~30~
( Rolf )
Étonnant personnage. Son regard noir n’est pas du tout agressif. J’ai même plutôt l’impression qu'il s’excuse auprès de Misha. Celui-ci s’affaire dans la cuisine. Que cherche-t-il avec une telle énergie doit-il se demander ? Impossible de ne pas sourire lorsqu'il revient avec un plateau qu'il dépose au pied d'Ivan.
— C’est un précepte familial, alors ne discute pas. Lorsque le corps subit un malaise quel qu'il soit, il doit reprendre des forces.
Je ne peux m'empêcher de glousser. A chaque soirée - et il y en a eu un certain nombre depuis dix ans que nous nous côtoyons - Misha trouve le moyen de nourrir un ou deux convives. J’y ai eu droit régulièrement lorsque, d’après lui, mon état “nécessitait d'équilibrer la quantité d’aliments solides et de liquides”
— Je n’ai fait aucun malaise, Misha. Si cela te rassure, je peux avaler un de ces trucs mais cela n’aura aucun effet sur mon état. C’est Romain qui m’a appris cette méthode. Lorsque je perds pied, que je sens que ma perception des choses déraille, il est préférable de se fermer de l’extérieur plutôt que de picoler jusqu'à tomber.
— Je veux bien rencontrer cet homme, commenté-je. Il pourrait à lui seul ruiner un sacré nombre de boîtes ou bars de la ville.
Aucune réaction à ma remarque, il se lève et déplie en quelques mouvements sa carcasse. Le spectacle me plait tout autant qu’à Misha. Est-ce que ce mec sait que mon pote est gay ? J'ai une soudaine envie de provocations.
— C'est ton mec ? insisté-je.
Petite question anodine qui a le mérite de spécifier plusieurs points : Je ne suis pas homophobe, Misha m'estime suffisament pour discuter avec moi du sujet qui le passionne le plus et que, éventuellement, mon corps est dispo pour toutes les cabrioles qui le tenteraient.
Son rire me plaît aussi. Beaucoup moins le regard qu'il jette sur Misha.
— Romain est le mari de mon meilleur ami. Et le père de Chloé.
Je ne commente pas. Mon esprit fourmille de questions à lui poser. Ma présence n’est plus une nécessité mais il n’est pas question que je parte. La sonnerie du téléphone portable de Misha - je la connais par cœur et le fait qu'il y réponde immédiatement est un bon signe. Très bon signe.
— Mon père a besoin de moi, dit-il.
Ivan le regarde, attendant, je suppose, une suite à cette information. Toute une partie de mon cerveau jubile parce que depuis le temps , je sais que Misha ne refuse jamais une demande de ses parents. Va-t-il laisser Ivan seul ou va-t-il profiter de ma présence pour partir dans un état d’esprit serein.
— Je dois y aller. Cela ne sera sûrement pas long, précise-t-il.
— Misha, tu ne vas pas me dire que tu t’inquiètes pour moi ? Je vais bien, soupire Ivan.
— Au pire, vu que ce ne sera pas long, je peux rester, proposé-je.
Le sourire d’Ivan me plait. L’idée de se trouver seul avec moi ne le rebute pas. La porte à peine fermée après le départ de Misha, Ivan fouille ses poches.
— Tu fumes, demande-t-il ?
— Oui, dis-je en le suivant.
Il pose son paquet de cigarettes sur la table, en allume une sans dire un mot. J’hésite à entamer la conversation. M’inviter à fumer ne signifie peut-être pas qu'il aie envie que je le saoule de paroles.
— Tu connais Misha depuis longtemps ?
— L’école maternelle, nous étions voisins. Nous nous sommes retrouvés à l'université. Depuis qu'il a emménagé ici, c’est un lieu où je passe pas mal de temps.
— Tu es son meilleur ami ?
— Lui seul pourrait répondre à cette question. Moi, je le considère ainsi, c’est certain. Misha est…
— Solaire. Il doit faire des ravages à l’université.
Ce n’est pas une question.
— Le terme lui ressemble bien, tu as raison. Sa façon d’être avec les autres attire le regard.
— Nous avons été au, je ne sais pas comment il appelle le lieu…
— Centre d’accueil. Là où il a rencontré ta sœur. Un sacré spectacle, hein ? La grande majorité des bénéficiaires réguliers aiment passer du temps avec lui et il leur offre avec plaisir.
– Tu es bénévole aussi ?
— Non, pas mon truc mais je suis allé régulièrement le récupérer. Dès qu'il entre dans le local, la magie se met en route.
— Tu as connu ma soeur ?
— Connu n’est pas le bon mot. C’était impossible de ne pas aller la voir. Misha passait des heures en sa compagnie. Dans certaines soirées, ici, il ne parlait que d’elle.
— Cela lui arrive souvent ?
— Vu sa passion dans l’humanitaire, on pourrait le penser. J’ai posé des questions, pour comprendre. La réponse a été unanime, se parler était un besoin pour les deux.
— Amoureux ?
Question inattendue. Dois-je lui donner l’info ? Il suffit de quelques mots pour le mettre au parfum. Sa question semble indiquer qu'il ne sait pas. Misha a-t-il préféré lui cacher la vérité ? Je ne réponds pas franchement à la question.
— Il ne me semble pas. Cette rencontre avec ta sœur l’a bouleversé. Remuer ciel et terre pour te retrouver a occupé une grande partie de son temps ces dernières années. Nous redoutions tous l’effet d’un échec.
— Rassuré ? réplique-t-il. Il a accompli son devoir envers ma sœur.
— C’est exactement ce que c’était les premières semaines. Une sorte de mission qu'il se devait d’accomplir.
— Pourquoi cela a changé ?
— Je pense que tu connais la réponse. Misha ne nous a pas averti qu'il t’avait trouvé. Encore moins que tu étais chez lui.
— Je ne sais pas pourquoi il a fait cela. Je crois qu'il allait abandonner, enfin c’est ce que j’ai cru comprendre. Avec les carnets, Irina a laissé des photos.
— Il me les a montrés. Ce poing l’impressionait.
— C’est la piste qui l’a mené à moi. La disparition de ma soeur m’a mis plus bas que terre. J’ai souvent sombré très profondément. Sans entrer dans les détails, une manière de sortir de cette période a été de modeler ce poing. Je n’ai jamais su ce qu'il représentait pour elle au point de l’emmener dans son baluchon.
D’un mouvement rapide, il attrape son téléphone et du pouce, il fait défiler des photos que j'aperçois à peine.
— Ses recherches ont abouti sur le mien, dit-il en me montrant une photo. Il n’avait aucune idée tout comme moi de ce qui allait se passer. Il avait donné le nom de Provakov, notre nom de famille. Il fallait que je rencontre cet étudiant. C’était ma seule et unique piste.
— En croisant ton regard, il a dû sombrer.
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