Chapitre 1
Elle est morte. Depuis mon réveil, ces mots me hantent. Elle est morte. Elle est morte. Elle est morte.
Le cliquetis d'une vieille horloge suspendue sur un mur décrépit résonne de manière obsédante dans la salle d'attente. Depuis combien de temps patienté-je, assis là, sur une chaise inconfortable ? Une demi-heure ? Peut-être plus. Peut-être moins. J'hésite à faire demi-tour, me lever pour foutre le camp de ce trou à rats. Mon histoire va paraître délirante. Personne ne m'a jamais pris au sérieux jusqu'ici. Pourquoi cela changerait-il maintenant ? Tout ce que je vais gagner c'est être catalogué comme le taré du village, encore une fois. Si j'ai débarqué à Bellwood, ce bled paumé au milieu de nulle part trois semaines plus tôt, c'est avant tout pour prendre un nouveau départ, tirer un trait sur ma vie d'avant. Non pour m'immiscer dans ce qui ne me regarde pas. Cette femme est morte, et alors ? Ce ne sont pas mes affaires... Je me mens à moi-même. C'est devenu mon problème à la seconde où mes yeux se sont posés sur elle et sa fille.
Un silence pesant règne, rompu par le claquement occasionnel des bottes des flics et le grésillement des néons. Pour passer le temps, je tente de déchiffrer quels messages se cachent dans les tatouages d'une agente au crâne rasé, assise derrière le comptoir de l'accueil. Une allure peu conventionnelle dans le cadre d'un commissariat. Deux bois dépassent de son col roulé pour remonter le long de son cou, me faisant penser à un cerf.
Mes doigts pianotant sur ma cuisse, je m'attarde sur chaque détail de la pièce. Le drapeau des États-Unis est fièrement exhibé au-dessus d'une fontaine à eau à moitié vide. Sur le blason de la ville, un ours déambule dans une forêt avec en arrière-plan le mont Spencer couvert de pins enneigés. Des affiches de préventions contre les drogues, les conduites à risques ou les violences conjugales conseillent aux personnes concernées par ces fléaux de contacter des numéros inscrits en chiffres rouges. Je baisse les yeux sur mes mains. Elles tremblent. Je ne m'en suis pas rendu compte. Pendant une fraction de seconde, elles se couvrent d'un liquide écarlate et visqueux. Je me penche en avant le front posé sur mes poings.
Tout ça est dans ta tête. Tout ça est dans ta tête. Tout va bien.
Ma jambe sautille sur le linoléum. Derrière son comptoir en pins, la tatouée lève les yeux de son clavier et toussote.
— Le lieutenant Harris va bientôt vous recevoir, annonce-t-elle d'une voix douce, mais teinté d'agacement.
Je m'excuse, et essaye de réprimer mes tremblements. Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je condamné à vivre avec cette anomalie ? Ce n'est pas un don, mais une malédiction. Qui et pourquoi m'a-t-on choisi ? Je ne suis pas assez fort, ne l'ai jamais été. Je m'efforce de réduire le débit de mon cœur — inspirer, retenir, expirer — comme mon psychiatre me l'a appris. J'abandonne après deux minutes. Ces histoires de méditation sont des conneries. Y a-t-il vraiment des gens pour qui ça fonctionne ? Pas chez moi en tout cas. Cela crée même l'effet inverse. Au lieu de m'apaiser, l'introspection me renvoie dans des souvenirs que je tente par tous les moyens d'éliminer. Je ne vois que le sang, n'entends que le fracas du tonnerre. Encore et toujours.
Les minutes s'égrènent. J'examine l'horloge. Les chiffres se confondent. Les aiguilles dansent de manière hypnotique. Le tic-tac ininterrompu pénètre dans mes oreilles pour me bouffer les tympans. Les murs, le sol et le plafond se rapprochent lentement, prêts à m'écraser. Je cille. Mon pouls accélère la cadence. Et si, au lieu de se préparer à me recevoir, ces flics ont prévenu les blouses blanches ? Je ne veux pas être enfermé. Pas une nouvelle fois. Ma main moite se place dans le creux de mon cou et rencontre Saint-Joseph, protecteur des familles. Une médaille offerte par ma mère des années plus tôt. Je m'accroche à ce pendentif comme à une bouée de sauvetage pour ne pas sombrer. Pas maintenant. Cela jouerait en ma défaveur.
Un brouhaha soudain m'extirpe de mes pensées. Un grand blond sort en trombe d'un bureau, le visage cramoisi. « Capitaine Helen Anderson » est gravé en lettre d'or sur le bois. L'homme brandit un doigt accusateur sous le nez d'une femme vêtue d'un tailleur prune. Malgré les menaces, celle-ci reste impassible, la tête haute et le regard fier. Il ne l'effraie pas. Ce courage ne vient ni de la sécurité du commissariat ni de la présence de policiers prêts à intervenir en cas de danger. Non. Elle semble convaincue que cet homme ne franchira pas la barrière des mots. La tatouée relève la tête pour observer la dispute, mais n'a aucune réaction particulière, si n'est un simple haussement de sourcil. Ce genre de scène de ménage doit arriver souvent pour engendrer une telle absence de réponse de la part du personnel.
Après plusieurs secondes d'un conflit à sens unique, le blond dépose les armes et quitte les lieux en claquant la porte. Un vent glacial se faufile dans l'ouverture et dresse le duvet de mon échine. Les yeux gris de la Capitaine croisent brièvement les miens, et un moment de silence s'installe entre nous. Pendant un infime instant, nous nous observons. Ma gorge se contracte. Une profonde tristesse émane de cette femme. Elle hésite à rejoindre l'individu en colère, mais elle tourne les talons, refermant la porte de son bureau derrière elle.
— Ra...el ...elly ?
Je pivote sur le siège. Dans la rue, l'homme s'évapore à travers une brume épaisse, le corps enveloppé d'un mystérieux halo rouge.
— Raphael Kelly ?
Un homme d'âge moyen, habillé d'un costume anthracite et aux yeux noirs creusés par des cernes de nuits sans sommeil, se tient face à moi. Une alliance orne son annulaire gauche et le cuir de ses chaussures de ville présente des marques d'usure. Je trouve son accoutrement étrange pour un lieu pareil, comme si ce type n'était pas à sa place ici, là où les autres s'habillent en fonction de la météo capricieuse.
— Je suis le lieutenant Harris. Suivez-moi, je vous prie.
Je me dresse avec difficulté et pénètre dans un open-space où une dizaine d'agents tapent bruyamment sur le clavier de leurs ordinateurs ou répondent au téléphone. Les mains dans la poche centrale de mon sweat, je jette un œil par-dessus mon épaule. La sortie m'appelle. C'était une mauvaise idée de mettre les pieds ici, mais je ne peux plus reculer. Je leur ai appris le décès d'une femme. Ils ne me laisseront pas partir sans plus d'explication. Je m'avance dans la salle, un boulet attaché à la cheville et un second dans le ventre.
Nous pénétrons dans un bureau dans lequel flotte une légère odeur de café. Une étagère poussiéreuse plie sous le poids de nombreux livres traitant de psychocriminalité. Les titres variés évoquent des enquêtes passées, des profils de meurtriers ou des méthodes d'analyse. Au-dessus d'un canapé, une fenêtre offre une vue sur l'open-space. Dans mon estomac, la boule de plomb grossit. La tête me tourne. J'ai envie de vomir. L'heure est venue de leur expliquer. Ils vont définitivement me prendre pour un fou.
Le lieutenant s'assit derrière son bureau et plonge dans la lueur bleuâtre de son ordinateur. Je prends place en face de lui, enfonçant mes ongles dans le cuir des accoudoirs.
— Bien, monsieur Kelly, rappelez-moi la raison de votre présence.
Point de non-retour. Je ne peux plus me lever, mettre ma déposition sur le compte d'une blague de mauvais goût et foutre le camp de là. Si un corps et découvert dans les heures ou jours à venir, je deviendrai le suspect numéro un. Avec mon casier bien rempli, je ne ferai pas long feu devant un juge.
— J'ai fait un rêve cette nuit, avoué-je d'une voix que j'aurais souhaité plus sûre.
— Ah oui ? Eh bien, moi aussi. Ce n'est pas pour autant que je viens en parler à la police.
Je baisse les yeux sur mes mains tremblantes. Ce rejet ne me surprend pas.
— Une femme est morte la nuit dernière, continué-je.
— Comment est-ce arrivé ?
— Je l'ignore.
— Dans ce cas, comment savez-vous qu'elle est morte ?
— Ce n'est pas seulement le rêve, réponds-je sans rencontrer le regard du lieutenant, quand une personne va mourir de façon violente d'ici les prochaines heures, je... Je vois quelque chose.
— Vous voyez quelque chose...
— Une fumée noire, précisé-je.
— Une fumée noire...
— Vous pouvez arrêter de répéter tout ce que je dis ?
Harris se penche à travers son bureau, les mains jointes.
— Écoutez, commence-t-il, d'un ton paternaliste. Vous êtes sûr que ce n'était pas un simple cauchemar ? Avec ce meurtre en octobre, vous êtes peut-être sur les nerfs. Ce serait compréhensible.
Je secoue la tête.
— Non, vous ne m'écoutez pas. Je sais que ça paraît dingue, mais vous devez me croire. Une... Une femme est morte la nuit dernière. Ce n'était pas un cauchemar, mais la réalité. Je vous dis la vérité.
— D'accord, fait lentement Harris, dans ce cas, racontez-moi ce rêve.
Je déglutis, tentant de me remémorer les événements de cette nuit.
— Elle était au volant de sa voiture, et elle... elle semblait complètement paniquée. Quelqu'un la suivait. Les pleins phares m'empêchaient de voir le conducteur. Il ou elle a accéléré et l'a percutée à l'arrière. Un bébé, une fille... Maya, je crois, s'est mise à pleurer dans une nacelle installée sur le siège passager.
Ma gorge se noue. Nouvelle envie de dégobiller. Les plaintes déchirantes de l'enfant résonnent encore dans mes tympans.
Rester concentré. Ne pas se laisser submerger.
Je poursuis :
— Hasna s'est penchée...
— Hasna ? répéte le lieutenant.
— Quoi ?
— Depuis le début, vous dites « elle », mais là, vous l'avez appelée Hasna. C'était son prénom, à cette femme dans votre rêve ?
— Je n'en sais rien. Peut-être. C'est sorti tout seul. Des fois, des détails me reviennent. Des fois, j'en perds. Je ne le contrôle pas.
— « Peut-être. » Donc, vous n'êtes pas sûr. Alors pourquoi devrais-je vous croire pour le reste ?
Pour la première fois depuis le début de l'entretien, j'ose confronter le regard en amande de l'homme assis face moi. Harris a un visage tout en longueur et arbore un bouc argenté. Ses cheveux gris, coiffés en arrière, dévoilent une légère cicatrice sur son front.
— Parce que la vie d'une gamine est en jeu. Je vous l'ai dit. Il y avait un bébé à l'intérieur.
Le lieutenant Harris prend note de ces informations, mais son expression dubitative ne disparait pas. Il ne me croit pas.
— Poursuivez. Quelqu'un l'a percutée, et après ?
— Elle... Hasna s'est penchée sur la boite à gant pour y récupérer une bombe au poivre. Quelqu'un a ouvert la portière pour la trainer de force à l'extérieur. Ensuite... Ensuite, je me suis réveillé.
— Hum, personne n'est mort de ce que j'ai compris.
— Je sais qu'elle est morte. D'accord ? m'exclamé-je.
— Oui, j'ai compris, vous avez de la fumée. Mais avez-vous retenu un détail un peu plus utile ? Son nom de famille par exemple ? La plaque minéralogique ? Le modèle de la voiture ? La route sur laquelle a eu lieu cet accident ?
Sourcils froncés, je puise dans ma mémoire.
— Sa voiture était grise. Une familiale.
Harris note en poussant un profond soupir.
— Écoutez monsieur Kelly, je ne peux pas accepter vos dires sans preuve tangible. Vous comprenez que la police a besoin de faits concrets pour agir. Si tout le monde venait déclarer un crime commis dans un rêve, nous perdrions nos journées à poursuivre des histoires imaginaires.
Je me remémore le déroulement de cette journée. Je me suis réveillé au beau milieu de la nuit en proie à une sueur froide, haletant et trempé jusqu'aux os. Tous mes sens étaient en alerte. Une peur intense tordait mes tripes. J'ai déambulé dans mon salon jusqu'à l'aube, ne sachant comment agir, avant d'attraper les clefs de ma bécane et de me pointer au poste de police le plus proche. En y réfléchissant, sans doute aurais-je mieux fait de foutre le camp d'ici, de cette ville, de cet État, au lieu de me jeter dans la gueule du loup.
— Vous devez me croire, supplié-je, il est trop tard pour cette femme, mais elle avait un bébé. Une petite fille, Maya. Elle existe. Vous devez la retrouver. Pourquoi vous ne cherchez pas son nom dans votre logiciel ? Quelqu'un doit bien s'inquiéter de son absence.
Je croise mes bras contre mon torse et me gratte les épaules. Harris se lève.
— Attendez-moi là. Café ?
Je hoche la tête. Le lieutenant se dirige dans l'open-space. À travers la vitre, je le vois se pencher sur un agent à la tignasse auburn. Ce dernier jette un coup d'œil dans ma direction et nos regards se croisent. Il acquiesce puis pianote sur son clavier. Casey disparait dans le couloir qui mène à l'accueil.
De longues minutes s'écoulent durant lesquelles j'étudie la pièce afin de me focaliser sur autre chose que mon angoisse. Accrochée sur le mur en face, une crosse de hockey à l'effigie des flyers de Philadelphie capture le regard par ses couleurs vives. Deux cadres me tournent le dos sur le bureau. Je m'en empare et contemple les clichés. Sur le premier, Casey se trouve en compagnie d'une souriante femme noire et de deux adolescentes. Sur le second, il pose assis sur le capot d'une voiture de patrouille aux côtés d'un autre homme, un pont en toile de fond. Harris a une vingtaine d'années en mois et presque autant de kilos. Mon esprit se perd dans ce souvenir qui ne m'appartient pas. Sans que je puisse le contrôler, des larmes dévalent soudain sur mes joues. Perturbé, je repose la photographie à sa place et m'essuie les pommettes avec ma manche.
Je jette un œil sur le ciel gris visible depuis l'unique fenêtre de la pièce. Bellwood semble abonnée à la morosité et à la pluie. Je ne suis pas un grand fan de la grisaille. Elle m'empêche de contempler le ciel, en particulier la nuit. Je me réjouis cependant de l'absence d'orage. Je déteste le tonnerre depuis toujours.
La porte s'ouvre et les effluves de la caféine emplissent la pièce de son parfum réconfortant. La mine grave, Casey retourne derrière son bureau. Il dépose un gobelet devant moi et porte l'autre à ses lèvres.
— Bon. Nous avons effectivement un avis de disparition enregistré pour une Hasna Malek à Kalispell. L'alerte a été donnée par son mari, il y a trois jours.
*
Merci d'avoir lu jusqu'ici.
Que penses-tu de ce premier chapitre ?
Si vous avez apprécié ce chapitre ; n'hésitez pas à :
Commenter 💬
Voter ⭐
Mon Insta : Naomi.auteure
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top