Chapitre 17
Déclinant à l'horizon, les rayons orangés caressent les pierres tombales tandis qu'un vent froid mais agréable souffle dans le parc. Ma crise de la veille a fragilisé une parcelle de mon esprit, et une flopée d'émotions m'a envahi en un instant. Je ne comprends pas la confiance aveugle de Sam. Même en ayant été confronté à l'une de mes pires facettes — celle où, déconnecté, je ne maîtrise plus rien — il persiste à croire en moi. Alors que de mon côté, j'ai depuis longtemps renoncé à me battre. J'ai laissé tomber le masque des faux sourires pour ne pas inquiéter les proches, ne pas les effrayer. Est-il à ce point naïf ?
Malgré l'insistance de Sam pour ne pas me laisser seul, je suis rentré chez moi, prétextant un coup de fatigue : les émotions, tout ça. Ce qui est le cas, dans un sens. Mais une question m'étouffe depuis cette conversation avec Sean. Qu'a-t-il voulu dire par : toi et moi, on est pareils ? Soit tout cela n'est qu'un jeu malsain dans l'unique but de se rapprocher de moi, comme il le désire tant. Soit, il y a du vrai dans ses paroles. Alors, après que Sam m'a raccompagné à mon mobile home, je me suis enfermé à double tour et ai sauté sur mon ordinateur portable. Et puis... J'ai eu la trouille de découvrir quelque chose. Et si mes mains sont bel et bien couvertes de sang ? Mais du sang de qui ? Je ne suis plus sûr de vouloir le savoir.
Je déambule depuis un quart d'heure dans le cimetière, déchiffrant les noms des tombes anciennes, parfois à l'état d'abandon avancé. Cette balade à l'heure dorée m'apaise. Ces lieux de repos éternels me fascinent depuis mon enfance. Quand je passe devant l'une d'elles, je lis les noms, les dates, et je m'imagine à quoi a pu ressembler la vie de leurs propriétaires. Étaient-ils heureux, malheureux ? On-t-ils vécu d'incroyables aventures, ou leurs histoires étaient-elles semblables à celles de leurs voisins, une vie de monsieur et madame tout le monde ? Et surtout, la grande question : comment la faucheuse s'est-elle emparée de leur âme ?
Je caresse la pierre rugueuse. Un bouquet de fleurs défraîchies décore son pied.
Adam Taylor
1997 - 2022
Adam avait vingt-cinq ans. Sa mort reste pour le moment irrésolue. Et toi, qu'as-tu à me dire ? Les griffes sont mon seul indice. Mis à part l'image d'un esprit perturbé déguisé en ours, rien ne me vient en tête. Hasna. Adam. Deux personnes décrites comme sympathiques et avenantes, découvertes sans vie à près de deux mois d'intervalle et à trois kilomètres l'une de l'autre. Stephen LeBlanc, suicidé quatre mois plus tôt. À deux mois également de l'affaire Taylor. Simple coïncidence ou véritable lien ?
— Que faites-vous ici ?
Je sursaute et me redrese en retirant les feuilles mortes collées à mon jean.
— Madame Taylor. Pardon, je ne voulais pas...
Mais aucune excuse ne me vient. Je n'ai aucune raison valable de me trouver là.
— Bah, ne vous fatiguez pas. Après tout, si vous discutez avec mon fils, cela lui fait de la visite. Il n'en a pas beaucoup.
Margaret récupère le vieux bouquet pour le remplacer par un plus frais, invitant ainsi une douce odeur de lys à se mêler à celle des sapins.
— Je ne comprends pas, poursuit-elle, Adam avait beaucoup d'amis, mais peu passent lui dire bonjour.
— Certaines personnes ne sont pas à l'aise face à la mort.
— Ce sont des excuses. Quand on aime, on fait des efforts.
Nous restons là, en silence. Je me sens soudain mal à l'aise d'empiéter ainsi sur l'intimité d'une famille endeuillée. Je n'ai pas ma place ici. Je m'apprête à rebrousser chemin quand Margaret me demande :
— Croyez-vous en une vie après la mort, monsieur... ? Pardon, je n'ai pas retenu votre nom.
— Vous pouvez m'appeler Raphael. Et pour répondre à votre question, je ne sais pas. Une partie de moi l'espère. L'optique de revoir des personnes chères à notre cœur est plutôt tentante. D'un autre côté...
J'hésite une seconde avant de poursuivre face à cette pauvre femme au bord de la rupture.
— Si l'on emporte avec nous la douleur, et par là, j'entends celle du cœur, alors je préfère faire face au néant, plutôt que de vivre une éternité de souffrance.
— Vous ne croyez pas au Paradis, au bonheur suprême et définitif ?
— Je ne crois pas au Dieu tout court.
— Puis-je vous demander pourquoi ?
— Il y a tellement de malheurs dans ce monde, de guerres, de crimes. Tellement d'horreurs... Que je demande quel genre de Dieu laisserait faire tout ça.
— Il nous a donné le libre arbitre. Nous payons l'addition au moment du jugement dernier... C'est pour ça que nous devons lui demander miséricorde pour nos péchés.
J'aimerai lui demander si elle serait capable de pardonner le meurtrier d'Adam, si celui-ci se trouvait face à elle, mais n'en fait rien. Ce serait abject.
— Des gens disent que vous travaillez avec la police. C'est vrai ?
Décidément, les nouvelles vont vites.
— En quelque sorte.
Ses yeux s'illuminent.
— Avez-vous du nouveau sur mon fils ?
Les mains enfouis dans les poches, je me balance d'un pied sur l'autre.
— Je suis désolé, madame Taylor. Je ne suis pas à proprement parler dans la police. Et même si c'était le cas, je présume que je n'aurais pas le droit de vous parler d'une affaire en cours. Et puis, notre groupe se concentre sur Hasna Malek et sa fille, pas sur votre fils.
La mine de Margaret s'assombrit. Elle me tourne le dos.
— Adam fait déjà partie des oubliés, c'est ça ?
— Ce n'est pas ce que j'ai dit. Je suis sûre qu'une autre équipe s'occupe de lui.
— Allez-vous-en, s'il vous plait. Je souhaite parler en tête-à-tête avec mon fils.
Je n'insiste pas. Tant pis pour le cimetière. J'y retournerai plus tard. Inutile d'attirer davantage l'attention en errant dans ces lieux. Remontant le col de mon manteau, je me dirige vers mon plan B : le Daily Stop. Nora Fawcett ne m'a pas fait une bonne impression depuis mon arrivée, mais maintenant, je comprends mieux l'origine de son caractère. Son fils a perdu la vie dans des conditions affreuses, et le coupable ayant disparu des radars, jamais justice n'a pu être rendue. L'absence d'alliance à son annulaire laisse supposer deux possibilités. Son mari a également passé l'arme à gauche, ou leur couple a fini par imploser, potentiellement suite à cette tragédie. Le fait qu'elle ait repris son nom de jeune fille m'incite à choisir la seconde option.
Le tintement d'une clochette fixée au-dessus de la porte annonce mon arrivée dans l'épicerie. En face de l'entrée, de gros cageots remplis de fruits et légumes sont empilés les uns sur les autres. À gauche, le rayon fait office de boulangerie ; pains, viennoiseries et pâtisseries industrielles. Derrière la caisse, Nora feuillette un magazine et lève à peine les yeux à mon passage. J'attrape un panier et me dirige au fond du magasin, cherchant la meilleure façon d'aborder le sujet. J'hésite. De quoi me mêlé-je ? Quarante ans se sont écoulés depuis l'incendie. Pourquoi venir ici et remuer le couteau dans la plaie de cette femme de quatre-vingts ans ? Et pourquoi cette affaire m'obsède-t-elle tant ? Aux yeux de tous, Nikita Pavel est le coupable. À l'époque, commettre un crime et disparaître était beaucoup plus facile que de nos jours. Certains tueurs en série ont notamment sévi dans plusieurs États avant d'être arrêtés.
Je balance des produits de première nécessité dans mon panier ; nourriture, affaires de toilette. Je passe devant le rayon alcool, m'arrête une seconde avant de le contourner. Nikita aurait pu revenir pour tuer le fils de son ex petite amie pour je ne sais quelle raison. Mais pourquoi après tout ce temps ? Et Hasna dans tout ça ?
La clochette tinte de nouveau.
— Salut, Jake.
Un habitué. Ce chanceux a eu l'honneur d'entendre la voix enjouée de Nora. Puis le prénom me frappe : Jake. L'ex de Sam ? Curieux, je jette un œil. Encore lui. Ce grand blond, sorti en trombe du bureau de la capitaine et présent sur les lieux où la voiture d'Hasna a été repêchée. Sam a visiblement de bons goûts en matière d'homme. Avec sa carrure de militaire, sa mâchoire affûtée et ombrée d'une fine barbe, ce Jake est plutôt pas mal. Il réalise que je le reluque et s'avance en ma direction, tandis que je pose mon attention sur des conserves premier prix. Enveloppé de l'air frais du dehors, son arrivée me procure un frisson glacial. J'observe ses mains puissantes aux veines gonflées s'emparer de boîtes de légumes. Un manuel. Le blond remarque une seconde fois l'intérêt que je lui porte. Ses yeux descendent sur mes bottes de moto.
— Il est à vous le bolide garé devant ? demande Jake.
J'acquiesce.
— Jolie couleur. Elle monte jusqu'à combien ?
— Je suis déjà allé au-delà de 190.
Il siffle. Un sourire aux dents parfaitement alignées s'étire sur ses lèvres, creusant une fossette sur sa joue gauche. Un point pour toi. Je comprends de mieux en mieux ce qui, chez lui, a pu attirer Sam. Le blond se rapproche et me dévisagea de haut en bas. Puis, il leva la main en l'air, comme pour remettre de l'ordre dans ses idées.
— On s'est déjà vu, non ?
— Au commissariat, réponds-je.
— Mmm... Oui, vous avez sans doute raison. J'y traine assez souvent. La capitaine est ma sœur. Quel crime avez-vous commis, plaisante-t-il, excès de vitesse ? Ne me mentez pas. Je connais toute l'équipe. Si vous étiez flics, je le saurais.
Son regard franc me déstabilise.
— Non, c'est... Je suis une sorte de... consultant.
Son visage s'illumine.
— Oh, je vois. Comme Patrick Jane ?
— Patrick Jane ?
Jake porte une main à son cœur comme si une flèche venait de le transpercer.
— Patrick Jane, le mentaliste ! La série ?
Je secoue la tête.
— Je ne regarde pas la télé. Mais non. Je ne suis pas mentaliste.
Il fait un pas en avant. J'en fais un en arrière. Ce type empiète un peu trop sur mon espace personnel.
— Alors, vous êtes quoi, monsieur le consultant ?
Je laisse sa question sans réponse. Je n'ai aucune idée de ce que je suis.
— Je vois, rétorque Jake, face au silence. Classé top secret, c'est ça ? (Il tend une main franche.) Je m'appelle Jake. Jake Anderson.
— Raphael. Désolé, j'ai les mains prises, m'excusé-je en désignant mon panier.
Bien loin de le vexer, la pique le fait une nouvelle fois sourire. Il vérifie l'heure sur sa montre.
— Bien, je dois filer. Au plaisir, Raphael.
Il m'envoie un clin d'œil et s'en va en direction de la caisse. Je le regarde s'éloigner. Une fois Jake parti, je me dirige à mon tour vers Nora Fawcett.
— Bonsoir, marmonne-t-elle dans sa mauvaise humeur habituelle.
Je me demande combien de temps dois-je rester vivre ici pour avoir droit ne serait-ce qu'à un rictus de sa part. Elle passe les articles un à un. Je sais comment je vais aborder le sujet.
— 20 dollars et 54 cents, annonce-t-elle.
Je règle par carte, puis me lance :
— Madame Fawcett, pardonnez mon indiscrétion, mais j'aimerais vous poser quelques questions sur Robert et l'incendie ?
Elle lève sur moi un regard sévère. Et je suis soudain pris d'un doute.
— Que voulez-vous ?
— Je suis détective privé. La famille Blair m'a engagé pour tenter de résoudre cette affaire.
Intriguée, elle laisse tomber son magazine.
— Pourquoi Nicole et Michael, vous auraient engagé ? L'affaire est déjà résolue. Nikita a mis le feu. Tout le monde le sait.
— Il reste des zones d'ombres à éclaircir. Comme la raison pour laquelle Pavel aurait décidé de tuer ses amis. Vous n'aurez pas une petite idée ?
— Pour un privé, vous êtes bien médiocre. Faites vos recherches. J'ai répondu à la police à l'époque. Ces quatre garçons étaient comme les doigts de la main. Inséparables. Je ne sais pas quelle mouche l'a piqué. Et nous ne le saurons sans doute jamais, puisqu'il s'est enfui. Peut-être qu'il était givré, c'est tout.
— Vous dites les quatre garçons ? Aaron Crawford ne faisait pas partie de leur bande ? Pourtant, la fête a eu lieu au chalet de ses parents.
— Non. Au contraire. Ils l'embêtaient parfois. Il est un peu... Dérangé, explique-t-elle en pointant son crane du doigt.
— Ces brimades auraient pu le pousser à se venger ?
Nora secoue la tête et retire ses lunettes.
— Impossible. Aaron était certes différent, mais pas méchant. Et il était avec moi ce soir-là. Enfin, quelques minutes. Il voulait acheter de l'alcool. Je savais que les garçons l'avaient envoyé pour se débarrasser de lui. Il était mineur. Je l'ai renvoyé d'où il venait. Entre-temps, les flammes avaient dévoré le chalet et mon fils avec. En plus, Aaron a certifié avoir vu Nikita s'enfoncer dans les bois. Que vous faut-il de plus ? S'il était innocent, pourquoi fuir pendant tout ce temps ?
Ses yeux plongent dans les miens et une vague de tristesse mêlée une colère tenace me submerge. Je déglutis.
— Je suis désolé de raviver votre peine.
— Elle n'est jamais partie. On apprend à vivre avec.
— Les Pavel n'ont jamais eu aucune nouvelle de leur fils ? Depuis toutes ces années ?
— La police les a surveillés pendant des semaines. Mais ça n'a rien donné. La ville a été très dure avec eux. Peut-être un peu trop. Moi y compris. Je le regrette parfois. Les Pavel étaient nos amis. Dans un sens, eux aussi, ont perdu un fils ce soir-là. Mais nous voulions des réponses quant à la mort de nos enfants. Ils n'ont pas supporté que nous leur tournions le dos et ils sont partis du jour en lendemain. À part Boris, son frère, mais il ne quitte pas beaucoup son terrain. J'ignore si Nikita est réapparu depuis. Il aurait cinquante-sept ans aujourd'hui. Je ne sais pas si je serai capable de le reconnaître. Ça fait tellement longtemps. Si quelqu'un est au courant de quoi que ce soit, ce serait sans doute son frère. Il vit dans une maison à l'écart de la ville, cherchez dans l'annuaire.
*
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