Chapitre 13
— Vous devez m'aider, supplié-je, assis sur le ponton. Sans vous, je ne peux rien faire.
Près d'une semaine s'est écoulée, et aucun rêve ni message de la part d'Hasna ne m'est parvenu. Je scrute la vaste étendue d'eau, observant les bulles formées à la surface, seuls signes de vie dans les profondeurs du lac. Au loin, les corbeaux signalent ma présence. Confronté au silence radio de la police, je me sens démuni, sans valeur pour les investigations. L'intérêt des enquêteurs à mon égard diminue de jour en jour, je m'en doute. Je ne leur apporte plus rien. Ni la voiture, ni le corps, ni les effets personnels ne livrent le moindre indice. Aucun son. Aucune image. J'ai même repoussé mes limites pour avaler mon traitement, mais les preuves restent muettes.
Je me relève en époussetant mon pantalon et scrute le mémorial en granit, érigé juste en face du ponton. Quarante-et-un ans plus tôt, à cet emplacement exact, un chalet a pris feu, emportant avec lui la vie de trois adolescents. Quarante-et-un ans plus tard, une femme meurt à ses pieds, noyée. Le feu et l'eau. Deux éléments que tout oppose, unis par un destin tragique. D'une certaine façon, je trouve la situation ironique.
Je m'avance sur le bois quand l'une des planches cède sous mon poids. L'immersion soudaine dans cette eau glacée me coupe le souffle. Mes jambes battent dans le vide. Mes muscles se raidissent. Je jaillis à la surface, inspire, puis coule à nouveau. Mes pieds touchent le fond. Une branche s'entortille autour de ma cheville. Je me débats pour me libérer et me propulse vers le haut. Les bras tendus, je m'agrippe à une planche fendue en deux. Le bois craque. Le lac m'engloutit. Dans ma poitrine, mon cœur sonne l'alerte. Je répète l'opération, puisant dans mes forces, et parviens enfin à m'extirper de l'étreinte du lac, les vêtements imbibés d'eau. Je m'effondre sur le ponton, transi par le froid, et expulse l'eau de mes poumons. Je roule sur le dos, le regard levé vers le ciel. Pendant un quart de seconde, je doute de la réalité. Me suis-je vraiment rendu sur la rive cet après-midi ? Ou est-ce l'une de ces visions éveillées, si réalistes, comme au motel ? Je ne souhaite pas attendre la mort pour le découvrir.
Cachés derrière les branches épineuses, les corbeaux se moquent de moi. Je glisse sur le ventre et remarque des initiales gravées sur le bois : R. MC., N. P., J. N., A. B. De nouveau, j'étudie le granit. R. MC... Robert McGreight ? Les suivants doivent être Jimmy Novak et Anthony Blaire. Les trois jeunes victimes de l'incendie, et N. P... Serait-ce Nikita Pavel, le garçon de l'affiche ? J'y réfléchirai plus tard. Mon objectif immédiat est de me réchauffer avant que le froid m'emporte. Hors de question de mourir gelé ici. Je sors mon téléphone de la poche de mon cuir, dont l'imperméabilité a réduit les dégâts. Mes doigts, mouvant au ralenti, peinent avec l'écran tactile défectueux, m'obligeant à m'y prendre à plusieurs reprises. Après plusieurs essais, je compose le premier numéro qui me vient à l'esprit. Deux sonneries. Il décroche.
La porte du Beaver s'ouvre à la volée sur Sam. Pourquoi l'ai-je contacté, lui, plutôt qu'Harris ? Simplement parce que le lieutenant aurait saisi cette occasion pour me tomber dessus encore une fois. Cinq minutes après avoir raccroché, Oswald m'a trouvé étendu sur le ponton, incapable de bouger. Sam se précipite vers le fauteuil sur lequel je me suis réfugié, une simple couverture sur le dos et les cheveux chargés de givre. Il s'agenouille face à moi.
— Tes lèvres sont bleues, remarque-t-il.
Sam se tourne sur Beaver, le regard furieux.
— Vous ne pouviez pas lui fournir des changes ?
Oswald lève les deux mains en l'air.
— Je n'ai rien à sa taille, se défend-il, c'est un petit gabarit.
— On s'en moque de sa taille. Merde, c'est pas un défilé ! Je vous ai demandé de le réchauffer. Des vêtements secs, c'est trop vous demander ? Heureusement que j'y ai pensé. Déjà que vous n'êtes pas foutu de réparer votre saleté de chaudière.
— S-Sam... gémis-je.
— Eh oh, maugréé Oswald, je ne vous laisserai pas m'insulter sous mon toit. J'ai dû quitter mon poste pour récupérer votre copain en pleine journée de travail. Qu'est-ce qu'il lui a pris d'aller piquer une tête dans le lac, par un temps pareil ? Il est complétement marteau !
— Sam, répété-je en renfermant mes doigts autour de son poignet et commençant à saturer de tous ces cris.
Il serre les dents puis demande les clés d'une chambre. Oswald contourne le comptoir, attrape celle de la 1 et, sans un mot, les jette au-dessus du pin. Sam les attrape en plein vol et récupère son sac de sport. Il m'aide à me relever, m'entraîne dans la première chambre — qui n'a rien à envier à celle que j'ai déjà visitée — et m'installe sur le lit. Il fouille à l'intérieur de son bagage et sort des survêtements bleu marine brodés : Bellwood Police Department.
— Tiens, tu dois te changer sinon tu n'arriveras jamais à te réchauffer. C'est ma tenue de sport alors ça risque d'être un peu grand, mais ça fera l'affaire jusque chez toi. Tu as besoin d'aide ?
Incapable d'articuler un mot, je hoche la tête convulsivement. Sam retire la couverture de mon dos et fait glisser mon pull qui me colle à la peau. Frigorifié, j'entoure mon torse de mes bras. Mes dents claquent les unes contre les autres tandis que ma poitrine se soulève et s'abaisse rapidement. Sam frictionne le plaid contre mon corps secoué de spasmes, mais son regard ambré s'attarde sur les cicatrices zébrant ma peau rougie. Je décèle un changement subtil dans ses yeux. Ce n'est pas de la gêne ni du dégoût, mais une profonde tristesse. Je baisse les bras pour recouvrir ces anciennes scarifications. Sam détourne le regard et pose deux doigts sur mon cou.
— Comment tu te sens ? J'aimerais quand même t'emmener à l'hôpital. Au cas où.
— N-Non. Pas... Pas l'hôpital.
— Raphael, tu es tombé dans une eau glacée, insiste-t-il, en s'asseyant à mes côtés. C'est déjà une chance que tu ne t'es pas assommé. Ils vont juste vérifier tes constantes. Comme ça, tu m'as l'air d'aller bien en vue des circonstances. Ton pouls est certes un peu rapide et tu ne présentes pas d'état de confusion apparente, mais j'aimerais quand même m'assurer que tout va bien.
— Sam, non, imploré-je, je vais. Je t'assure.
Des coups résonnent contre la porte et Oswald l'ouvre sans y avoir été invité. Ce dernier se pencha dans la chambre, nous dévisageant Sam et moi.
— J'ai besoin que vous libériez cette chambre maintenant.
Sam se lève de toute sa stature, et place son bras dans l'embrasure.
— Vous permettez ? Mon ami ici a frôlé l'hypothermie. Il vous en reste neuf de libres et je ne pense pas qu'un bus va s'arrêter dans les cinq minutes.
Beaver se décale pour regarder à l'intérieur. Sam l'imite, lui bouchant ainsi la vue.
— De quoi avez-vous peur, Oswald ?
— Me gâchez pas les draps avec toute cette flotte.
— Ne vous inquiétez pas.
— Vous avez cinq minutes.
— C'est ça.
Sam claque la porte en la verrouillant.
— Connard.
— Vous n'avez pas l'air de vous apprécier tous les deux, commenté-je en enfilant le sweat de rechange, légèrement revigoré.
— Et c'est un euphémisme. Je mettrai ma main à couper qu'il nous espionne depuis qu'on a franchi le seuil de son taudis.
— Pourquoi il ferait ça ?
Il s'appuie sur une petite table en face du lit et libéra son malaise dans un soupir audible.
— Ce vieil homme a peur des gens comme moi.
— Pff, quoi des flics ?
— Non, rit-il, quand j'avais dix-sept ans, Oswald m'a surpris dans son motel avec... avec un homme. Jake avait loué la chambre, il était légèrement plus vieux que moi. Je l'ai rejoint plus tard, mais on a fait l'erreur de sortir en même temps. Oswald nous a surpris en train de nous embrasser. Il connaissait mon père. Je veux dire... tout le monde se connait ici. Il ne lui a pas fallu longtemps pour lui informer que son fils était gay.
— Ce vieux con t'a balancé ? m'exclamé-je.
— Et pas qu'un peu. Monsieur, je me mêle pas de la vie de mes clients, à la langue bien pendue.
— Comment l'a pris ton père ?
— Mes parents étaient de fervents croyants. Ils le sont toujours. J'étais terrorisé à l'idée de le leur annoncer, mais en fin de compte, ça s'est plutôt bien passé. Ils étaient davantage inquiets pour moi. Dans une petite ville reculée comme Bellwood, les esprits peuvent être fermés. La preuve en est. Mais pour être honnête, à part Oswald et deux ou trois arriérés, je n'ai eu aucun problème. Mes parents et ma sœur m'ont toujours soutenu.
Peut-être Sam a-t-il lu quelque chose dans mon regard, car il demande :
— Il te reste de la famille en Alaska ou ailleurs ?
— Des cousins au Canada du côté de ma mère. Côté paternel, ils habitent en Irlande. Je ne les ai jamais rencontrés.
Il se gratte la nuque.
— Et ton père, il est...
— En prison. Il pourra faire une demande de libération conditionnelle d'ici à deux ans.
— Tu lui rends visite ?
— Jamais. Je l'ai vu pour la dernière fois au tribunal, il y a plus de vingt ans. Il tente parfois de me joindre par téléphone, mais je ne réponds pas.
Sam désigne le pantalon.
— Bien... Je te laisse t'habiller. Je serais à côté si besoin.
Il me décoche un clin d'œil et glisse dans la salle de bain.
— Au fait, tu fabriquais quoi au lac, s'enquiert-il après un silence. Le site est toujours interdit d'accès aux civils.
J'ôte mon jean pour enfier le pantalon en molleton de Sam. Celui-ci tombe lâchement sur mes hanches, nécessitant plusieurs nœuds pour l'ajuster.
— Je ne suis pas n'importe quel voyeur, répliqué-je.
— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Tu n'as pas l'autorisation de circuler librement là-bas. Toi ou un autre. C'est la loi.
Je me laisse tomber sur le matelas.
— Je voulais me rendre utile. Je n'ai plus aucune nouvelle de vous depuis des jours. Je me suis senti abandonné par vous, par Hasna.
— Personne ne t'a abandonné, Raphael. En ce moment, on épluche les sites internet, les factures, les relevés téléphoniques. Une enquête, ce n'est pas que du terrain. En vérité, c'est principalement de la paperasse. Rien d'intéressant. Et, à moins que tu aies eu de nouvelles informations, on a décidé de te laisser un peu tranquille.
— C'est bon.
En retournant dans la chambre, un sourire franc se dessine sur les lèvres de Sam.
— Maintenant, tu ressembles à un vrai flic.
— Pas sûr que je le prenne comme un compliment. Dis-moi. Est-ce que le nom de Nikita Pavel t'est familier ?
Adossé contre le mur, Sam parait réfléchir.
— Non, ça devrait ?
— J'ai eu une vision, il y a plusieurs jours en sortant de chez Ricky. Un avis de disparition était scotché sur un lampadaire sur la rue principale. Il était au nom de Nikita Pavel et datait de 1981. Au lac, j'ai remarqué d'anciennes gravures sur le ponton. Des initiales qui correspondaient aux jeunes morts dans l'incendie. Et ce N.P.
— Maintenant, ça me revient. C'est cet ado qu'on a accusé d'avoir déclenché l'incendie.
— Il n'est jamais réapparu ?
— Je n'étais pas né en 81, mais de ce que je sais ; non.
— Qu'est-ce qui prouve que c'est bien lui le coupable ?
— Un témoin, je crois. Si tu veux, je peux demander plus d'information à mon père. Cette affaire l'a beaucoup marqué.
— Inutile de le déranger avec ça.
— Pourquoi cette histoire vieille de quarante ans referait-elle soudain surface ? interrogea Sam, intrigué.
Je me lève, les bras croisés contre mon torse, et me dirige vers la fenêtre. Les yeux rivés sur la forêt enneigée, je ne peux empêcher mon esprit de tricoter des hypothèses.
— Peut-être qu'elle n'est pas terminée.
*
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