Chapitre 10
Les forces de l'ordre, épaulées des habitants, ratissaient les bois depuis deux jours quand des traces de pneus correspondant au modèle utilisé par Hasna, ont finalement été repérée aux abords du lac Kangi1, baptisé ainsi en raison de l'importante population de corbeaux dans la forêt. Des plongeurs de la brigade fluviale ont été dépêchés sur les lieux et un GMC gris a été découvert gisant dans la vase. Dès lors, un dispositif complet a été mis en place pour extraire le véhicule submergé. L'équipe de sauvetage sous-marine, munie de câbles solides, tente en ce moment même de relier l'épave au camion de remorquage tandis que des techniciens de la scientifique patientent, abrités sous une tonnelle blanche dressée à proximité de la berge, prêts à examiner la moindre preuve.
Tous les regards sont rivés sur cette opération délicate, dans l'espoir d'obtenir enfin un début de réponse. Assis dans une voiture de patrouille, les jambes à l'extérieur, je garde les yeux fixés sur le lac dont la surface danse avec une brume spectrale. Hasna repose là-dessous, dans ce cercueil aqueux. Est-ce le message que le motel à tenté de me transmettre ? Cette odeur de vase. L'eau s'infiltrant dans mes poumons... Une vague de culpabilité s'immisce en moi. Quel con ! J'ai préféré fuir loin de cette maudite chambre, plutôt que de décrypter ce qu'elle essayait de me dire. Mes doigts s'agrippent au tube de buprénorphine, enfoui dans ma poche. Je le transporte toujours sur moi dans mes déplacements, anticipant tout imprévu. J'ignore combien de temps, nous allons rester ici, à guetter la mort.
Le chant lugubre des corbeaux résonne au loin, mêlé au crissement des pas des agents sur le sol gelé. Perchés sur les branches, les charognards observent tout ce petit monde s'agiter en contrebas d'un œil attentif, dans l'attente peut-être, d'une carcasse à grignoter. Helen Anderson aussi a fait le déplacement. Elle s'entretient avec le lieutenant Harris, les bras fermement croisés sous sa poitrine, lançant de temps à autre des regards furtifs en direction de l'armada de journalistes et de curieux à l'affut, avides de satisfaire leur intérêt morbide. Quand on s'y attend le moins, le flash intense des appareils photo perce l'obscurité du petit matin. Les rumeurs se répandent comme une traînée de poudre à Bellwood. L'aube pointe à peine à l'horizon et la triste nouvelle infecte déjà toutes les conversations. Parmi les badauds, je reconnais la mine renfrognée d'Oswald Beaver. Son motel se trouve à moins de trois kilomètres du point d'eau. Craint-il que cette histoire sordide chasse sa clientèle, ou espère-t-il secrètement qu'un fait divers comme celui-ci attire du nouveau monde ?
Les reporters tentent parfois d'interpeller les agents pour récupérer la moindre information à inclure dans leurs articles. Malgré les mises en garde répétées, l'un d'eux essaie de passer sous les rubans de délimitation et alpague l'officier Coffin. Le flic attrape le journaliste par le colbac pour le repousser vigoureusement de l'autre côté de la ligne, manquant de le faire chuter dans la boue. Incapable de rester assis plus longtemps, je fais les cent pas, les mains enfoncées dans les poches de mon pantalon et le regard braqué sur mes bottes couvertes de terre. L'air chargé de frimas me pique la peau. Les frères et sœurs Greene discutent à l'écart, appuyés sur un tronc renversé. La jeune femme exhibe ses dents et je peux presque l'entendre rire. Je me surprends à envier sa capacité à sourire dans une telle situation.
Je cherche le lieutenant, mais ne le trouve plus. Des ombres ondulent sur les rideaux de la tonnelle et j'en conclus qu'il doit s'entretenir avec la scientifique. Je m'éloigne de la scène de crime et mon attention se pose sur un mémorial en granit dévoré par le lichen. Je m'approche de la roche et arrache la mousse pour dévoiler une tranche de l'histoire de Bellwood.
À nos enfants,
Robert T. McGreight 1965 - 1981
Jimmy Novak 1964 - 1981
Anthony S. Blair 1965 - 1981
Je caresse la pierre rugueuse et un détail éveille ma curiosité. 1981. La même date figurait sur cet avis de disparition concernant cet adolescent, Nikita Pavel.
— Kelly, résonne une voix dans mon dos.
C'est le lieutenant Harris, emmitouflé dans une épaisse parka. Il indique le lac du menton.
— Vous pensez que Malek est là-dessous ?
Je hoche la tête.
— Je crois qu'elle a essayé de me le dire.
Il me regarde avec de grands yeux.
— Je suis allé au Beaver vendredi, avoué-je, j'ai eu une vision dans laquelle je me noyais. L'eau avait la même odeur.
Casey s'approche d'un pas menaçant, m'obligeant à reculer contre le granit.
— Je suis au courant pour votre petite escapade. Oswald Beaver nous a fait part d'un individu étrange qui rôdait autour de son motel.
— Je ne rôdais pas.
— Soit. J'ai laissé passer. J'avais d'autres chats à fouetter. J'ai pensé que si vous aviez découvert quelque chose, vous nous l'auriez partagé comme nous vous l'avions expressément demandé. Or, j'apprends tout le contraire. Vous vous foutez de nous ? Putain de merde, Kelly, c'est quoi votre problème ? Pourquoi vous ne nous avez rien dit ? Vous avez signé un contrat !
— Je n'avais pas trouvé de liens directs avec Hasna, balbutié-je, dans cette vision, je me noyais dans le lavabo de la chambre, pas dans un lac ! Rien ne nous faisait penser qu'elle aurait pu...
— Et bien, c'est à ça que vous servez, crétin ! À ouvrir le champ des possibilités. Nous ne vous demandons pas de créer des liens. Ça, c'est notre boulot, merde !
— Je suis désolé.
Les mains sur les hanches, Casey soupire et après plusieurs secondes, reprend calmement.
— Gardez vos excuses. Ça ne l'aurait pas sauvée... Un détail que nous devrions savoir sur cette vision ?
Je réfléchis un instant, mais réponds par la négative.
— Votre tempe, ça va mieux ?.
— Je m'en remettrai.
— J'espère que la prochaine fois, vous parviendrez à canaliser vos émotions. Elles ne doivent pas empiéter sur notre affaire.
— Je sais tout ça. Votre officier m'a déjà fait la morale.
Il m'empoigne par le bras.
— Je suis sérieux, Kelly. J'ai lu votre casier.
— Je vois que la confiance règne, répliqué-je.
— Je n'en avais pas envie, mais vous m'y avez obligé. Vous êtes plutôt du genre bagarreur. Vous avez même éborgné ce gamin en 2005.
Je serre les dents et me dégage de son emprise.
— J'étais un gamin, moi aussi. Et c'était il y a longtemps. J'ai payé ma dette !
— On dirait que ça n'a pas suffi. Puisque vous avez pété une durite dans mon bureau. Bowman a voulu porter plainte. Heureusement pour vous et surtout pour nous, j'ai réussi à l'en dissuader. Je suis responsable de vous dans cette histoire. Si vous merdez, c'est moi qui paie les pots cassés. Alors, tenez-vous à carreau.
— Ça ne se reproduira plus.
— Je l'espère. Sinon, don ou pas. Je vous fous dehors. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Oui.
— Oui qui ?
— Oui, lieutenant. D'ailleurs votre Beaver, il est là, ajouté-je en désignant le concerné.
— Comme la moitié de la ville. Regardez autour de vous. Il y a sans doute un cadavre là-dessous, alors évidemment les gens viennent voir. Mais je vous préviens, ne vous avisez surtout pas à aller lui causer. Vous restez à votre place, compris ?
— Compris... Lieutenant.
Casey balaie la forêt du regard. Une brume insaisissable se faufile entre les branches.
— Bien. Ne vous éloignez pas trop. On ignore encore ce qui rôde dans ces bois. Et évitez de tourner en rond. Déjà que toute la ville a rappliqué, ce sera un miracle si l'on met le doigt sur une empreinte de pas exploitable.
Aux aguets, le lieutenant Harris retourne auprès des techniciens affairés dans leurs tâches complexes. En parallèle, Anderson quitte les lieux. Lorsqu'elle franchit les balises de délimitation, une nuée de journalistes l'aborde, micros et caméras tendus. Au cœur de cette marée humaine, elle s'immobilise et enlaçe un homme. Un grand blond. Je ne l'identifie pas immédiatement, mais c'est bien lui : le type avec qui Helen s'est disputée au commissariat, le jour où je suis venu déclarer le meurtre de Hasna. La capitaine ignore les demandes pressantes des reporters et tous les deux partent ensemble. Une conférence de presse se tiendra au moment voulu, a-t-elle annoncé hier.
Je contemple les pins figés dans le gel. Une angoisse diffuse s'insinue dans mes veines, alimentée par les nombreuses légendes qui entourent les lieux. L'histoire de ce guerrier qui se métamorphoserait en ours pour punir les explorateurs s'aventurant trop sur ses terres me hante. Dans ma région natale, les mythes évoquent plutôt le sasquatch, une créature velue à l'apparence humanoïde qui hante les forêts profondes. Le cou rentré dans les épaules, je rejoins les Greene, assis sur un arbre à une dizaine de mètres du lac.
— Ton œil a l'air d'aller mieux, on dirait, remarque Sam.
Je hausse les épaules et m'assis à ses côtés.
— T'es pas un grand parleur, toi. Je me trompe ?
— Je dis ce que j'ai à dire, le reste n'est que superflu.
Je désigne le mémorial et lui en demande l'origine. Chloe assène un coup de coude à son frère.
— Papa avait été appelé sur les lieux, tu te souviens ? Il nous en a souvent parlé quand on était petits. C'était une sacrée affaire à l'époque.
— Votre père était aussi dans la police ? m'enquiers-je.
— Pompier, corrige Sam, plusieurs ados sont morts dans les années 80, pendant une fête qui aurait dégénéré. Un autre a été porté disparu. Dans mes souvenirs, c'est lui qu'on a accusé d'avoir incendié le chalet.
Un nom me vient en tête.
— L'ado disparu, il...
Soudain, une effervescence contagieuse parcourt le groupe lorsque le remorqueur met en marche ses moteurs, rompant le silence pesant qui régnait jusqu'alors. Les vibrations de la machinerie résonnent dans l'air et alimentent l'anticipation générale. Petit à petit, telle une créature marine, une voiture couverte d'algues émerge des profondeurs sombres du lac. Les Greene se lèvent d'un même mouvement et se dirigent vers la berge, leurs yeux pétillants d'excitation et d'inquiétude. Je m'apprête à les suivre, quand la main ferme de Sam se plaque sur mon ventre. Il l'ôte aussitôt en lisant le malaise sur mon visage et s'explique.
— Vaut mieux que tu restes à l'écart. S'il y a un corps, ça risque de pas être beau.
— Ce ne sera pas mon premier, rétorqué-je en le dépassant.
Je m'avance en direction de la voiture. Les enjoliveurs jadis brillants sont désormais ternes et mordus par la rouille. Une vase épaisse forme sur les fenêtres une barrière impénétrable, empêchant les regards curieux de s'aventurer à l'intérieur de l'habitacle. L'expert en criminalistique se penche avec précaution pour photographier l'épave sous tous les angles. Son objectif capture les moindres détails : un phare brisé, une rayure discrète sur l'aile gauche. Rien n'échappe à son œil aiguisé. Quand celui-ci a fini, le lieutenant, d'une main gantée, ouvre la porte côté conducteur, libérant un flot malodorant : un mélange âcre de moisissure et d'eau croupie qui s'accroche à la gorge. Sur le siège passager, une nacelle vide trône. Casey Harris se penche à l'intérieur et déniche une bombe au poivre sur le tapis. Face au spray anti-agression, que j'ai mentionné dans mon procès-verbal, je fixe l'objet avant de voir le lieutenant se remettre dans ses recherches, mettant la main sur des papiers imbibés dans la boîte à gants. Rien à l'arrière. Aucun corps. Harris se redresse et croise une nouvelle fois mon regard.
— Ouvrez le coffre ! ordonne-t-il avec empressement.
Sam enfile une paire de gants en latex et s'en charge, prêt à affronter l'horreur qu'il pourrait dissimuler. Sa sœur observe avec appréhension, tandis que je retiens mon souffle. Harris contourne le véhicule et rejoint ses agents. Le couvercle métallique grince à sa charnière rouillée, et une cascade verdâtre se déverse sur leurs pieds. Le triste contenu éclate au grand jour, plongeant les témoins et la forêt dans un silence horrifié. Des effluves écœurants de putréfaction s'élèvent dans l'air, saturant les narines de tous. Les Greene reculent d'un pas, leurs visages reflétant un dégoût profond devant l'atroce découverte. Chloe, incapable de se retenir plus longtemps, se précipite entre deux arbres et vomit, plusieurs jets de bile giclant d'entre ses fines lèvres roses. Sam, les yeux rivés sur l'effroi, masque son nez avec son coude pour échapper aux relents insupportables, tandis que je n'ose plus bouger. Un seul mot sort de la bouche du lieutenant.
— Merde.
Là, recroquevillée sur elle-même, git Hasna Malek.
1Kangi : Corbeau en Lakota (Sioux)
*
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