Chapitre 5 - Assumer une mauvaise décision, c'est trinquer avec les emmerdes
« Le solde de votre compte est inférieur au plafond minimum. »
Les lettres rouges qui s'affichent sur l'écran de mon téléphone au moment où je consulte mes relevés bancaires confirment mes pires craintes. On est le premier du mois, ça fait sens. Je suppose que c'est ce qui se passe quand tous les prélèvements mensuels tombent sans qu'il ait l'habituel apport de mon père pour venir les combler.
Si j'avais encore un maigre espoir – bien que Sara et Ana m'aient assuré qu'il n'y avait eu aucune coupure de courant chez elles – je ne peux plus ignorer la situation qui est, de toute évidence, en train de s'imposer à moi.
— Tout va bien, ma chérie ?
Avachie la tête entre les mains, je me redresse d'un bond en entendant la voix de ma mère.
— Euh, oui, tout va bien. C'est juste un prof qui nous a collé un devoir de dernière minute...
Contre toute attente, mon mensonge passe inaperçu.
— Ah, je vois. Tu as réussi à joindre les fournisseurs ?
— Non, pas encore. Mais je m'en charge, ne t'en fais pas.
Ma mère hausse mollement la tête, avant de disparaître dans l'escalier comme un fantôme. Je n'en suis pas très fière mais, pour la première fois, le fait qu'elle soit dans un état léthargique m'arrange. Je m'en contente car je sais très bien ce qu'il est en train de se passer, et je n'ai aucune envie qu'elle le sache.
Toujours plantée devant mon téléphone, je guette l'étiquette collée sur la chaudière d'un regard défiant. À ce stade, il s'agit de déni pur et simple car je suis presque certaine de ce qui m'attend. Lorsque je réalise qu'il ne me reste que six pourcents de batterie, je mets un terme à cet affrontement silencieux et décide de composer le numéro d'assistance. Il ne me faut pas plus de cinq minutes pour être mise en relation avec un conseiller.
— Une coupure dans votre logement, vraiment ? Quel est votre quartier ?
La voix à l'autre bout du fil est lasse et traînante. Ça alors, je ne pensais pas qu'il était possible de trouver quelqu'un d'encore plus réjoui que moi par cette conversation.
— San Diego, rue de Tumbamuertos.
— Il n'y a actuellement aucune panne dans le secteur. Je vais regarder votre dossier.
Je ne peux pas dire que je ne m'attendais pas à cette réponse. Résignée, je lui donne mon numéro de référence dans un soupir et patiente durant de longues minutes en laissant mes doigts courir le long des nervures du plan de travail. Dans mon esprit, je commence déjà à envisager les pires scénarios. Après ça, que peut-il encore se passer ? Vais-je me retrouver à la rue, contrainte d'abandonner tous mes projets d'avenir pour me mettre à mendier sur le bord d'un trottoir ?
— Señorita Suarez, vous êtes toujours au bout du fil ?
Tirée de mes angoisses par la voix monocorde du conseiller, je me redresse d'un bond.
— Oui, je suis là.
— L'électricité a été coupée dans votre domicile car le titulaire a mis fin au contrat.
C'était donc bien ça, l'œuvre de mon adorable paternel. Connard.
— Génial ! Et vous m'expliquez comment vous vient l'idée de résilier un contrat sans même en informer les personnes concernées ?
— Tout simplement parce que le titulaire fait généralement partie des personnes concernées. Le contrat n'était-il pas à votre nom ?
Non, évidemment, il est au nom de mon père. Qui, visiblement, me déteste suffisamment pour résilier ce foutu contrat sans même m'en informer et me laisser sans électricité du jour au lendemain.
— C'est compliqué...
— En tout cas, s'il s'agit d'une erreur et que vous souhaitez le réactiver, nous nous tenons à votre disposition. Il nous faut juste un nom et vos coordonnées bancaires.
Pendant que le conseiller semble réciter les lignes d'un manuel qu'il aurait appris par cœur, je suis assaillie par l'image de mon compte à sec, placardé de lettres rouges.
— Laissez tomber. Bonne soirée.
Pile au moment où j'appuie sur le bouton pour raccrocher, mon téléphone rend l'âme, me privant de la seule lumière qui éclairait encore mon salon plongé dans le noir.
Soirée de merde.
* * *
Je me réveille le lendemain avec la sensation de me remettre d'une mauvaise soirée. À la différence près que je n'ai pas fini ma nuit avec un bel inconnu, mais avec une mère au fond du trou. J'essaie de me persuader que tout va s'arranger, mais le vestige de bougie qui se tient sur ma table de nuit comme un vieillard affaissé me ramène à cette foutue panne de courant.
Cette journée n'a même pas encore commencé que j'en ai déjà marre. Mes parents sont en pleine crise de couple et me voilà désormais fauchée, à devoir héberger ma mère dans une maison dépourvue d'électricité. Le pire, c'est que tout ça est de ma faute. Je n'aurais jamais dû aller voir mon père, je savais que c'était une mauvaise idée. Si ma mère apprend que je suis sur la paille à cause de mes excès de fierté, elle va s'arracher les cheveux !
Démunie face à tous ces problèmes à résoudre, j'enfouis ma tête sous l'oreiller et pousse un râle à peine humain.
— Juli ?
Je relève la tête pour soutenir le regard de ma mère en tentant de faire preuve d'un semblant de joie de vivre. Je ne suis pas certaine que mon essai soit très concluant.
— C'était toi, ce grognement ?
— Non. Ça devait être le chien de la voisine. Il fait des bruits bizarres, parfois.
— Juliana...
Si mes mensonges m'avaient épargnée jusqu'ici, cette fois-ci, ma mère ne semble pas dupe. À croire que sa nuit de sommeil lui a rendu un soupçon de lucidité.
— Tu vas me dire ce qu'il t'arrive ? Tu es bizarre depuis hier soir. Je sens que quelque chose te tracasse. Est-ce que c'est en lien avec la panne de courant ? Tu as pu en savoir plus ?
— Euh... Oui, je les ai appelés.
— Et alors ? Ils n'ont rien fait pour régler ça ? Je sais que les infrastructures dans certains quartiers de la ville ne sont pas des meilleures, mais tout de même, une interruption n'est jamais si longue ! Tu sais quoi, je vais aller les voir moi-même pour régler cette histoire...
— Non !
Ma mère se fige net. Afin de tempérer mes propos, j'esquisse un léger sourire. Juste une fraction de seconde, le temps de passer en revue tous les mensonges possibles pour en choisir un qui n'encourage pas la moindre action de sa part.
— Je te dis que je les ai eus hier. Ils m'ont expliqué qu'ils ont fait des travaux et qu'il devait y avoir un souci de raccordement. Je sais que c'est embêtant, mais rien ne sert d'aller les voir, ça devrait être résolu dans la journée.
Ma mère semble presque déçue de ma réponse. À croire qu'elle n'était pas contre l'idée d'aller pousser une gueulante chez Electricaribe.
— Ah bon, très bien. Ils ont intérêt à agir vite alors, sinon, ils vont m'entendre.
Consciente que je n'ai fait que désamorcer temporairement la bombe, j'étire mes lèvres en un rictus crispé. Ce souci devrait donc être réglé dans la journée...
Je n'ai plus qu'à me bouger pour trouver une solution, alors.
* * *
— Ton père vous a coupé l'électricité ?
Installée face à Sara et Ana de la réception de Color Caribe, je serre ma tasse de thé entre mes mains. L'avantage d'être ici, c'est que je peux m'en faire un. Il a plu toute la nuit et je rêve d'une boisson chaude depuis ce matin.
— Ni plus ni moins. Il a résilié le contrat, ce qui a automatiquement coupé le courant dans l'appartement.
— Je n'y crois pas, souffle Ana. Quel cran !
— Entre le retour de ta mère et l'évasion de l'autre fou furieux, c'est la débandade en ce moment... soupire Sara. Tu as prévu d'aller lui parler ?
Ma réponse est aussi tranchante qu'une lame de couteau.
— C'est hors de question.
L'afro-caribéenne, dans toute sa sagesse, tente de me raisonner :
— Mais enfin, Juli, ça n'a pas de sens... C'est vous, les victimes dans l'histoire ! Il doit y avoir un malentendu.
Je m'enfonce dans mon siège comme une enfant butée. Les fauteuils en velours côtelé qu'Elvira a dénichés au fin fond de la cave sont d'une laideur sans égale, mais je ne peux pas nier qu'ils sont confortables.
— Eh bien, pas complètement... Disons que la dernière fois que l'on s'est vus, la conversation a un peu dérapé. J'ai fini par lui dire que je ne voulais pas de son argent et qu'il n'existait plus pour moi.
Le regard outré que Sara braque sur moi me donne l'impression d'avoir souhaité la mort à tout un tas d'orphelins.
— Juli ! Tu as vraiment dit ça ?
— Quoi ? J'en ai marre, il pense toujours pouvoir tout résoudre avec son fric ! Je voulais lui montrer que, cette fois-ci, ce ne serait pas le cas.
— Sauf que, tant que tu es encore étudiante, c'est à lui de payer ton loyer et tes factures.
— Je sais, soupiré-je.
— Tu ne peux pas demander à ta mère de payer tes factures pour toi ? me demande Ana. Elle a bien accès aux comptes de ton père, non ?
— Il est hors de question que je parle de cette histoire à ma mère. Déjà qu'elle s'est fait mettre dehors, si elle apprend que mon père a fait une chose pareille, elle ne s'en remettra pas. Je veux être là pour elle, pas lui causer une source de stress supplémentaire.
Face à moi, Sara hausse les épaules d'un air résigné.
— Si tu refuses de solliciter l'aide de ta mère, il n'y a pas mille autres solutions, Juli.
Je lui adresse le regard dépité d'un prisonnier attendant sa sentence finale. L'afro-caribéenne déclare alors, dans la plus grande sérénité :
— Il va falloir te trouver un travail... et vite.
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