(Stefan)

Sam découvre l’appartement. Son regard curieux détaille tout. 

—Le même regard que ton homme, remarqué-je. Il se demandait où il était tombé !

—Il ne m’en a jamais parlé. C’est pour intimider la clientèle ?

—Cela a son effet, c’est certain. Ma réputation d’original dans le milieu mérite quelques moyens. La plupart des investisseurs ne seraient pas à leur aise dans mes couveuses.

—J’aurais fuit direct si tu m’avais fait entrer ici, admet Sam.Tu es venu toi ? demande-t-il à Ivan.

J’ai préféré ne pas m’attarder sur la silhouette de celui-ci. Sa grande taille accentue encore l’impression de maigreur. Dès qu'il le pourra, Sam exprimera son mécontentement, c’est certain. Je reconnais ne pas avoir été aussi vigilant que promis. En ma faveur, Ivan est tout sauf facile à protéger de lui-même. Lorsqu'il s’enferme dans ses sombres pensées, il cadenasse tous les contacts. Il a toujours une alcôve qu'il utilise peu. 

—Je veux lui parler, lâche celui-ci d'une voix sourde. 

—J’ai supposé, puisque vous veniez tous les deux, que tu avais pris cette décision.

—Que sais-tu de lui ?

—Presque rien. J’ai été plutôt sec avec lui à vrai dire. Son impatience à te rencontrer, je devais la réfréner afin de te laisser le choix. 

—Il me cherchait, moi ? Mikail ?

—Non. Je ne suis même pas sûr qu'il connaisse Ivan. C’est ton poing qui l’a mené à moi. 

—Et le nom qu'il a donné, il sort bien de quelque part ?

—Si quelqu’un le sait, c’est bien toi. Je n’ai jamais posé de questions à ce sujet. Tu semblais toujours être sur le point de disparaître. J’ai son numéro. Je peux le joindre, lui poser toutes  les questions qui te tracassent. Cela lui suffira peut-être. Tu es le seul à pouvoir décider. 

—La proposition de Stefan me semble être une bonne option, relève Sam. Nous, tu pourras, se rattrape-t-il, réfléchir à la suite à donner à cet appel.

Les yeux d’Ivan, sombres, ne quittent pas ceux de Sam. Rien de leur forte relation du temps des alcôves n’a cessé. Je pense même qu’elle s’est renforcée. Sam a toujours su lui faire lâcher prise. Et réciproque. Quoiqu'il ait confié à Sam, je n’en suis pas jaloux. Les vécus de ces deux hommes m’ont toujours semblé si proches. J’ai, de façon tout à fait volontaire, omis le fait que l'étudiant a évoqué l’existence d'un frère. Est-il toujours vivant ? Peut-il être un souci ?  Une aide essentielle ? Aucune idée. Je m’étais fait une joie à l'idée de manger avec ces deux hommes mais leurs esprits me semblent bien trop centrés sur cet étudiant.

—Mon idée était de nous restaurer avant mais je crois qu'il faut mieux agir de suite. 

Installé au bureau, je compose le numéro de l’étudiant. Ivan et Sam, assis en face de moi, munis de papier et de crayon pourront éventuellement y marquer leurs questions. Je me suis engagé à en tenir compte. 

— Monsieur Tächer, dis-je à l’instant où il décroche. Stefan Klok. J’ai contacté l’artiste dont nous parlions l’autre jour.

—Oh je vous en remercie, dit-il d'une voix très expressive. 

(Ivan )

Je suis surpris par la jeunesse de cette voix. Lorsque Stefan a précisé qu'il s’agissait d'un étudiant, j’en visualisais un de dernière année. Pas cette voix juvénile et si expressive. Sur mon papier, je note en grosses lettres.

—Âge ?

Stefan sourit 

—27. 

—Est-il d’accord pour me rencontrer afin que nous discutions de sa sculpture ? 

Ivan et Sam, d'un identique mouvement énergique, hochent positivement de la tête. 

—Ici, note Ivan.

—Il a été intrigué par votre intérêt donc oui. Par contre, il ne lui est pas possible actuellement de se déplacer, continue Stefan que tout ceci semble amuser. 

—Cela semble logique que ce soit moi qui fasse l’effort. Pourriez-vous assez rapidement me préciser lieu et date afin que je puisse m’organiser. 

—Je m’occupe de cela et je vous envoie les informations par mail si vous me le confiez.

La conversation dure encore quelques instants et Stefan raccroche, visiblement satisfait. 

—Tu sembles surpris par son âge. Cela pose un souci ?

—Aucun. Il est sans doute à la recherche d'une bonne appréciation. 

—Qu'importe, nous serons vite fixés, dit Sam. Organiser le rendez- vous assez vite me rendrait service. Romain ne va pas pouvoir rester longtemps sans faire des déplacements. 

—Si tu souhaites que j’y assiste, précise Stefan,  il faut accélérer le mouvement.

—Ce n’est pas obligatoire mais il trouverait peut-être cela louche, non ? 

—Quoi ? Que tu t'empresses de dégager ton mentor ? Je me doute que si tu ne souhaites pas ma présence, Sam doit avoir toutes les infos pour te seconder face à cet étudiant. Je ne suis pas vexé, complète-t-il même si tout son visage crie le contraire. Je peux t’apporter une chose que Sam ne possède pas. L’expérience. Il y a de véritables escrocs parfois...Je suis particulièrement doué pour les repérer. Et je pense pouvoir assez vite les intimider en les noyant sous des termes juridiques. 

La réaction de Stefan ne me surprend pas. Il n’a pas la moitié des informations. Un regard vers Sam me réconforte. L’appui de Stefan est un atout auquel il serait idiot de renoncer. Il est temps de lui prouver que moi aussi je lui fais confiance.

—Il y a beaucoup d’informations que j’ai caché.  Sam ne les connaît que depuis qu'il est arrivé. Irina Provakov est ma sœur. Tu as compris depuis longtemps que je fuyais. Ma jeune sœur était avec moi. 

—Et cela te fait peur à ce point de la retrouver ? 

Comment répondre à cette question. Bien entendu, cela me fait peur. 

—Te connaissant, je suis persuadé que ta curiosité t’a poussé à regarder une carte. Il y a une longue route semée d’embûches entre la Tchétchénie et l’Autriche lorsque l’on fuit. Ma soeur tentait d’échapper à un mariage que notre père allait sûrement lui imposer. Moi, la traque sans pitié que vivent les homosexuels dans mon pays. Tu peux t’imaginer que rien n’a été très confortable ni toujours réellement accepté. Mon idée était d’en discuter quand nous serions relativement à l’abri. Un matin où j’ai dormi plus profondément, elle n'était plus là.

—Je suppose que tu as dû la chercher mais dans ta situation plus que précaire cela n’a pas dû aboutir sur grand chose. Je pourrais te reprocher ton manque de confiance. Mais après ce que vous avez vécu, je la comprends. Moi aussi j’ai caché une info. Cet étudiant recherche le frère d’Irina Provakov. Il ne sait sûrement pas que c’est de toi qu'il s’ agit. Profiter de ce flou est un moyen de récupérer des infos sans dévoiler ton vrai nom.