Chapitre 7 : Le diable n'obtiendrait pas gain de cause face à Señora Caterina

— Ici, tu as les bacs à shampoing. Les fauteuils sont neufs et permettent de régler la hauteur, alors n'hésite pas à t'en servir pour que le client soit à l'aise, d'accord ?

Plus attentive que jamais, je hoche vigoureusement la tête. Huit heures tapantes et me voilà déjà au salon avec ma supérieure. Je hume le parfum de mon nouveau lieu de travail, où les arômes sucrés des shampoings se mêlent à ceux de la permanente de café de Doña Luisa. Ma vie de jeune active commence, quelle émotion...

— En dessous des bacs, tu trouveras tous les produits nécessaires : shampoing, après-shampoing, soins... Propose toujours un soin pour cheveux secs à la fin du lavage. C'est facturé en plus, mais ça les rend doux et les clientes adorent ça.

J'acquiesce de nouveau en me demandant si je n'aurais pas mieux fait de ramener un calepin pour prendre des notes. Le flot de paroles de ma supérieure est tel qu'il est impossible que je retienne plus de la moitié de ce qu'elle me dit.

Après ma discussion avec Brian, j'ai rappelé le salon de coiffure pour proposer mon aide à plein temps le lendemain même. La gérante, visiblement débordée, était ravie et m'a proposé de prendre poste le matin suivant. Ma première journée fait toujours office de test, mais je sais que si je me comporte comme un être humain normalement constitué, j'aurais le job... Ce qui m'enlève déjà un sacré poids des épaules.

Quand je lui ai fait part des dernières nouvelles, Ana m'a conseillé de demander un prêt à María Carolina. Je n'aurais jamais osé, mais mon amie estimait que j'en avais besoin pour survivre durant les prochaines semaines en attendant ma première paie. Elle n'a pas tort.

María Carolina a vraiment été adorable et n'a pas hésité une seconde. En serrant ma main dans la sienne, elle m'a affirmé : « Je sais tout ce que Sara et toi avez fait pour Ana depuis son arrivée, alors sache que tu peux compter sur moi ». Puis elle m'a glissé une petite liasse de billets en me disant de prendre le temps qu'il faudrait pour me rembourser, que le plus important était que je retombe sur mes pattes. Une fois mon compte réapprovisionné, j'ai pu réactiver mon contrat d'électricité pour ne plus avoir à me soucier d'une potentielle insurrection de ma mère. Je me console en me disant qu'à défaut d'aller mieux, elle peut au moins déprimer dans une maison avec le courant.

Rassurée de voir mon ciel se dégager un peu, j'ai enfin pu profiter d'une bonne nuit de sommeil avant d'attaquer cette première journée de travail. L'affaire Gilberto n'étant toujours pas réglée, j'ai contacté Brian pour qu'il passe me récupérer dans le centre à sept heures et suis arrivée une demi-heure en avance au salon de coiffure. Si je suis pour le moment contrainte de mettre mes études de côté, je suis bien décidée à ce que cette interruption dure le moins possible. Et pour ça, je suis prête à mettre toute la hargne dont je dispose dans ce nouveau boulot.

Eh oui, ça y est, Juli la guerrière est de retour.

— Voilà pour la partie shampoing. Est-ce que tu as des questions ?

La voix de ma supérieure me ramène brusquement à moi. Dur d'avoir des questions lorsque l'on n'a pas écouté un traître mot du sujet en question...

— Non, aucune, tout est très clair, affirmé-je dans un grand sourire.

Visiblement satisfaite par ma réponse, Doña Luisa hoche la tête. Ses boucles blond platine sont tellement laquées qu'elles ne bougent pas d'un millimètre. La résistance sismique de sa coiffure est sans doute nettement supérieure à celle de la plupart des bâtisses du centre historique de Cartagena.

— OK, parfait, on enchaîne alors. Et vite, si possible, j'ai vraiment besoin d'un autre café... On a pas mal de réservations aujourd'hui et, avec l'absence de Mari, il va falloir être efficaces.

Je hoche la tête en me remémorant le nom de ma collègue Mariana qui est, si j'ai bien compris, en congés jusqu'à la semaine prochaine. D'ici là, il nous faudra faire tourner le salon à deux. En tant que nouvelle arrivante, je vois ça comme une sorte de baptême du feu.

— La table du fond, poursuit Luisa, c'est là que nous faisons les manucures. Tout le matériel nécessaire est rangé dans les étagères. Tu prendras vite le pli, j'en suis certaine.

Le monologue accéléré de ma supérieure est interrompu par un tintement suraigu. Le son est tellement insupportable que je ne peux pas me retenir de grimacer.

— Bonjour, Doña Luisa !

L'interpellée se retourne pour répondre avec surprise :

Señora Caterina, vous êtes déjà là ?

Alertée, je fais volte-face. C'est alors que je réalise deux choses qui me glacent le sang.

Premièrement, le tintement suraigu provient d'une clochette suspendue à la porte d'entrée. Ce qui signifie que je vais devoir subir cette torture auditive de manière quotidienne.

Deuxièmement, la femme qui se tient sur le palier n'est autre que ma voisine. Qui, un, me déteste. Et, deux, n'est pas censée me voir travailler ici.

Comment est-ce possible ? Ce local situé à plus de trois kilomètres de San Diego ! Aucun habitant du centre-ville ne parcourt de telles distances pour trouver un salon de coiffure !

Ma voisine, qui ne m'a visiblement pas remarquée, rétorque à la gérante d'un air serein :

— Je suis venue un peu plus tôt que prévu.

— Un peu plus tôt que prévu ? Votre rendez-vous était à midi...

— Je me suis dit que ça me permettrait d'éviter l'heure de pointe. Vous semblez toujours débordée sur ce créneau et, pour ma part, je n'aime pas les gens.

Luisa étire ses lèvres en un sourire bien trop crispé pour être sincère, avant de répondre :

— Entre huit heures et midi, il y a tout un monde d'heures creuses. Vous auriez pu choisir n'importe quel autre créneau, mais non, vous avez choisi l'ouverture...

— Je suis plutôt matinale.

Comme pour affirmer ses propos, Señora Caterina ôte sa veste et s'installe devant l'un des bacs à shampoing. Je songe à m'éclipser discrètement mais, comme par hasard, c'est cet instant qu'elle choisit pour s'apercevoir enfin de mon existence.

— Juliana ?

Je reste figée sur place, pendant que la vieille dame me fixe d'un air ébahi.

— Tiens donc, vous vous connaissez ? nous interroge Luisa.

— C'est ma voisine, constate Caterina d'une voix teintée de surprise. Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu n'es pas censée être à l'université ?

Ma supérieure pousse un soupir théâtral avant de déclarer :

— Bon, je vous laisse régler ça entre vous. Pendant ce temps, je vais me faire un café...

Tandis qu'elle me frôle en se dirigeant vers l'arrière-boutique, je l'entends marmonner :

— Ces retraités qui n'ont rien de mieux à faire que de venir pour l'ouverture, je te jure...

En temps normal, j'aurai renchéri mais là, j'ai d'autres priorités. À commencer par celle qui vient de s'asseoir devant l'un des bacs à shampoing.

— Mais enfin, que faites-vous ici ? m'exclamé-je.

— Je viens dans ce salon depuis toujours, c'est le seul qui parvienne à dompter ma chevelure.

Je toise ma voisine d'un air sceptique, tandis qu'elle passe sa main dans l'espèce de duvet de couleur indéfinie surmontant son crâne.

— C'est plutôt moi qui vous pose cette question, renchérit-elle. Je connais très bien le personnel et je suis certaine de ne jamais vous avoir croisée ici.

— Je sais, je sais... Écoutez, Señora Caterina, vous ne pouvez raconter ça à personne.

— Ah oui, et pourquoi donc ?

— C'est une histoire compliquée... Je ne peux pas vous en parler.

— Très bien, dans ce cas, vous m'en voyez contrainte d'en informer votre mère. J'en suis navrée, mais je ne peux pas lui cacher une telle information sans motif valable...

Le fait que cette sorcière ait deviné que ma mère était précisément la personne pour laquelle mon travail devait rester un secret me glace le sang.

Comprenant qu'un changement de stratégie s'impose, je croise les bras et déclare d'un air déterminé :

— Qu'est-ce que vous voulez en échange ?

Señora Caterina demeure pensive quelques instants.

— Vous savez bien écrire ?

Prise au dépourvu par sa question, j'arque un sourcil.

— Euh, je crois, oui... Pourquoi ?

— J'aimerais séduire quelqu'un. Je pensais à lui envoyer des lettres... Sauf que je n'ai aucune expérience dans la matière et qu'en plus, j'écris horriblement mal.

— Vous voulez que j'écrive des lettres d'amour à votre place ? Mais enfin, comment voulez-vous que je fasse ça sans même connaître la personne que vous...

Ma réponse ne semble pas plaire à ma voisine, qui m'interrompt aussitôt d'un air boudeur :

— J'entends, ce n'est pas grave, Juliana. Une petite conversation avec votre mère s'impose de toute façon... Ce n'est pas bon de garder des secrets, je ne fais que vous rendre service. Elle vit chez vous depuis peu en plus, non ? Il me semble l'avoir aperçue l'autre jour.

Je serre les dents pour me retenir de jurer. Saleté de Señora Caterina !

— Très bien, vous avez gagné, grommelé-je. J'écrirai vos lettres.

Ma capitulation arrache un sourire léger à ma voisine, qui me tend sa main. Je la contemple d'un air méfiant, avant d'ajouter :

— Mais en échange, vous serez mon alliée et mon alibi en cas de besoin.

— D'accord.

Surprise d'avoir obtenu si facilement gain de cause, je m'avance et scelle notre pacte d'une poignée de main ferme.

— C'est un plaisir d'avoir affaire avec vous, Juliana.

Soit. Si quelques lettres d'amour sont le prix à payer pour maintenir ma mère hors de toutes ces histoires, je suis prête à devenir la plus grande poétesse de tout le Bolivar.

* * *

Après cette première journée de travail, je ne sens plus mes jambes. Courir entre manucures, shampoings, nettoyage et rangement m'a tout bonnement épuisée. Le positif est qu'au moins, je sais qu'un logement avec de l'électricité m'attend. Fini les bougies suintantes ! Je ne pensais pas ressentir un jour de la gratitude en appuyant sur l'interrupteur de la lampe du salon ou en réchauffant une soupe en sachet au micro-ondes. À croire que les événements récents semblent être en train d'opérer en moi une transformation profonde.

Je regarde mon bol tourner derrière la vitre d'un air fasciné, lorsqu'une vibration me tire de ma contemplation. En extirpant mon téléphone de la poche arrière de mon jean, je découvre un SMS :

Rolando : Boxe ce soir ? Je t'attends pour un combat sans merci.

La simple vue de ce message me fait soupirer. Même avec toute la bonne volonté du monde, je serais incapable de trouver l'énergie nécessaire pour sortir de chez moi. Alors de là à monter sur le ring...

Juli : Tu sais que je suis toujours partante pour te mettre une dérouillée, mais ce soir, ça ne va pas être possible.

Rolando : Dommage, le sac de frappe va en prendre pour son grade. Ou les petits nouveaux, je ne sais pas. Ne t'étonne pas si tu en vois revenir deux ou trois avec un œil au beurre noir ou une dent en moins...

Je laisse échapper un sourire en glissant de nouveau mon téléphone dans ma poche, lorsque la voix de ma mère m'interpelle :

— C'est la perspective de manger une soupe en sachet pour le dîner qui te réjouit comme ça ?

Sa question est ponctuée par le tintement du micro-ondes. Je m'empresse d'en extraire mon bol avant de répondre :

— Laisse-moi savourer la joie du retour à la modernité ! Je suis tellement épuisée que la perspective d'ingurgiter n'importe quoi de chaud me réjouirait.

Ma mère m'examine d'un air curieux en prenant place à la table.

— Ah oui ? Et pourquoi es-tu si épuisée ?

Réalisant que j'ai parlé sans réfléchir, je me racle la gorge.

— C'était une journée très dense. J'ai eu beaucoup de cours, alors je me sens... Cérébralement fatiguée.

Cérébralement fatiguée ? Bonté divine, le fait d'avoir une journée de travail dans les pattes fait de moi une très mauvaise menteuse.

— Je m'imagine. Je suis désolée, je n'ai même pas pensé à te cuisiner quoi que ce soit...

Rassurée de voir que ma mère a gobé mon histoire, je m'empresse de poser ma main sur la sienne.

— Ne t'en fais pas. Regarde-moi, est-ce que j'ai l'air triste avec ma soupe ? J'ai l'habitude de me débrouiller depuis que je vis seule, tu sais.

Ma mère esquisse un demi-sourire en haussant les épaules.

— Parlons plutôt de toi, déclaré-je pour changer de sujet. Comment tu te sens ?

— Fatiguée aussi, mais de trop pleurer. J'en ai assez de me lamenter, j'ai envie d'entrevoir d'autres perspectives...

Je porte une cuillerée de soupe à ma bouche en scrutant ma mère, qui poursuit :

— J'ai beaucoup réfléchi et je commence à réaliser que j'ai toujours été bridée par ma vie d'épouse. J'ai connu ton père à dix-sept ans, nous nous sommes mariés à vingt et me voilà aujourd'hui, près de vingt-cinq ans plus tard... J'ai passé plus de la moitié de ma vie avec lui, tu te rends compte ? J'ai construit tous mes projets autour de lui, de toi, de notre famille... Et si j'ai la sensation d'avoir perdu tous mes repères, je me sens aussi étrangement... libre. Ce bouleversement, c'est une opportunité de tout recommencer à zéro. De vivre la vie que je souhaite réellement.

Un silence flotte sur ses paroles. Je contemple ma mère d'un air ému tandis que mon corps se réchauffe sous l'effet de la soupe. Ça alors ! Si l'on m'avait dit qu'une personne aussi dévouée qu'elle serait un jour capable de prononcer de telles paroles, je ne l'aurais pas cru. Dire que la dispute remonte à moins d'une semaine ! Ma mère est bien plus résiliente que je ne le pensais.

— Tu as tout à fait raison, maman. Il y a bien trop de femmes qui s'oublient dans leur relation de couple ou leur rôle de mère... Prends ce temps pour toi, pour faire toutes ces choses que tu n'as pas osées. C'est le moment !

Ma mère m'adresse un sourire sincère en me pressant la main. Pour la première fois depuis son arrivée, j'ai l'impression de la retrouver. À cet instant, j'en suis persuadée.

Tout va s'arranger.


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