1

Ma décision est prise. Même si je suis honteuse de la méthode choisie. 

Six mois que je cherche une solution qui n'impliquerai pas mon frère. Sans succès. 

Je connais sa situation. Face à mon père, ses options ne sont pas énormes. Elles se résument à deux possibilités. Ou il camoufle son homosexualité ou il s'exile. Est-il possible de dissimuler qui il est au plus profond de lui ? Toute une vie durant ? Dans notre pays, même si officiellement on nie l'existence d'une quelconque homophobie, chacun a conscience du risque pris. Mikail est prêt, je le sais. Il n'a jamais autant travaillé. Même s'il en donne la plus grande part à notre père, il ne dépense rien du reste. Une année de billets économisés pour les frais. Me prend-il pour une idiote ? Je connais sa cachette. Est-il si confiant qu'il n'en change pas ? Je n'ai pas eu le temps de compter mais j'ai compris que le départ se rapproche. 

Il est urgent que je lui parle. Mes douleurs de ventre me donnent l'excuse idéale. Seuls nos parents iront à la cérémonie. Mikail en tant qu'homme n'y est pas obligé. Moi, sans une raison jugée valable, oui. 

—Je peux te déranger Mikail ? 

—Je te croyais malade… 

— Saigner n'est pas être malade, répliqué-je. 

—Que veux-tu ? 

— Emmène-moi avec toi. 

—Je ne vais nulle part et encore moins avec toi. Père me massacrerai s'il t'arrivait un truc. 

—Ne fait pas celui qui ne comprend pas, menacé-je. Je sais où tu caches les enveloppes. 

Son regard est très loin d'être aimable mais il ne tente même pas de nier. 

—Qu'attends-tu de moi pour oser me menacer ainsi ? Père prendra l’argent et me fouettera à sang. Est-ce cela que tu désires ? J’ai besoin de comprendre, Irina.

—Je viens de te le dire. Laisse-moi partir avec toi, Mikail. 

—Je ne comprends toujours pas. Je ne pars nulle part. 

—Je te croyais honnête. Au moins avec moi. Si quelqu'un découvre ton attirance pour les hommes, tu seras jeté en prison. 

D’un seul mouvement que je n’ai pas le temps d’anticiper, sa main accroche mon habit. Je connais sa force, mais je n’ai pas peur. Il espère juste m’effrayer, il ne me tapera pas. 

—Tu sembles savoir beaucoup de choses, Irina ? Tu comprends donc que je n’ai pas le choix. C’est très loin d’être une promenade ce que je m’apprête à faire. Il est possible que je meurs avant de me retrouver dans un pays où je n’aurais pas à me cacher. Ne mets pas tout en péril pour un caprice de petite fille.

—Un caprice ? N'as-tu pas d’yeux, mon frère ? Ne vois-tu pas ce qui nous arrive à nous, les filles ? Père sait que je suis devenue une femme. J’ai essayé de le dissimuler à mère. Mais justement, elle connaît tous les signes. Asma l’a vu discuter avec son père, le mois dernier. Je ne veux pas me retrouver mariée à son frère. Alik est une brute.

—Il est plus vieux que moi, Irina. Père ne fera pas cela. 

—Il en trouvera un autre. Je ne veux pas être mariée de force. Je suis forte, courageuse. Je ne serais pas une gêne, je te le promets. Laisse-moi venir avec toi. 

Je ferme le cahier. Le premier sur les cinq. Depuis trois ans, je les ai si souvent lus que je pourrais en réciter certains passages ! 

Le plus régulièrement possible, je m'efforce de donner de ma personne. Cela ne signifie pas que je m'offre, moi. Ce ne serait guère utile de toute façon ! Par contre, passer du temps auprès de personnes malades ou seules est une activité qui me convient. La plupart de mes amis en rigolent mais je m’en moque. 

C’est ainsi que j’ai rencontré Irina. Aucun papier, ou comme disaient les autres, des papiers qu’elle ne souhaitait peut-être pas montrer. La peau sur les os et tannée par le soleil, avec une bronchite carabinée qui serait compliquée à guérir. Pourquoi mon regard s’est arrêté sur elle ? Aucune idée. Ses pupilles noires qui semblaient avoir vues tant de choses. Je suis naturellement curieux. Je lui ai juste offert mon sourire et un peu de présence. Mes études universitaires que je prolongeais d'année en année par soif de savoir ne m'avaient pas appris cela. Les mots de cette jeune femme malade, son récit si précis de sa fuite avec son frère avait bousculé certaines de mes nuits. La liberté d'accéder à des centaines de documents m'incitait à fouiller. La vie, ma vie dans un milieu très favorisé, était très loin de tout ça. L'étudiant modèle que j'étais, montré régulièrement en exemple par les professeurs se permit de manquer un cours puis deux. Rien de dramatique mais suffisamment pour alerter certains d'entre eux. Monsieur Pivrat, mon prof de langues étrangères me connaissait bien, très bien même. Anxieux de mon soudain manque d'assiduité, celui-ci m'avait envoyé un court SMS où il me donnait un rendez-vous auquel, disait-il, je n'avais aucunement la possibilité de ne pas me rendre. 

—Tu pensais que je ne signalerai pas ton absence ? 

—Ce n'était pas calculé. J'étais plongé dans des recherches. J'ai perdu la notion du temps. 

—Le prof concerné ne te le reprochera qu'à moitié. Peu d'élèves s'impliquent autant.

—Cela n'a aucun rapport avec mes études. 

—Je suis encore plus intrigué.  Te rappelles-tu de ma proposition, Misha ? 

Comment aurais-je pu oublier ? Il avait été le premier, bien avant mes parents avec qui j'avais pu verbaliser ce que je ressentais au quotidien. Pas que j'en avais honte, mais curieux de tout, j'avais des tas de questions sans réponses. Et encore moins l'idée d'un possible interlocuteur pour assouvir ma soif de renseignements.  La bibliothèque débordait d'informations mais sur les sujets à propos desquels j'avais des tonnes de questions, l'approche était délicate. Mr Pivrat avait répondu à certaines. Pour celles auxquelles il n'avait pas la réponse, il m'avait conseillé des associations.

—Et donc, tu as trouvé tes réponses, insista-t-il ? 

—Non. 

—Veux-tu m'en dire plus Misha ? Veux-tu que je tente de t'apporter mon aide ? 

—Je cherche des renseignements assez spécifiques et cette fois encore il n'y a sûrement rien à ce sujet.

—As-tu contacté l'association ? 

—Cela concerne un pays étranger… 

—Et ? Beaucoup de personnes, hommes ou femmes passent les frontières car, ici, même si loin d'être génial, être homosexuel n'entraîne pas de façon systématique un risque mortel ! 

—Mais je n’ai pas de nom.

—Je me doute. Si cette personne s’ est enfuie, elle n’a sûrement pas conservé son nom d’origine. Elle pourra trouver de l’aide.

—Elle n’en cherche pas vraiment. J’ai besoin de vérifier…

—Je te reconnais bien là. La situation t’échappe me semble-t-il et tu ressens le besoin de te rassurer. Peut-être puis-je t’y aider ?

—Il est question de Tchétchénie. Vous connaissez ma naïveté. J’ai reçu un témoignage oral concernant une fuite de ce pays. Est-ce possible à pied comme cela semble être le cas. 

—Le terme de fuite rend tout possible, Misha. L’être humain quand il choisit cette option puise en lui des forces insoupçonnées. Afin d’éviter des contrôles, la marche à pied est plus adaptée. 

 



Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top