( Misha )

Ses mots sont à peine audibles tellement il parle bas.

- Comment cela se fait-il ? Tu devais bien, tout comme Irina, avoir des moments où le travail cessait ?

- Il en existait, c'est vrai. Mais sans être réellement libres. Tant de choses rendaient nos possibilités de discussions impossible. A part elle et ma mère, je ne cotoyais aucune personne du sexe féminin.

- A cause de ton homosexualité ?

- Non. Mes parents nous ont donné la possibilité d'aller à l'école. J'aimais cela. Apprendre à lire me plaisait, m'ouvrait des portes vers un monde inconnu. Mais ma force, mes bras étaient plus importants. Aslan, en cachette bien entendu, a joué du mieux qu'il le pouvait, le rôle du professeur quand mon père m'a retiré de l'école.

-Tu es très loin d'être inculte. Quand et comment as-tu appris entre la fuite de ton pays et les - comment les a-t-il appelées déjà ?-

- Les couveuses, réplique-t-il, amusé. Le terme fait sourire, je le reconnais. Pourtant elles ont exactement ce rôle. Couver. Un lieu pour dormir, c'est déjà inespéré. Manger aussi. Mais à la manière de Stefan, rien d'imposé ni de trop strict : des tables posées, peu éloignées des alcôves. Il y avait toujours quelques viennoiseries, de quoi boire aussi.

- Qui payait tout cela ? Stefan ?

- Bien sûr. Qui d'autre ? J'ai peu fréquenté mes voisins de couveuses. L'image de l'ours grognon peu enclin à discuter me collait à la peau. Sur les trois années passées là-bas, peu de personnes ont pu pénétrer dans mon alcôve.

- A part Stefan ?

- Il m'a fallu un long mois pour tolérer qu'il me regarde travailler. Nous n'avions pas la même vision de mon "travail ". Où lui voyait de l'Art, je ne percevais qu'une ébauche de ce que je tentais vainement d'obtenir

- Le poing en glaise d'Irina ?

- Oui. Elle en parle ? questionne-t-il en jetant un oeil aux cahiers.

- Non. La photo de ce poing, de quelques paysages et les carnets sont les seules choses qui se trouvaient dans l'enveloppe. La dernière et ultime piste que j'ai entamé sans y croire un instant.

- Je ne pense pas que c'était voulu. Ce poing comptait pour elle. Pourquoi ? Aucune idée , nous n'avons pas eu l'occasion d'en parler. Une chose m'intrigue pourtant. Dalibor l'a détruit devant tout le monde. Anzor a obtenu in extremis la possibilité de le photographier. Est-ce lui qui a donné cette photo à Irina ?

Je m'attendais à cette question, je l'espérais presque à vrai dire.

- C'est en effet le cas. Anzor et ta sœur se sont retrouvés après votre arrivée.

- Pourquoi ne m'a-t-il rien dit ? Il avait vu à quel point sa disparition m'avait mis à mal.

- Je n'ai pas de réponse à te donner, désolé.

[Piotr n'avait pas menti. Marcher dans la neige de plus en plus haute était une épreuve. Épuisée, inquiète, lui et l'autre homme qui l'accompagnait m'ont épaulés tout du long. La partie choisie par Dalibor était longue mais moins difficile. Là, certains passages nécessitaient de grimper. Je n'avais ni l'outillage ni la force pour y parvenir seule. Raspo, le plus costaud, tendait au maximum la corde, afin de m'éviter toute chute. Derrière moi, Piotr veillait et n'hésitait pas tout en s'excusant à me pousser. Malgré des arrêts réguliers où je tentais de reprendre mon souffle, j'étais à bout.

- Il nous faut continuer d'avancer, Piotr. Une tempête de neige arrive, nous risquons de perdre tous nos repères.

- Je sais, Raspo mais son épuisement ne lui permet pas d'aller plus vite.

- Alors laisse-moi tenter la dernière option sinon nous allons périr tous les trois.

- Irina ? Il nous faut avancer à présent. Tu vas me grimper sur le dos. Vu ton petit gabarit, cela ne devrait pas beaucoup me déranger. Piotr va t'attacher à moi pour éviter que tu ne glisses. Il sera derrière nous et te parlera. Ton travail consiste à lui répondre pour que tu ne sombres pas dans le sommeil. Te sens- tu capable de le faire ?

Honnêtement, je n'en avais aucune idée. Mais le dire les aurait peut-être poussés à me laisser là.

- Je vais faire de mon mieux.

Leurs sourires se veulent encourageants et ils s'attellent à m'attacher sur le dos de Raspo. Il tente plusieurs mouvements pour être persuadé, précise-t-il avec humour de pas me faire tomber. Le premier kilomètre, le tangage qu'impliquait ma position me provoquait des hauts-le-cœur. Très vite, le froid dû à mon immobilité a engourdi mon corps et je sentais le sommeil venir.

- Irina ? Je veux entendre ta voix, exigea Piotr.

- J'entends.

- C'est moi qui doit t'entendre. Parle, chante qu'importe mais reste éveillée.]

- Que signifie ce silence, me demande-t-il, alors que j'ai stoppé mon récit. Tu sais des choses. Pourquoi me les caches-tu ?

- Anzor et son réseau ont protégé ta sœur. Te souviens-tu des quelques heures après sa disparition ?

- Certains cauchemars sont encore d'actualité, donc oui. Dalibor criait, me menaçait de me laisser seul alors que je fouillais le moindre recoin autour de notre misérable campement. Au bout du troisième jour, Anzor a réussi à me convaincre qu'attendre plus longtemps pouvait entraîner notre perte à tous. Pourquoi ne m'a-t-il pas tout simplement expliqué que, grâce à lui, ma sœur était à l'abri ?

- L'aurais-tu écouté ? Sincèrement ? Son plan de secours a mis Irina à l'abri...

- Mon comportement, mon acharnement pour fouiller les moindres recoins...

Il ne va pas plus loin dans son raisonnement. Il vient de réaliser ce que je n'arrivais pas à formuler. Son silence me fait peur.

- Ivan...

- N'essaye même pas... Je l'ai mise en danger. Ma propre sœur. Tous mes choix étaient mauvais.

Le ton de sa voix ne me plait pas du tout. Je préférerais qu'il crie, que le Ivan incontrôlable dont me parlait Stefan apparaisse. Qu'il hurle sa souffrance, que je me confronte à sa colère.

- Ivan ?

Il s' est laissé glisser au sol. Comme une poupée de chiffon. Les yeux fermés, silencieux. Il n'est pas question que je le laisse s'enfoncer plus loin. Je dois faire en sorte qu'il réagisse quitte à le regretter plus tard. J'ai besoin d'un coup de main.

Je récupère mon portable et j'envoie un message.

-J'ai besoin de toi, c'est urgent. Apporte du ravitaillement. La porte d'entrée n'est pas fermée à clef.