(Ivan)

Misha a raison sur un point, le récit de ma sœur me rassure. Le fameux Piotr semble être du bon côté. Celle que je prenais pour une gamine chanceuse m'a prouvé sa force et sa détermination. Là encore, croire aux mots d'Anzor afin d'échapper aux projets de salopards sans scrupules demandait une sérieuse dose de courage.

Aslan était-il au courant ? Profitait-il lui aussi de cet argent extorqué ou volé à tous ceux qui fuyaient leur pays ? Il m'avait fallu du temps pour accepter de nommer précisément ce que j'avais subi, soir après soir. Dalibor m'avait, avec fourberie, dirigé vers la direction qu'il espérait. J'avais tacitement accepté de pratiquer des fellations afin qu'il nous couvre auprès de nos compagnons d'infortune. Petit à petit, ses exigences devenaient obligatoires si je ne voulais pas mettre Irina en danger. Il devait bien se marrer lui qui gagnait sur tous les tableaux.

— Je crois qu'il serait raisonnable d’arrêter pour ce soir, dit Misha.

— Et si personne n’était venu la récupérer ?

— Irina serait sortie de la cachette mais ses chances de survivre dans le froid et en montagne sans nourriture ni guide n’auraient pas été fortes.

— Va te reposer. As-tu une bière par hasard ? J’ai besoin de quelques minutes de pause avant de songer espérer dormir. Et pour te rassurer, je n’ai pas l’intention de sortir. Il faut que j'évacue des images que mon esprit s’éclate à fabriquer.

— Tu as vu qu’elles étaient au frais, tout à l’heure ?

— Pas le moins du monde. Je suppose seulement que si tu as pensé à de l’alcool fort, il est probable que tu aies aussi raflé quelques bières à ton père.

— Bien vu. Tu te serviras, je file au lit.

— Là par contre c’est très stupide comme option. Laisser la possibilité de boire jusqu'à plus soif une personne qui a un souci avec l’alcool n’est pas très malin.

— Les 4 bouteilles dans le frigo ne te permettront pas d’être saoul et je suis quasi certain que tu ne les boiras pas toutes. A demain.

Il a complètement raison même s'il n’a aucune idée des quantités d’alcool que j’étais capable d'ingurgiter il n’y a pas si longtemps que cela. À rester au sol des heures durant sans réussir à me relever. L'arrivée de Sam dans mon existence m’avait fait prendre conscience de la loque que j'étais devenu. J’avais gagné le combat, il me restait l’envie du goût de l’alcool comme certains anciens fumeurs toujours accro à l’odeur de la fumée. La bouteille de bière en mains, je filais vers le patio. La fatigue s’invitait déjà.

( Misha )

Je prends peut-être un risque. Sam m’a fortement déconseillé de laisser Ivan seul avec de l’alcool. Sa réaction vis à vis de la bouteille tout à l'heure ne correspondait pas, dans mon esprit, à celle d’un alcoolique. Dieu sait qu’avec certains étudiants de mon entourage, j’y suis régulièrement confronté.

Après une douche, installé dans mon lit, je reste aux aguets du moindre bruit. Prétexter être fatigué n’avait qu'un seul but : stopper la lecture pour le moment. Les mots d’Irina l’ont chamboulés. Pas pour ce qu’elle a subi mais sur ce qui aurait pu se passer au final. Mon enquête à la recherche de Mikail, le seul prénom que je possédais, m’a permis de recueillir  des témoignages. Les femmes ciblées par ces passeurs ne le sont que rarement pour des objectifs humanitaires. La jeunesse d’Irina aurait suscité de  la convoitise, c’est certain. J’ai eu accès à des témoignages, des photos. Je n’étais pas prêt pour discuter sur ce sujet avec lui.

Une vibration sur mon portable me sort du sommeil dans lequel petit à petit, je basculais.

— Est-ce que le fait qu’Ivan n’a donné aucun signe de vie depuis plus de 4 heures doit m’affoler ? m’interroge Sam en sms.

J’ai la possibilité de ne pas réagir ou de le rassurer. Mais dois-je tout raconter ? D’après le message, Ivan n’a pas trouver la force de faire un compte rendu à Sam. Parler, moi,  de ses réactions n'est-il pas, en quelque sorte, le trahir ? Nous ne sommes même pas au quart de la lecture des cahiers. Raconter ce qui se passe sans son accord ne me semble pas juste. Je décide donc de faire comme si je n'avais pas vu le message.

(Sam )

— Si tu grognes encore ou regarde ton portable, tu vas avoir à faire à moi !

— J'ai été si pénible que cela, dis-je en me serrant contre le torse de Romain.

— Quand quelque chose te travaille, tu ne tiens pas en place. Tu lui as envoyé une bonne dizaine de messages, tu as même harcelé Misha, mon coeur. Il ne te reste pas beaucoup d’alternatives. Appeler en sachant que là aussi tu peux te retrouver devant une non-réaction ? Cela va te mettre hors de toi. Alors, laisse-moi faire, je vais débloquer la situation.

Après avoir déposé un petit bisou sur son nez, je croise les bras pendant qu'il compose le numéro d’Ivan.

— Ivan, dit-il une fois que le répondeur est déclenché. Si tu ne te décides pas à répondre à Sam d'ici deux heures, je le mets dans le premier vol disponible.

A peine cinq minutes plus tard, mon portable sonne et le sourire triomphant de Romain me fait mourir de rire.

— Ce n’était pas nécessaire d’envoyer l’artillerie, grogne Ivan.

— Disons qu'à cause de ton silence inquiétant, j’ai énormément bougé. Tu pouvais juste me laisser un SMS me disant que tu m’appelais dans la matinée.

— Ou toi,  supposer que j’avais besoin de silence. J’ai été chamboulé mais je n’ai ni tout cassé ni sombré dans l’alcool.

— Je suis très fier de toi.

— Est-ce que cela implique une caresse sur la tête comme pour un gentil chien ?

— Je ne me moque pas, Ivan. Je suis réellement fier de toi.

— Ce n’est pas toujours facile mais j’y travaille fort. En tout début de soirée, l’envie d’alcool était forte. J’étais sorti marcher,  j’ai fait demi- tour avant de me retrouver dans un bar.

— Là, cela mérite indubitablement une gratouille sur le haut de la tête. Tu as commencé la lecture ?

— Nous avons commencé. Enfin, Misha lit. L’écriture d’Irina est tassée et microscopique. Je crois qu'il n’a plus besoin de déchiffrer tant il les connaît par cœur. Elle était en danger, Sam. Elle était déjà vendue, elle ne serait jamais arrivée en Suisse. Tout était déjà programmé...