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(Sam)
Impossible de ne pas le repérer au milieu des autres. Il semble dépasser tout le monde d'une bonne tête. Certes nous communiquons régulièrement par téléphone ou message mais ni lui ni moi n'apprécions spécialement le côté visio très à la mode. Même à deux mètres de lui, je repère les traits fatigués sur son visage, et une certaine maigreur. Je prends note de remonter les bretelles de Stefan. Celui-ci a semble-t-il oublié la promesse qu'il m’a faite l’année dernière. Ivan, quand il crée, perd toute notion du temps. A l’époque où nos alcôves étaient quasiment collées l’un à l’autre, je veillais à ce qu'il avale au minimum un repas par jour.
—Tu as une sale tête, mec !
—Ne me fait pas regretter de t’avoir fait venir, dit-il en faisant la grimace.
—Tu m’aimes beaucoup trop pour cela. Un câlin ? proposé-je en me rapprochant de lui.
—C’est Romain qui t’as habitué à ça?
—Ouais, je suis un homme comblé, dis-je en le suivant dans l’aéroport. Tu as de quoi me coucher ou je dois m’arrêter réserver quelque part.
—J’ai ce qu'il faut.
Ivan est capable, à l’inverse de moi, de parler le moins possible. Lui poser des questions me permet juste de tester son humeur. Nous nous dirigeons vers le centre ville, où se situe son petit appartement. Quand nous vivions entre celui-ci et nos alcôves, il était facile de repérer nos états d’esprits au capharnaüm gisant au sol. Que vais-je découvrir derrière la porte ?
—Tu t’attendais à du souk, hein ?
—Exactement. Tu as rangé avant de venir me chercher ou cette nuit pendant une insomnie ?
—Cela me ronge à temps plein, murmure-t-il, la tête baissée.
—Tu m’as appelé à l’aide, Ivan. C’est le premier pas. Il te reste à me montrer le reste du chemin. Te rappelles-tu à quel point me livrer à toi a été laborieux ? Prends le temps nécessaire.
—Il va être tortueux...
Cette phrase, suivi d'un silence comme s'il se mettait en conditions.
—Lorsque ma route a croisé celle de Stefan, je n’étais qu’une ombre, reprend-il. J’ai tant de choses à t’avouer. Ce n’étaient pas des mensonges, je n’arrivais pas à les formuler.
—Qu’importe ce que c’était, je m’en moque. Libère-toi à présent.
— Stefan m’a accueilli dans sa couveuse comme on ouvre la porte à un chien errant. C’était sa manière de procéder à l’époque. Tu sais comment il a l'œil pour repérer les artistes.
—Tu travaillais déjà le cuir ?
—Je n’avais aucun talent artistique. Son regard a immédiatement repéré le fuyard. L’alcôve proposée n’avait pas le but de libérer mes pulsions créatrices. Il m’offrait un abri.
—Qui fuyais-tu ?
—C’est un peu plus compliqué que cela. Mon vrai nom est Mikail Provakov. Je suis Tchétchène.
Sa voix tremblotante, les doigts noués entre eux, tout en lui suinte l’angoisse. Plein de questions se bousculent dans ma tête mais je ne veux en aucun cas l’interrompre.
—Connais-tu ce pays, Sam ?
—Pas vraiment, non. Ils sont loin d’être très ouverts sur pas mal de sujets pour ce que j’en sais.
—C’est le moins que l’on puisse dire, en effet, gronde-t-il sans me regarder. Certaines déviances - c’est ainsi qu'ils les nomment- sont condamnées. Pas officiellement, bien entendu, mais c’est une réalité.
—J’ai une sensation bizarre. Comme si tu redoutais mes réactions. Tu es tendu comme si tes mots pouvaient me choquer.
—Crois-tu qu'il me soit facile de dire des choses que j’ai dissimulées toutes ces années ? A toi, mon seul ami ?
— Attends, tu penses que je pourrais t’en vouloir ? Si tu as dissimulé ces informations depuis tant d’années, comme tu dis, il est évident que tu avais sûrement une très bonne raison de le faire.
—Ce n’était qu'une question de temps avant qu'il ne découvre la vérité et tout ce qui en découlerait.
—Cesse de me parler par énigmes ! Que l’on découvre quoi, Ivan ? Le terme déviance m’envoie des images de purge. Est-ce ce que tu fuyais ? Étais-tu toi personnellement concerné ? Dois-je en conclure que tu m'as dissimulé cette info ? A moi ?
La façon dont il incline la tête me donne la réponse. Je regrette déjà de m’être emporté. Ivan est mon ami. Il n’a jamais demandé d’aide à qui que ce soit.
—De te le dire ne t’aurait pas suffit. Tu aurais voulu comprendre, analyser. Je n’avais pas la force d’en parler. Vois dans quel état cela me met encore maintenant.
—Pardonne mon emportement, chuchoté-je. Romain m’a pas mal aidé à gérer ceux-ci pour privilégier les discussions mais comme tu le vois, je ne maîtrise pas encore complètement.
—Je crois que j’ai toujours su que seuls des corps d’hommes m’attiraient, reprend-il. Mais j’ai appris dans un même temps les risques encourus si cela se savait. Mon père, ma famille en intégralité pour être plus précis, s'y opposerait.
—Comme c’est le cas dans pas mal de pays.
—Non. Rien de comparable. Dans mon pays, on en meurt. Si mon père l’avait découvert, il m’aurait, lui même, dénoncé à la police.
—Donc c’est ton père que tu fuyais.
—Non. Le pays dans sa globalité.
(Ivan)
En prononçant ces mots, je réalise à quel point nos deux mondes s’opposent. Sam comme Romain ont vécu des rejets familiaux, des injustices du fait de leur homosexualité. En Tchétchénie, un homosexuel risque purement et simplement la peine de mort. Ou pire encore des tortures dont on ne se remet jamais. J’ai en mémoire des images de Bachir.
—Il y a très peu d’informations sur ce sujet, expliqué-je. La Tchétchénie fait partie de la Fédération de Russie. La répression ne ressemble en rien à celle de la France. Deux de mes camarades d’école étaient cousins. Aslan, l’aîné, restait constamment sur ses gardes. Il travaillait dans un hôtel où une clientèle étrangère séjournait régulièrement. Dans beaucoup de nos familles, les ordinateurs ne sont pas accessibles. Aslan profitait de certains moments libres pour découvrir la vie ailleurs que chez nous. Il nous racontait ce qu'il lisait.
—Etait-il homo ?
—Je ne le pense pas mais son cousin Bachir, oui.
—Si tu le précises, c’est qu'il y a une raison.
—Bachir buvait les paroles d’Aslan, passionné par ce qui se passait dans les autres pays. Malgré les recommandations de son cousin, il voulait vivre à l’occidentale comme il disait. Il prenait de plus en plus de risques, rejetant toutes nos protestations.
—Il a été arrêté ?
Pour toute réponse, Ivan éclate en sanglots .
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