Chapitre 35 - Il faut du temps pour parvenir à reconstruire ce qui s'est brisé
Me retrouver de nouveau face à la porte d'immeuble de mon père me renvoie des semaines en arrière. Tout ça me semble si proche que je revois encore son visage incrédule, j'entends encore mes cris et mes paroles assassines. Moi qui pensais qu'il ne faisait que jouer à l'innocent, aurai-je réagi de la même manière si j'avais su ce que je sais à présent ? En même temps, comme je l'ai dit à Hector, son passé n'efface pas tout ce qu'il a pu faire. Dans le fond, je crois que j'avais besoin d'extérioriser toutes ces choses que je ne lui ai jamais dites.
Je m'efforce de revenir au moment présent en fixant l'interphone. J'ai fait défiler les noms sur l'écran et les lettres de « Suarez » me narguent. Comprenant qu'il va bien falloir que je me lance un jour, je prends une longue inspiration avant d'appuyer sur la touche « appel ». J'ai fait exprès de venir un dimanche pour que mon père soit à la maison. Mon cœur bat la chamade lorsque le voyant rouge s'allume et que le premier bip retentit.
— Juli ?
Mal à l'aise à l'idée d'être observée par mon père sans pouvoir le voir, je vais droit au but :
— Je peux monter ? Il faut qu'on parle.
Dès que la double porte se déverrouille, je m'empresse de la pousser pour traverser le gigantesque hall. La dizaine de miroirs déclinés sur les portes, les murs et même les plafonds me renvoient mon regard de biche effrayée. J'appuie sur le bouton d'appel de l'ascenseur.
Allez, Juli, tout va bien se passer.
L'ascension des vingt niveaux de la tour, qui me surprend d'habitude par sa rapidité, semble durer une éternité. Lorsque j'arrive devant la porte ouverte, seule la télé allumée témoigne de la présence de quelqu'un. J'hésite à toquer, et réalise par ce geste à quel point je me sens loin de mon père. Une famille normale, ça rentre naturellement chez les uns et les autres, non ?
— Je suis là, m'annoncé-je d'une voix hésitante.
Mon père apparaît avec deux tasses à la main et m'invite à entrer.
— J'étais en train de me faire un café. Tiens, en voilà un pour toi.
Il me tend le récipient d'une main gauche avant d'éteindre la télé. Étrangement, entrevoir des signes de son stress me détend un peu. J'ai l'impression que nous sommes deux enfants en train d'apprendre à se ré-apprivoiser.
— Merci.
Je prends place dans le canapé pour meubler le silence qui s'est installé. Mon père me rejoint.
— Est-ce que... Tu vas bien ? tente-t-il d'un ton hésitant.
— Oui, plutôt.
Ayant tout sauf envie de discuter de la pluie et du beau temps, j'embraie sur le sujet du jour :
— J'ai appris, pour maman. Et pour l'arnaque.
Ma déclaration est saluée par un soupir.
— Je me doutais que tu ne venais pas pour une simple visite de courtoisie...
— Pourquoi tu ne m'as rien dit ?
Mon père fait tourner sa tasse entre ses mains dans un geste qui me rappelle mon propre tic. Il décide finalement de la poser sur la table basse.
— Pour l'arnaque, je ne l'ai découvert qu'il y a quelques jours. L'auteur a été très habile et le compte auquel j'adressais tes virements portait ton nom. Je ne me suis jamais soucié de ce nouveau fournisseur d'électricité non plus. Il faut dire que j'avais la tête à autre chose...
— Alors tu as continué à m'envoyer de l'argent, bien que je t'ai demandé de ne plus le faire ?
— Tu es ma fille, Juli. Tu crois vraiment que j'allais te laisser sans rien, alors que tu es encore en plein dans tes études ?
L'entendre m'affirmer que je suis sa fille ne me laisse pas indifférente. Notre relation est si cordiale et distante que j'en viens parfois à oublier les liens qui nous unissent.
— Peu importe ce que tu décides d'en faire, il était impensable que je stoppe ces virements. Je ne prétendrais jamais être irréprochable, mais en ce qui concerne l'argent, je tiens parole.
J'acquiesce. Il est vrai que mon père n'a jamais été avare, et c'est ce qui m'avait d'autant plus sidérée en voyant que ses virements ne me parvenaient plus. Et en même temps, cela faisait sens vu que je le lui avais demandé. Le timing de Santiago était terriblement bien choisi.
— Mais alors toi, comment est-ce que tu as fait pour t'en sortir sans cet argent ? s'enquit mon père.
— Comment j'ai fait...
Je me racle la gorge en contemplant le fond de ma tasse d'un air embarrassé.
— Je pensais que c'était une conséquence de notre dispute, expliqué-je. Alors je n'ai rien dit à maman et... J'ai commencé à travailler dans un salon de coiffure.
— Un salon de coiffure ?
Tout comme ma mère, il répète ces mots comme si je venais de lui annonçais que j'avais travaillé dans un club de strip-tease. Je me retiens de protester en me rabattant sur une mèche de cheveux, que je mordille nerveusement.
— Comme si les études de droit n'étaient pas suffisamment compliquées ! J'espère que tu ne t'es pas mise en échec universitaire à cause de ce travail...
Réalisant qu'il faudra à un moment ou l'autre que je crève l'abcès, je lâche sans attendre :
— Il était impossible de cumuler ce travail à plein temps avec mon master. Du coup... J'ai dû mettre mes études en pause.
Sans grande surprise, cet aveu fait bondir mon père.
— Tu as arrêté d'étudier ?
— Je n'avais pas le choix !
— Mais enfin, bien-sûr que tu avais le choix ! On a toujours le choix ! Tu aurais dû venir me voir, on aurait su bien avant que j'étais victime d'une arnaque !
— Comment est-ce que j'aurais pu soupçonner une histoire pareille ? Au vu de la dispute qu'on venait d'avoir, il était impensable que je vienne te supplier. Tu le sais très bien, tu es exactement pareil que moi !
Cette dernière réplique parvient enfin à clouer le bec de mon père.
— Peut-être, mais de là à arrêter tes études... Avec ta mère, on a tout fait pour que tu puisses être une femme indépendante, subvenir toi-même à tes propres besoins. Et tu sais à quel point les études sont importantes pour ça !
— Je le sais, et je te répète que ce n'est que temporaire. Il est hors de question que je les abandonne.
Visiblement rassuré, mon père reprend sa tasse de café et se cale dans le canapé. J'en profite pour aborder le second sujet en suspens :
— Et pour maman... Pourquoi est-ce que tu ne m'as pas dit que c'était elle qui était partie ?
Mon père pousse un soupir, avant de boire une nouvelle gorgée de café.
— J'ai essayé de te le dire... Mais tu étais persuadée que je te mentais. J'aurais pu insister, mais je crois que je me sentais trop coupable pour ça. Le départ de ta mère, c'est moi et moi seul qui l'ai causé. Si notre séparation m'a fait réaliser quelque chose, c'est que je me comportais mal avec vous depuis des années. Sans m'en rendre compte, je suis devenu comme ces gosses pourri-gâtés qui veulent toujours plus... Et dans ma quête de pouvoir, d'argent et de biens, je vous prenais pour acquises. C'est mon comportement qui a brisé notre famille, j'en suis conscient.
Je soutiens son regard sans ciller. Ses paroles sont dures à entendre, mais j'admire d'autant plus son honnêteté. Dans son monde de faux-semblants, je sais à quel point il est difficile pour lui d'en faire preuve. Je décide alors d'aborder à mon tour un sujet sensible :
— Hector m'a raconté l'histoire de votre rencontre.
Mon père ne semble pas si surpris. J'ai même l'impression qu'il est soulagé, comme s'il attendait depuis des années que le nuage noir qui planait au-dessus de lui ne finisse par éclater.
— En effet, il y a tout un pan de mon passé dont je ne vous ai jamais parlé, à toi et à ta mère.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Vraiment, Juli ?
Je me contente de soutenir son regard sans rien dire, curieuse d'entendre ses propres raisons.
— Je ne vous en ai jamais parlé parce que j'avais honte, souffle-t-il. Quand j'ai rencontré ta mère, j'ai décidé de prendre un nouveau départ. J'ai changé de boulot, on a fondé une famille... Sur le papier, j'avais tout pour y parvenir. Si je ne vous en ai jamais parlé, c'est justement pour laisser cet homme-là derrière moi. Je ne voulais pas que mon passé continue de me suivre.
Mon père triture son mug avant de le déposer sur la table.
— Le souci c'est que, comme tout, ce silence avait une contrepartie. Et cette contrepartie, je la paie aujourd'hui... En décidant de ne pas parler, j'ai dû trouver une manière de combler ce vice, et je l'ai fait avec la séduction et le pouvoir. Comme dans toutes les dérives, j'ai commencé à m'en amuser puis, peu à peu, je me suis laissé aveugler.
La gorge serrée, je lui adresse un regard compatissant. L'histoire de cet homme qui, en cherchant à tout prix à se débrouiller seul, a fini par courir à sa propre perte, m'est familière. À croire que mon père et moi, nous nous ressemblons plus que je ne voudrais le croire...
— Et qu'est-ce que tu comptes faire, à présent ?
— Je ne vais pas te mentir, ces dernières semaines ont été très difficiles. Mais si elles m'ont au moins appris quelque chose, c'est que je manque terriblement de personnes sur lesquelles compter.
Le regard de mon père, criant de sincérité pour la première fois, me fait de la peine. Ayant moi-même été dans cette impasse, je sais à quel point l'entourage est précieux dans les moments difficiles. À vrai dire, je ne sais pas ce que j'aurais fait sans l'aide de mes amies.
— Ces choses-là ne s'acquièrent pas du jour au lendemain, je sais que le chemin va être long... Mais j'aimerais commencer avec toi, Juli.
Encore accaparée par ses dernières révélations, je cligne des yeux pour m'assurer que j'ai bien entendu.
— Avec moi ? répété-je.
— Oui, avec toi. J'aimerais qu'on reparte sur de nouvelles bases... Si tu l'acceptes, bien-sûr.
Sa simple proposition emplit ma cage thoracique d'une bouffée d'émotion. Mon naturel indépendant aurait envie de rechigner un peu pour ne pas lui rendre la tâche si facile, mais j'en suis tout bonnement incapable... Et ce constat me fait réaliser tout ce que j'ai refoulé durant des années pour me protéger. Mon père, bien que vivant avec nous, a toujours été absent, mais je prétendais ne pas avoir besoin de lui. La réalité était tout autre...
J'expire et laisse s'échapper malgré moi un demi sourire.
— Par quoi tu voudrais commencer ?
Ma réponse fait briller les yeux de mon père d'une lueur nouvelle, une étincelle d'humanité qui m'était jusque-là inconnue. Je me demande si c'est à ça que s'est accroché Hector lorsqu'il l'a rencontré à ce cercle de parole.
— On va tout faire pour que tu reprennes tes études au plus vite. Ta place est là-bas, j'en suis convaincu.
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