At Ricky's. Dans la rue, un tableau pliable vante les meilleurs burgers de bisons de la région tandis que sur le toit, l'un de ces imposants bœufs sauvages, une guirlande autour de son cou, salue les passants. Une odeur alléchante de grillades s'échappe à travers les fenêtres embuées. Une clochette annonce mon entrée dans le restaurant. Le lieutenant et son officier discutent avec un vieux couple. Casey se retourne et son expression s'assombrit en me voyant. Il me rejoint d'un pas hâtif et m'empoigne par le bras pour m'emmener à l'extérieur.

— Qu'est-ce que vous foutez là ?

Deux femmes passent au même moment et nous toisent en chuchotant. Casey baissa d'un ton, mais sa voix conserve une fermeté inébranlable.

— On s'était mis d'accord, bordel. Vous deviez rentrer chez vous.

— Je veux aider. Je vous serai inutile depuis mon salon, répliqué-je.

Le lieutenant braque son index devant mon visage. Le geste brusque et autoritaire, me contraint à reculer d'un pas.

— Pas maintenant. Nous sommes en pleine discussion avec des parents endeuillés. Comment pensez-vous qu'ils vont réagir si je leur présente un type qui prétend faire des rêves prémonitoires ?

— Je pensais que nous avions dépassé le stade des suppositions.

— Rentrez chez vous, Kelly.

Casey grimpe les deux marches et pose sa main sur la poignée. Remarquant que je le suis, il se retourne, abasourdi.

— Rassurez-moi, vous comprenez quand je vous parle ?

— J'ai besoin d'un petit remontant. Il fait un peu froid. J'espère que vous ne voyez pas d'inconvénient à ça ?

— Je vous préviens. Ne vous approchez pas des Taylor, sinon vous aurez affaire à moi.

Sans répondre, je pénétre dans le restaurant et une bouffée de chaleur m'accueille. L'At Ricky's incarne la simplicité avec ses tables rustiques, ses nappes à carreaux rouges et blancs, ainsi que ses chaises en bois agrémentées de pailles tressées. Un sapin nu trône dans un coin de la pièce, dans une tentative modeste de créer une atmosphère festive. À la radio, une station locale passe des chants de Noël. La douce mélodie se mêle aux murmures des clients. Difficile d'imaginer qu'une tragédie a frappé ce couple quelques semaines avant cela, dont l'histoire se murmure encore à travers les regards et les conversations discrètes des habitués.

Je m'installe à une place depuis laquelle je peux surveiller les entrées et les sorties du restaurant. Des figurines de lutins vêtus de vert agitent joyeusement leur clochette dans un petit pot de fleurs au centre de la table. À travers la vitre embuée, j'aperçois un homme et une femme en train de discuter vivement devant un vieux vidéoclub couvert de tags à moitié effacés. Depuis mon arrivée à Bellwood, je me suis tenu à l'écart de la vie locale, n'explorant que rarement les environs. Mes sorties se résument à l'achat de provisions essentielles. Attiré par la boisson, je me suis néanmoins présenté une fois devant l'At Ricky's, le soir où mon chemin a croisé celui d'Hasna Malek. Je n'ai pas franchi la porte. Je suis resté planté sur place, hésitant avant de retourner sur mes pas. Elle est sortie au même moment, si bien que j'ai failli renverser la poussette dans laquelle sa fille dormait. Mon regard a plongé dans le sien et j'ai vu une dispute, une gifle. Elle s'est excusée avant de disparaitre, les yeux rivés au sol, tandis que je suis resté là, pétrifié comme un con par ce que je venais de lire en elle, par cette fumée noire qui dansait autour de son corps.

Je m'empare d'une carte glissée dans un rondin en bois muni d'une encoche. Au menu ? Gras et sucre à volonté. Depuis combien de temps n'ai-je pas mangé ? Je l'ignore. Il m'arrive parfois de sauter plusieurs repas sans m'en rendre compte, mon appétit se retrouvant diminué par mon traitement. Mes doigts pianotent sur la table quand une femme vêtue d'un uniforme de serveuse se présente. Margaret, selon l'étiquette épinglée sur son sein. La femme qui se trouvait en compagnie de Greene et Harris lors de mon arrivée. Son sourire poli ne suffit pas à effacer cet halo turquoise qui dansent nonchalement autour d'elle.

— Bonjour, veuillez nous excuser pour l'attente. Nous avons de la visite.

Des rides creusent de profonds sillons autour de ses yeux rougis. Elle renifle et posant son regard sur les trois hommes.

— Ne vous en faites pas. Toutes mes condoléances pour votre fils.

Chacun de ses gestes témoigne de sa fragilité, comme si stelle estt sur le point de s'écrouler d'une minute à l'autre.

— Et maintenant, cette femme et son enfant. (Elle porte une main à sa bouche et étouffe un sanglot.) Je suis désolée. Vous n'êtes pas là pour vous ruiner le moral. Vous avez fait votre choix ?

Pendant un quart de seconde, j'hésite. Un homme assis au bar boit son whisky en lisant le journal. Tapie dans l'ombre, cette voix dans ma tête me pousse à céder à la tentation. Je serre les poings, la gorge sèche.

— Un café, sans sucre. Ce sera tout. Merci.

Je remarque la démarche chancelante de Margaret lorsqu'elle se dirige vers le comptoir sur lequel sont attablés son mari et les enquêteurs. Quand j'étais petit, je trouvais ces couleurs magnifiques. Rebecca, ma mère, me reprochait souvent de dévisager les gens, m'expliquant que c'était impoli, mais elle ne voyait pas ce que je voyais. Je lui ai confié, une fois, que c'étaient les couleurs qui dansent que je regardais, pas les personnes. Elle a ri, m'a dit que j'avais une sacrée imagination, et c'est là que j'ai compris. Tous ne les percevaient pas les couleurs dansantes. Au fil des ans, j'ai remarqué un pattern. Selon l'humeur de son propriétaire, l'halo changeait de nuance, alternant du rouge au bleu, en passant par le jaune. Le blanc, était la couleur accompagant le plus souvent ma mère.

J'inspire et expire longuement, tentant de chasser cette tristesse étrangère qui s'insinue en moi. Je tends l'oreille en direction de Sam et Casey, aussi bien pour écouter leur discussion que pour me focaliser sur autre chose. Les voix sont basses, discrètes, mais je perçois certains détails de la conversation. Rick reste vague, détaché, montrant peu d'intérêt vis-à-vis d'Hasna Malek ou de son enfant. Son unique préoccupation concerne Adam, son fils. Il veut savoir si un lien est possible entre les deux affaires, mais le lieutenant refuse de confirmer ni de nier. Le bruit de la cafetière masque un instant les voix. Quand le calme revient, Margaret semble plus apte à parler. Et cela agace son mari. Il n'aime pas quand sa femme colporte des ragots. Surtout si cette dernière ne prend pas la peine de baisser le ton. Tout le restaurant est désormais au courant que la pauvre disparue avait le visage meurtri et se cachait de quelqu'un.

Hasna Malek s'est donc confié à elle. Cela parait assez compréhensible. Margaret, malgré cette tristesse infinie pesant sur elle, a l'air d'être une personne avenante.

Après plusieurs minutes, la serveuse apporte ma commande accompagnée de l'addition.

— Vous n'êtes pas de la région, je me trompe ? devine-t-elle.

— Je viens de Juneau.

— L'Alaska, dit-elle d'un ton rêveur, j'ai une cousine qui y vit. Mon Dieu, elle n'est même pas au courant pour Adam.

Dans un geste délicat, j'enveloppe sa main droite dans les miennes.

— Ils trouveront bientôt le coupable. J'en suis sûr, la rassuré-je mes yeux plongés dans ceux humides de Margaret.

Pendant un bref instant, mon cœur se serre. Le visage de Margaret, quant à elle, reprend des couleurs. Je lui offre un sourire et libère ses doigts. Elle me remercie, confuse, et part à l'encontre d'un autre client. Je reste là plusieurs minutes, à contempler le tourbillon du café créé par le geste de ma cuillère. Quand les deux enquêteurs remercient le couple et quittent le restaurant, je le bois d'une traite, dépose le paiement dans une coupelle et sors à mon tour.

Un vent glacial souffle sur la ville et fouette nos visages frigorifiés. Casey se frictionne les mains et crache un nuage de vapeur.

— Alors, vous avez vu ou senti quelque chose ? me demande-t-il.

Pour un qui ne voulait pas que je vienne, je le trouve bien culotté. Je réponds par la négative. À quoi bon lui révéler que les parents d'Adam sont au fond du trou ? Ce n'est un secret pour personne. Mon regard glisse sur l'officier, le nez rougi par le froid mordant. Nous nous toisons. Ses yeux, d'un cognac profond, brillent d'une bienveillance réconfortante. Pour la première fois depuis mon arrivée à Bellwood, je ne ressens aucune hostilité. Sait-il qui je suis et pourquoi je suis là ? Son regard changera-t-il s'il l'apprend ? Pourquoi cela a-t-il son importance ? Il peut bien penser ce qu'il veut.

— Tout votre petit manège n'aura servi à rien, commente Casey, Greene, vous venez ?

J'observe le lieutenant et son officier pénétrer dans le Daily Stop, l'épicerie locale. Ils n'apprendront rien auprès de Susan Fawcett. Cette femme n'apprécie pas les étrangers et se montre peu aimable à chacune de mes visites. Alors, j'imagine mal Hasna Malek et elle en train de discuter du soleil et de la pluie.

Un endroit en particulier m'appelle. Je grimpe sur ma moto et me mets en route.

*

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