Chapitre 32 - Quoi qu'on dise, les cicatrices du passé ne disparaissent jamais
Bien que je ne la passe pas dans une cave, ma nuit n'en reste pas moins agitée. Mon bras gauche étant paralysé par l'atèle, je suis obligée de dormir sur le dos. Incapable de m'assoupir dans cette position qui ne m'est pas naturelle, j'ai tout le loisir de ressasser les derniers événements – et, malheureusement, il y a de quoi faire.
Une fois que mon cerveau a écoulé toutes les scènes reliées de près ou de loin à la disparition d'Ana et à ce séjour cauchemardesque chez les Maestre, je repense à ma mère. Je n'ai plus eu de nouvelles d'elle et mon vaillant téléphone, en plein chargement, me laisse croire qu'elle n'a pas non plus tenté de me contacter. Je comprends qu'elle ait pu mal prendre mes cachotteries, mais qu'elle ne prenne même pas de mes nouvelles me dépasse. Être déçu de quelqu'un ne nous empêche pas de continuer à nous soucier de lui, non ?
Le jour se lève, mettant un terme aux quelques heures de répit où j'aurais pu m'endormir, et je décide de me hisser de mon lit. Armée des premiers vêtements qui me tombent sous la main, je me dirige vers la salle de bain. Prendre une simple douche est un véritable parcours du combattant et me prend le double du temps habituel, mais je profite de ce temps sous l'eau chaude pour me détendre un peu.
Une fois lavée et vêtue d'un t-shirt à l'effigie d'un groupe de rock qui a au moins le mérite d'être simple à enfiler, je me prépare un café. Je remplis le réservoir de ma cafetière et jette un coup d'œil à l'horloge du salon. Huit heures quinze.
Bon sang ! Je sursaute en réalisant que nous sommes lundi, et qu'en tant que détentrice du sacro-saint trousseau de clés, je suis censée faire l'ouverture du salon de coiffure. Je suppose qu'une petite visite s'impose... Je ne peux pas vraiment faire état de tout ce que j'ai vécu mais, avec cette attelle, Luisa et Mari devraient vite comprendre pourquoi je suis incapable de travailler.
Une fois mon café avalé, j'attrape mon sac. Je suis tentée d'enfiler mes intemporelles baskets déchirées mais, n'ayant plus qu'une main gauche à disposition, je me rabats sur un modèle à scratch. Ce n'est qu'en fouillant dans ma poche à la recherche de mon trousseau de clés que je sens une présence derrière moi.
— Maman ?
En la voyant plantée devant le seuil de ma porte, j'ai presque l'impression de revivre le point de départ de cet enchaînement infernal, lorsqu'elle avait débarqué chez moi avec sa valise. Sans masque à l'argile cette fois, mais à en juger la manière dont son visage se décompose, je ne suis pas certaine que mon attelle et mon look douteux me donnent plus fière allure.
— Juli... Qu'est-il arrivé à ton bras ?
— Oh, si tu savais... soupiré-je.
— Est-ce que je te dérange ? Où allais-tu ?
— J'aimerais pouvoir parler avec toi, mais il faut que j'aille au salon de coiffure rendre les clés. Je ne peux pas travailler et... C'est une longue histoire.
— Très bien, laisse-moi t'y emmener, dans ce cas.
Incapable de conduire en l'état, je capitule et accepte son offre.
* * *
— Comment est-ce que tu t'es fait cette blessure, Juli ?
Attablée face à ma mère dans un petit café au mobilier rétro, je soupire. L'ambiance chaleureuse du local tranche avec mon état d'esprit.
Lorsqu'elle m'a proposé de prendre le petit déjeuner ensemble après que j'ai pu rendre les clés à mes collègues de travail, j'ai été incapable de refuser. Mais plus je regarde son visage pimpant, plus je lui en veux. J'aurais aimé lui trouver des excuses, mais elle semble aller beaucoup trop bien pour ça.
— Il s'est passé beaucoup de choses... Mais j'aimerais commencer par celles qui te concernent. Pourquoi tenais-tu à venir me rendre visite, maman ?
Sa tasse entre les mains, ma mère baisse les yeux vers son tinto fumant.
— Je... Je ne sais pas par où commencer. Je suis désolée de cette longue absence, Juli. Ça n'excuse en rien ce que j'ai fait, mais je crois que j'avais besoin de prendre du temps pour réfléchir...
— Du temps pour réfléchir ? Je sais que je t'ai dit des choses difficiles, mais quand même ! Depuis votre séparation, j'ai tout fait pour t'aider, et toi tu n'as fait que te braquer à la première contradiction sans te mettre ne serait-ce qu'une seconde à ma place !
— Juli, je...
— Attends, laisse-moi finir. Le pire, dans tout ça, c'est que tu n'aies même pas cherché à savoir si j'allais bien. Tu as peut-être vécu des moments difficiles, mais tu n'as pas idée de ce que j'ai vécu, de mon côté ! Et ne me dis pas que tu n'as rien entendu concernant la disparition d'Ana, car Hector t'en a forcément parlé !
— Juli, s'il te plaît... Est-ce que je peux parler ?
Je me contente de fixer ma mère le visage fermé, espérant que mon silence parle de lui-même.
— Contrairement à ce que tu penses, je me suis fait du souci pour toi. Quand Hector m'a informée de la disparition de ton amie et de ta visite au poste de radio, j'ai eu envie de venir te voir. Je savais qu'il fallait que je le fasse, mais... Je ne savais pas par où commencer.
Intriguée par ces derniers mots, je fronce les sourcils.
— C'est-à-dire ?
— Je t'ai menti... Ton père ne m'a pas mise dehors. C'est moi qui suis partie de mon plein gré.
Si je pensais avoir eu ma dose de révélations jusque-là, cette dernière me laisse abasourdie.
— Hein ? Mais enfin... Pourquoi m'avoir raconté l'inverse ?
Ma question arrache un soupir à ma mère. Lâchant enfin sa tasse, elle commence alors à dérouler le fil de son récit :
— Tu sais mieux que personne que je ne suis pas quelqu'un d'impulsif. Si j'ai subi durant des années de tolérer les infidélités de ton père, c'est avant tout parce que j'étais incapable de lui tenir tête. Je t'ai toujours admirée pour ça mais, contrairement à toi, j'ai du mal à faire entendre ma voix et à prendre des décisions difficiles.
Elle marque une courte pause, durant laquelle je croise enfin son regard. Un regard impuissant que je ne lui connais que trop bien.
— La décision que j'ai prise ce jour-là avec ton père m'a choquée moi-même. Pour la première fois de ma vie moi, Carmen Suarez, j'étais parvenue à dire non à mon mari. À enfin m'écouter pour mettre un terme à toutes ces années passées à m'oublier par crainte de ce qui m'attendait de l'autre côté. Cette réaction a été aussi belle que stupide. Si je me suis sentie libérée en la prenant, je n'ai pas tardé à subir le contrecoup de mon impulsivité... et à réaliser que je n'avais pas la force suffisante pour assumer pleinement cette décision et vivre seule. Je n'ai alors pas eu d'autre choix que de venir toquer à ta porte...
Ma mère baisse les yeux en buvant une gorgée de café, comme pour se donner de la force.
— Quand je me suis retrouvée devant toi, poursuit-elle, la fierté que j'avais pu ressentir m'avait définitivement quittée. Je me sentais juste stupide, naïve. Moi qui suis d'ordinaire d'une prudence presque maladive, je m'en voulais d'avoir suivi cet élan sans en juger des conséquences. Je craignais qu'en te racontant la vérité, tu m'en veuilles. Alors je n'ai rien trouvé de mieux à faire que de me réfugier dans la posture de victime que tu me connais en te racontant que ton père m'avait mise à la porte... Avec cette version des faits, au moins, je savais que tu te rangerais de mon côté.
La fin du récit de ma mère me laisse encore plus bouleversée qu'au départ.
— Attends, tu es sérieuse ?
— Je sais que je n'aurais pas dû faire ça, ta dispute avec ton père et le fait que tu te retrouves à travailler au salon de coiffure, tout est ma faute...
— Je ne parle pas de ça. On s'en moque, que j'aie eu à arrêter mes études, j'ai aussi ma part de responsabilité là-dedans ! Ce qui me choque, c'est que tu aies pu penser ne serait-ce qu'une seconde que je n'allais pas te soutenir dans ta décision !
Mon exclamation se perd dans un silence écrasant.
— Comment as-tu pu juger plus opportun de me cacher tes vraies raisons ? entonné-je de plus belle. J'ai grandi en voyant à quel point tu souffrais de ta relation avec mon père, tu penses vraiment que je t'en aurais voulu de le quitter ? Maman, je me bats justement pour pouvoir un jour aider les femmes qui souffrent de l'emprise d'un homme !
À la fin de ma tirade, quelques regards se tournent vers moi. Réalisant que je commence à hausser un peu trop la voix, je marque une pause, avant de conclure d'une voix plus douce :
— Je ne t'en veux pas, au contraire, je suis fière de toi.
Ma dernière phrase fait aussitôt monter les larmes aux yeux de ma mère. Sentant ma gorge se serrer, je m'empresse de me lever pour aller la serrer dans mes bras. Sentir enfin son parfum contre moi me réchauffe jusqu'au plus profond de mon âme. C'est comme si cette simple étreinte agissait comme un baume réparateur sur mon cœur blessé.
— Juli... Je suis désolée...
— Arrête de t'excuser, maman, lui ordonné-je.
Mon ton tranchant ne laissant pas place à la discussion, ma mère se met à rire. Après quelques instants de silence, je m'écarte d'elle pour la regarder dans les yeux. Notre discussion semble avoir ravivé dans ses iris une étincelle nouvelle.
— Maintenant que tu sais tout à mon sujet... Tu dois aussi avoir des choses à me raconter, non ?
* * *
Ces retrouvailles avec ma mère me laissent dans un état de sérénité que je n'avais pas ressenti depuis une éternité. Je constate alors que tous les problèmes qui m'étaient tombés dessus simultanément semblent une fois de plus concorder pour se dénouer les uns à la suite des autres. Entre le fait d'avoir retrouvé Ana, le départ de Santiago et maintenant, le retour de ma mère, j'ai l'impression que les nuages noirs qui planaient au-dessus de moi sont en train de se dissiper pour me laisser entrevoir de nouveau le bleu du ciel.
Après quelques jours passés principalement à me reposer tout en savourant cette nouvelle tranquillité, je réalise qu'il reste encore un sujet en suspens. Une affaire bien moins urgente que les autres, mais qui n'en reste pas moins des plus importantes à mes yeux...
Après quelques instants à tergiverser, je consulte ma montre. Il est vingt heures, normalement, Rolando devrait avoir fini sa journée à la salle de boxe. Y lisant là un signe du destin, je ne me laisse pas le temps de réfléchir davantage et me redresse de mon canapé.
— Tu as besoin de quelque chose ?
Ma mère, qui s'affaire aux fourneaux depuis ce qui s'apparente à des heures, m'étudie d'un regard étonné. Maintenant qu'elle a décrété qu'elle logerait ici pour m'aider à me débrouiller avec mon bras immobilisé, elle prend son rôle très au sérieux.
— Il faut que je passe voir quelqu'un.
— Tu veux que je t'accompagne ?
— Ne t'inquiète pas, ce ne sera pas long.
Ma mère acquiesce, avant de m'aider à enfiler mes chaussures. J'ai beau lui répéter que je ne suis pas complètement incapable, rien n'y fait. Une fois prête, il ne me faut pas plus d'une vingtaine de minutes pour trouver un taxi et me rendre chez Rolando.
Il n'est que vingt heures trente, mais avec ses voitures à l'arrêt et ses fenêtres éteintes, le quartier résidentiel semble déjà endormi...
À l'exception d'une petite maisonnée.
— Vous pouvez vous arrêter ici, ordonné-je au taxi.
Le conducteur acquiesce et coupe le moteur. Je le remercie et m'empresse de sortir un billet de ma poche pour régler la course avant de descendre discrètement du véhicule.
À une centaine de mètres de là, je reconnais la silhouette de Rolando sur le palier de sa porte. Il remonte l'allée, comme s'il s'apprêtait à sortir. Puis je le vois éclater de rire avant d'asséner une tape sur le bras à quelqu'un et, à cet instant, je comprends qu'il n'est pas seul.
Une fille, aux longs cheveux noirs et au sourire éclatant, l'accompagne.
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