Chapitre 33 - La vie trouvera toujours des moyens de nous couper le souffle
J'ai toujours vu la vie comme une suite de concordances. Quoi que l'on veuille obtenir, tout est une question de timing. Deux personnes ont beau vouloir la même chose, si leur désir ne s'accorde pas en temps voulu, il y a peu de chances pour que ce souhait aboutisse à quoi que ce soit.
Encore bouleversée par ce que je viens de voir, je reste figée sur le trottoir. La pénombre qui règne sur la rue est à l'image de celle qui s'est emparée de moi en l'espace d'une fraction de seconde.
Rolando, avec une autre fille ? Cette révélation qui n'en est pas vraiment une me donne pourtant l'impression que je viens de faire une chute libre de quinze étages. Si je me sens d'abord complètement désemparée, la déception que je ressens est vite relayée par de la colère. Une colère que je ressens non pas pour lui, mais envers moi-même.
Évidemment qu'il voit quelqu'un d'autre, et je ne peux même pas lui en vouloir ! Après ce que je lui ai fait subir, qu'est-ce que j'espérais, qu'il m'attende toute sa vie comme un petit chien ? À croire qu'il aura fini par honorer ma volonté. Dommage que ce soit au moment où je m'apprêtais à enfin faire un pas vers lui.
— Juli ?
Alertée par un chuchotement dans mon dos, je sursaute. Seule la pénombre m'encercle.
— Qui est là ? Qu'est-ce que...
Je tente de hausser la voix, mais la main qui vient se plaquer sur ma bouche met fin à ma tentative d'intimidation.
— Arrête, tu vas attirer l'attention. C'est moi, Santiago.
— Qu'est-ce que tu me veux ? soufflé-je en me débattant. Lâche-moi !
— Je te pose plutôt la question à toi, qu'est-ce qui te prend ? Je ne te veux aucun mal. Ça fait des jours que j'essaie de t'intercepter, mais ta mère ne te lâche pas...
Je fronce les sourcils. Le fait que Santiago ne parvienne à me parler qu'en me suivant le soir dans l'obscurité ne me plaît pas du tout.
— Je croyais que tu comptais me laisser tranquille. De quoi est-ce que tu veux me parler ?
— J'ai pas mal réfléchi et... J'aimerais que tu te débarrasses de ta mère pour que je puisse vous retrouver toutes les deux chez toi avec Ana, demain à la première heure.
— Que je me débarrasse de ma mère ? Et comment ça, chez moi ? J'ai déjà dit que je ne voulais pas que tu y remettes les pieds !
— Juliana, écoute-moi, c'est important. Il faut que je vous parle.
* * *
— Il a demandé à nous retrouver ici, vraiment ?
Debout au milieu de mon salon, les bras croisés, Ana fait les cent pas. Ça fait près de dix minutes que je la regarde faire et je commence sérieusement à avoir le tournis. Je me contente de hausser les épaules en guise de réponse.
Si la demande de Santiago m'a beaucoup agacée sur le coup, je n'ai pas pu m'empêcher d'y céder. Il faut dire que le plan dont il m'a fait part m'a bien trop intriguée pour que je refuse. Une fois Ana prévenue, j'ai passé un coup de fil à ma mère en prétextant vouloir ramener chez moi la personne que j'étais partie retrouver. Je n'ai pas eu à développer beaucoup plus : ma mère, bien trop pudique pour oser se mettre en travers de ma vie amoureuse, a aussitôt accepté de loger pour cette nuit chez Color Caribe. Si elle s'imaginait le flop de mon excursion du soir...
— Il ne t'a rien dit de plus ?
L'envie de triturer ma mèche me dévore, mais je n'en fais rien. Il ne faut pas qu'Ana sente ma nervosité.
— Non, il m'a juste demandé de me débrouiller pour pouvoir l'accueillir ici avec toi à sept heures tapantes. Tu connais son tact légendaire...
Bam-bam-bam.
Un tambourinement sourd en provenance de la porte me sauve de cette conversation. Je m'empresse de bondir pour aller ouvrir, pendant qu'Ana met enfin un terme à sa marche centrifuge.
Vêtu de sa veste à capuche noire, Santiago s'engouffre dans mon salon sans un mot, laissant dans son passage une traînée de son parfum aux senteurs boisées avec cette touche fruitée si caractéristique. Lorsqu'il croise le regard d'Ana, mon amie se raidit. La tension est telle que j'ai l'impression d'avoir été catapultée dans une centrale électrique.
Santiago retire sa capuche, découvrant son visage aux traits abrupts. Sous ses cheveux légèrement ébouriffés, son front semble soucieux, mais l'étincelle qui brille au fond de ses iris si sombres ne ment pas sur l'émotion qui l'habite.
— Bonjour à toutes les deux.
L'entendre employer une formule de politesse est quelque peu déroutant, mais je n'y suis pas vraiment réceptive. Il faut dire que la rue commence à se réveiller et si ma mère décide de rentrer, je ne saurai pas trop quoi lui dire.
Santiago s'approche d'Ana pour venir effleurer son visage du bout des doigts sans un mot, mais mon amie fait un pas en arrière. Je décide alors de prendre les devants :
— Nous n'avons pas de temps à perdre. Qu'est-ce que tu avais à nous dire ?
Santiago suspend son geste en se raclant la gorge.
— Pour commencer, je veux vous prévenir que je m'apprête à être totalement transparent, et que la vérité risque de ne pas vous plaire. Surtout toi, Juli.
Moi qui croyais être à jour dans les dernières révélations, je reste abasourdie.
— Surtout moi ? Comment ça ?
— Pour que vous compreniez bien, il faut que je reprenne l'histoire du début.
Un bref silence flotte sur ses mots, avant que Santiago ne déclare :
— Lorsque je me suis évadé, j'avais un plan bien précis en tête. J'allais revenir à Cartagena, ma ville de prédilection, pour y retrouver mes hommes et reprendre ma vie d'avant tout en faisant profil bas pour que la police ne me retrouve pas. Et surtout pour garder un œil sur toi, Ana.
Mon amie, qui ne semble pas apprécier cette formulation, se crispe.
— Garder un œil sur moi ?
— Tu es ma fille. Ma seule et unique fille. Tu crois vraiment que j'allais te laisser tranquille après tout ce que j'avais fait pour te retrouver ?
Cette fois-ci, mon amie ne réagit pas. Je ne sais pas si Santiago ressent un genre d'attachement envers elle, mais les phrases qu'il emploie s'apparentent plus à une menace qu'à une réelle démonstration d'affection.
— Il me fallait un peu de temps pour réfléchir à une manière de t'approcher. Et, pendant ce temps, il fallait que je trouve de quoi vivre. Mes trafics avaient été interrompus par la police et il fallait que je trouve une manière de récupérer un peu d'argent. C'est à ce moment-là que j'ai pensé à toi, Juliana.
Ses paroles m'interpellent de nouveau :
— Comment ça ?
— Notre petite histoire m'avait permis d'en apprendre beaucoup sur toi. Je savais tes parents étaient riches, mais aussi en crise depuis quelques temps. Je cherchais la meilleure façon de m'y prendre lorsqu'en t'observant un peu, j'ai compris que ta mère s'était installée chez toi... C'est à ce moment-là que j'ai décidé d'agir.
— D'agir pour quoi ?
— J'ai arnaqué ton père, Juli.
Bien qu'elle n'ait rien de surprenant venant de Santiago, cette révélation me laisse abasourdie. Puis, en repensant à ces fois où il m'a suivie, tout paraît évident. Pourquoi n'y ai-je pas pensé avant ? Je n'ai jamais cru au fait qu'il ait des sentiments pour moi, j'aurais dû me méfier !
— Les hommes séparés sont des proies faciles et le tien en était une de choix. Quand j'ai compris que tu t'étais brouillée avec lui, j'ai sauté sur l'occasion. Il m'a suffi d'un coup de fil pour l'avoir. Je me suis fait passer pour un fournisseur d'électricité et je lui ai proposé de modifier ton contrat pour que tout l'argent qu'il vire chaque mois me revienne. Et dans la foulée, je me suis fait passer pour ton père et j'ai résilié le précédent.
— Sérieusement ? C'est à cause de toi si je me suis retrouvée sans électricité ?
— L'opportunité était bien trop belle pour que je ne la saisisse pas. Je me suis ensuite débrouillé pour que les virements qu'il te faisait chaque mois me reviennent en lui envoyant un faux mail de changement de RIB... Il faut dire qu'il t'envoyait un sacré pactole. Ton père avait la tête ailleurs et ne s'est pas posé de questions alors, en quelques jours, le tour était joué.
Je suis tellement médusée que les mots ne me viennent pas. Dire que Santiago était à la source de tous mes problèmes depuis le départ...
— Ne me regarde pas comme ça, Juli. Je te connais, je savais que tu retomberais sur tes pattes.
Je serre mes poings en feu. Ces semaines de galère, l'arrêt brutal de mes études, la dispute avec ma mère... Tout était en réalité de sa faute. Et, pendant ce temps, j'étais persuadée que mon père m'avait volontairement coupé les vivres, alors qu'il s'était au contraire fait duper par ma faute.
— L'étape suivante sur mon plan, c'était d'usurper l'identité de ta mère pour avoir accès au reste de sa fortune. C'est à ce moment que j'ai fait en sorte de la rencontrer dans un bar puis, une fois qu'elle s'est retrouvée seule, je lui ai volé son sac en me changeant et en cachant mon visage pour qu'elle ne me reconnaisse pas.
— C'était donc bien toi... sifflé-je, la mâchoire crispée.
— Au final, ce plan n'aura même pas eu le temps d'aboutir, rétorque Santiago d'un air désinvolte. Ta disparition, Ana, a tout foutu en l'air. Je n'avais aucune idée de qui pouvait être derrière ça, je ne savais même pas si tu étais vivante ou morte... Pour la première fois depuis des années, je n'avais aucune idée de ce qui se tramait.
— Et tu as décidé de venir me voir moi, alors que tu avais arnaqué mon père et agressé ma mère ? vociféré-je.
— Tu étais la seule personne proche d'Ana de laquelle je pouvais me permettre de m'approcher. On avait vécu quelque chose tous les deux et j'avais appris à te connaître un peu : je sais que lorsqu'il s'agit de tes proches, tu es prête à tout. Alors j'ai fait de mon mieux pour gagner ta confiance et j'ai, disons... un peu enjolivé la réalité.
— Enjolivé la réalité... répété-je d'un ton amer. C'est sûr que si j'avais su que tu étais derrière tout ça, je t'aurais jeté dehors sans attendre.
— Mais tu as tout de même pris un risque énorme en venant retrouver Juli, commente Ana. Elle aurait pu te dénoncer, quelqu'un aurait pu t'apercevoir chez elle...
— C'était un mouvement dangereux, c'est vrai... Mais je n'avais pas le choix, il fallait que je fasse quelque chose. C'est pour ça que je te dis que ton enlèvement a foutu en l'air tous mes plans. En temps normal, je n'aurais jamais fait une chose pareille. Mais le fait d'imaginer que je puisse te perdre, qu'il t'arrive quelque chose et que je ne puisse rien faire pour te sauver... J'étais incapable de continuer ma vie comme si de rien n'était.
Un léger silence flotte sur les paroles de Santiago, avant qu'il ne reprenne :
— J'ai beau dire, les Maestre ont bien calculé leur stratégie. Il n'y avait qu'en s'en prenant à toi qu'ils pourraient me faire réagir. Quand je pense à ce qu'ils ont osé te faire, je n'ai qu'une envie, c'est de les retrouver et de leur régler leur compte à tous les deux...
— Comme tu l'as fait avec Carlos...
Le murmure d'Ana n'atteint pas Santiago, qui plisse le nez comme s'il était en train de parler d'un insecte nuisible ou d'une traînée d'ordures.
— J'ai fait ce que j'avais à faire. Carlos m'a trahi. En plus de me dénoncer à la police, il a osé s'approcher de toi, et je ne lui pardonnerai jamais. Tu es à moi, je l'ai toujours dit, et il est hors de question que la moindre personne lève la main sur ma seule et unique fille.
Ces dernières phrases lâchent un silence de plomb sur la conversation. À côté de moi, mon amie soutient difficilement le regard de Santiago. Malgré son silence, je sens qu'elle brûle de lui poser mille questions. Ayant eu l'occasion de côtoyer cet homme, j'ose à peine imaginer ce que l'amour de ce type peut bien lui inspirer à part de la peur... Sans parler du fait que celui qu'il pense avoir tué est encore en vie. À cet instant, je réalise le poids du secret que nous gardons. Je ne sais pas comment Santiago réagirait s'il venait à apprendre que nous lui avons caché une chose pareille.
Encore pensive, je remarque que notre interlocuteur consulte sa montre. Lorsqu'il me regarde à la dérobée, je comprends qu'il est temps pour moi de m'exécuter. Je dégaine alors discrètement mon téléphone et compose un numéro avant d'appuyer sur la touche « appel ». Ana, trop prise par ces dernières révélations, n'en remarque rien.
— On pourrait débattre de ces sujets pendant des heures, mais il ne me reste plus beaucoup de temps.
Mon téléphone toujours en main, je relève le regard vers notre interlocuteur :
— Je n'ai qu'une seule question. Pourquoi es-tu venu ici, Santiago ?
— J'y venais justement.
Le fugitif nous regarde tour à tour dans les yeux, avant d'expliquer :
— Je n'ai jamais compris pourquoi les gens laissaient d'autres personnes avoir tant d'influence sur leur propre vie, leurs propres choix. Si je suis responsable de moi, les autres sont responsables d'eux-mêmes, non ? La facilité avec laquelle les autres pouvaient se laisser submerger par leurs sentiments m'a toujours dépassé... Mais c'était avant que j'apprenne ton existence, Ana. Dès l'instant où j'ai su que j'avais une fille, tout a changé. Pour la première fois, j'ai compris ce que ressentaient tous ces gens. Moi qui avais toujours fait mes choix dans mon seul et unique intérêt, je me suis retrouvé avec une nouvelle donnée dans l'équation. Au début, c'était étrange, mais maintenant que j'ai réussi à te retrouver, je peux l'affirmer. Je ne suis plus tout seul... On est deux. Et le choix que j'ai décidé de prendre aujourd'hui en témoigne.
Mon amie le fixe comme s'il était en train de lui parler dans une langue inconnue.
— Qu'est-ce que tu as fait, Santiago ?
L'interpellé s'approche d'Ana pour lui poser une main sur la joue.
— J'ai fait ce que j'avais à faire pour te protéger, souffle-t-il à demi-voix.
Au moment même où il termine sa phrase, un violent tambourinement sonne à ma porte.
— Police ! Ouvrez !
Au moment où ces paroles lui parviennent, le regard perdu d'Ana est vite relayé par de la peur.
— Qu'est-ce que c'est que...
Je m'empresse d'ouvrir la porte, répandant une salve de policiers dans mon salon sous ses yeux médusés. Incapable de résoudre cette situation par elle-même, mon amie me fixe d'un regard incrédule. Pendant ce temps, les policiers se jettent sur leur cible pour l'immobiliser.
— Santiago Torres, sous l'ordre du lieutenant Medina du commissariat de police de La Quinta, je vous déclare en état d'arrestation pour homicide, obstacle à la justice et trafic de contrebande. Vous avez le droit de garder le silence mais, si vous renoncez à ce droit, tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. Vous avez le droit de désigner un avocat et si vous n'en avez pas les moyens, un vous en sera commis d'office.
Je regarde la scène comme une spectatrice devant un show au dénouement inattendu, en état de choc. Je me demande comment s'était passée la première arrestation de Santiago, lorsqu'il s'était fait dénoncer par Carlos, mais je suis prête à parier qu'elle n'avait pas grand-chose à voir avec celle-ci. Le voir se faire passer les menottes sans protester alors qu'il va prendre pour bien plus après cette tentative d'évasion a presque des airs tragiques.
Encore abasourdie, je m'approche d'Ana qui fixe la scène d'un air désemparé. Lorsque je serre sa main, elle ne décolle pas son regard de Santiago. Je me demande ce qui peut bien la traverser à ce moment précis.
— Promets-moi que tu ne m'oublieras pas...
Ces quelques mots, soufflés par Santiago d'un air presque suppliant, sont les derniers qu'il lui adresse avant de se faire embarquer dans le fourgon de police garé au pied de chez moi. Je comprends alors l'ampleur du geste qu'il a été capable de faire pour Ana.
Aussi déséquilibré soit-il, on ne peut pas nier qu'il aura tout fait pour la protéger, à sa manière.
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