( Stefan)

Je me suis mis à l'écart. Volontairement. Sam est aux aguets. Sa connaissance des réactions d'Ivan a tout de suite repéré ce que celui-ci allait faire. Au contact de Romain, Sam a retrouvé la confiance dans ses actes. Même si je fais mon possible pour l'aider, Ivan me laisse rarement aller jusqu'au bout. Seul Sam y parvient. Mon âge peut-être ou tout simplement le fait que être confronté à leurs vies n'a strictement aucun rapport avec le vivre dans la réalité.

Ivan a le besoin viscéral de prendre connaissance des écrits de sa sœur et personne ne lui reproche. Pourtant, contrairement à Misha, Sam et moi savons à quel point le même homme réagit face aux réminiscences du passé. Nous n'étions pas trop de deux à le ceinturer pour lui éviter de fracasser tout autour de lui. Parfois l'option de lui fournir alcool ou des cachets avait l'avantage de le coucher pour quelques heures.

Je doute que le jeune homme soit en capacité physique et mentale de gérer une telle situation. Sam doit tenter de convaincre Ivan d'accepter qu'il l'accompagne. Il est très loin d'être certain qu'il y arrive. Les démons qui vont surgir des écrits de la jeune femme seront destructeurs. Sam souffrira et Ivan ne veut pas lui faire subir cela.

Il m'appartient de convaincre Misha qu'il n'est pas à la hauteur du bulldozer Ivan.

-Je peux attendre quelques jours supplémentaires, me dit-il alors que je n'ai même pas encore dit un mot.

-Je n'en doute pas. Personne ne te reproche ta démarche. Lire ensemble les mots de sa sœur sera, comme tu lui as fait la remarque, difficile. As-tu conscience que ses propres démons se mêleront à ceux de sa sœur ? Sam, son seul ami, vient d'en découvrir un peu. Te sens-tu en capacité de gérer un Ivan qui fracasse tout ce qu'il a à portée de main ? Qui a parfois des gestes autodestructeurs ?

-Il ne faut pas se fier à mon apparence chétive, réplique-t-il.

Mon regard scanne son corps. Certes il n'est pas ce que l'on peut appeler un gringalet mais face à la rage d'Ivan dans ces moments-là, cela ne suffira pas.

-Votre grimace laisse à penser que mon corps d'athlète ne fera pas l'affaire. Je ne possède pas les muscles d'Ivan ni sa corpulence mais croyez-moi, j'ai du répondant. Mon meilleur ami est schizophrène et ses crises de démence nécessitent parfois une certaine force.

J'avoue que sa remarque fait mouche. Je l'ai jugé un peu trop vite, associant à tort sa jeunesse à une certaine innocence. Face à nous trois, il ne se démonte pas. Il conserve l'objectif qu'il s'est fixé. Il a parfaitement conscience que la lecture du témoignage d'Irina sera difficile au point qu'il n'envisage pas laisser Ivan le découvrir seul. Est-il possible qu'il veuille le protéger ? Est-ce une recommandation d'Irina ou son seul jugement ? Une idée germe dans mon esprit qui pourrait peut-être rassurer tout le monde.

-Et si j'étais celui qui accompagne Ivan ?

-A la place de Sam ? Cela ne me poserait personnellement aucun problème, admet-il. Mais, j'ai à mon tour une question. Avez-vous déjà réussi à l'empêcher de tout détruire ? Seul ?

Sa remarque est directe. Aucune arrogance dans ses mots, juste un constat.

-Nous serons deux.

(Misha )

J'avoue être surpris par le comportement de Stéfan. Dès notre premier contact, il a été sur la défensive. Me percevait-il comme une personne malsaine ? Craignait-il qu'Ivan souffre de notre rencontre ? Redoute-t-il à présent que Ivan parte ? Certes sa proposition est généreuse. Même si je ne le pense pas en capacité de stopper un Ivan déterminé à faire du grabuge, je ne suis pas capable de juger si j'y arriverais moi même ! Sans être une armoire à glace, je ressens chez lui une force capable d'abattre pas mal d'obstacles.

-Irina possédait cette même force. Cette volonté d'avancer coûte que coûte. Est-ce que Ivan vous a parlé de son périple pour arriver ici ?

-Non. Tu as pu remarquer qu'il n'est pas très bavard. Il m'a fallu batailler pour qu'il me donne son nom. La plupart de ceux qui sont dans mes couveuses trimballent un passif conséquent.

-Vos couveuses ?

- Oui. Je n'ai pas grand chose d'une mère poule mais certains artistes particulièrement talentueux n'ont pas les moyens nécessaires pour créer. Mes couveuses leur offrent des alcôves individuelles où ils peuvent le faire.

-En échange vous vendez les plus belles ?

- C'est très loin d'être une finalité. Ivan, Sam ainsi que beaucoup de ces artistes créent avec leur âme. Certains ont toujours été dans la rue, d'autres ont fini par s'y trouver faute de moyens de subsistance. Je leur offre l'opportunité de créer dans un lieu sûr et gratuit. Certains restent et souhaitent tenter l'expérience plus loin. D'autres ont juste besoin de nourrir leur créativité.

Je réalise que sans avoir fait la moindre recherche sur cet homme, je l'ai d'emblée rangé dans une case et manifestement pas la bonne.

-En fait, vous êtes un vrai amoureux de l'art !

-Mon associé préférerait largement que je me concentre sur l'art qui rapporte sois-en certain ! Moi, j'aime voir la matière évoluer entre les mains des artistes. Le fameux poing en cuir d'Ivan comme les photos de Sam me transportent. Armand, mon associé, n'a pas ce genre de sensibilité artistique mais il est particulièrement doué pour les sourires et les ronds de jambe.

Mon sourire à ses mots lui suffit puisqu'il ne dit rien de plus. Quel étonnant personnage ! L'allure guindée qu'un dandy au milieu d'hommes rudes.

- Sam serait largement plus efficace. Il semble deviner chacune des réactions d'Ivan. Pourtant, celui-ci fera tout pour qu'il ne l'accompagne pas. Les mots de sa sœur lui foutent la trouille.

-J'ai surtout l'impression qu'il redoute l'effet que son passé pourrait avoir sur leur relation, précisé-je. Fuir n'est pas un acte très facile à montrer.

-C'est plus que cela. Sam a lui aussi fui et Ivan le sait. Non, autre chose l'angoisse, et il est têtu.