Chapitre 30 (1/2) - Leçon n°3 : Les armes inoffensives sont les plus redoutables
— Dîner pour tout le monde !
La douceur amenée par la déclaration de Camila est interrompue par le bruit du verrou grinçant. Quand la porte s'ouvre à la volée et que je croise le regard triomphant d'Eric, je comprends que ce choix de timing n'est certainement pas dû au hasard. Cette espèce de psychopathe serait tout à fait capable de guetter nos conversations à travers la porte pour débarquer au pire moment.
— Qu'est-ce qui est au menu ? marmonné-je.
— Du pain et de l'eau. J'espère que ce sera au goût de madame.
— Vous êtes au courant que le temps des prisonniers ligotés et enfermés dans des caves est révolu depuis longtemps ?
— Sans doute, mais on est plutôt branché vintage.
Le regard que je lance au frère Maestre est tel que s'il y avait eu un bidon d'essence dans cette pièce, nous aurions tous finis carbonisés.
— Tu vas enfin te décider à boire ?
Je déglutis. Ma gorge est de plus en plus sèche, mais mon esprit de contradiction pourrait me faire survivre des semaines dans le désert le plus aride pour ne pas céder à cette pourriture.
— Je préférerais boire ma propre urine que d'accepter quoi que ce soit venant de vous.
Le frère Maestre lève les yeux au ciel d'un air désabusé, comme on le ferait face à une pauvre gamine capricieuse. Il sert de l'eau à Ana, quand Cristian et Patricia arrivent.
— Comment vont nos invitées ? s'enquiert la mère de famille.
— Vos invitées ? Je penserai à prévenir mon père de ne jamais mettre un pied chez vous, grommelle Camila.
Ignorant sa remarque, Cristian déclare :
— J'espère que tu n'es pas en train de les maltraiter, Eric. Nous allons avoir besoin d'elles.
Je ne saurais pas dire pourquoi, mais sa phrase me laisse un mauvais pressentiment.
— Besoin d'elles ? Pour quoi faire, exactement ? demande leur fils.
— De toute évidence, séquestrer sa fille ne suffit pas à faire entendre raison à cette pourriture de Santiago. Mais maintenant que ces aimables demoiselles ont décidé de se joindre à nous, nous avons un nouveau moyen de faire pression sur lui... En passant à la vitesse supérieure.
Je ne sais pas ce que le père Maestre entend par « passer à la vitesse supérieure », mais la manière dont il le dit me fait froid dans le dos. Et l'air abasourdi d'Eric ne me rassure pas.
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Qu'est-ce que tu entends-tu par là, exactement ?
— Si tu es un Maestre, tu sais très bien de quoi je parle. Maintenant que tu t'es chargé de te procurer le contact d'un de ses sbires, un monde de possibilités s'offre à nous.
Cette dernière déclaration me fait tiquer. Le numéro de l'un des sbires de Santiago ?
— Et je peux savoir qui a décidé de changer les plans du tout au tout ?
— Nous nous sommes concertés avec ta mère hier soir.
Eric respire bruyamment, comme s'il semblait avoir de plus en plus de mal à se contenir.
— Et vous n'avez pas jugé bon d'en discuter avec moi ?
— Tu crois vraiment que c'est le moment de faire étalage de ta colère sur la place publique ?
Le silence qui suit semble interminable. Je ne suis pas médium, mais je sens qu'il se joue quelque chose de bien supérieur à cette histoire de kidnapping.
— Mais enfin, vous êtes devenus fous ? Le plan, c'était de faire pression sur l'autre enfoiré, pas de foutre nos vies en l'air ! Vous voulez finir vos jours en tôle, ou quoi ? Maman, enfin, dis quelque chose !
Le visage désespéré d'Eric ne suffit pas à faire céder Patricia, qui maintient un regard déterminé. Cristian, moins calme qu'elle, tonne d'un air furieux :
— Santiago a joué avec Carlos, il en va de l'honneur de notre famille, Eric !
— L'honneur de notre famille ? répète l'interpellé dans un ricanement funeste. Franchement, ce n'est pas comme si Carlos était vraiment un Maestre...
Moi qui n'avais déjà pas la moindre miette d'estime pour le frère de Carlos, sa dernière remarque déplacée m'écœure d'autant plus. Et visiblement, je ne suis pas la seule.
— Carlos est le deuxième enfant que j'ai perdu, je ne tolérerai pas que l'on plaisante avec ça. Comme je le disais, je suis là pour que justice soit faite, alors si tu n'es pas prêt à en assumer les conséquences, tu peux partir.
Cette dernière révélation me fait relever la tête. C'est surprenant, j'ignorais que les Maestre avaient déjà perdu l'un de leurs fils avant Carlos. Face à moi, Patricia et Eric se défient du regard et la pièce est tellement chargée de tension que j'ai l'impression qu'elle pourrait exploser à tout moment.
— Quel déshonneur tu fais à la famille, Eric... lâche Cristian d'un ton méprisant.
— Famille ? Quelle famille ? Depuis que Lucas est mort, nous n'avons plus de famille.
Cette phrase amère flotte dans le silence de la pièce.
— Je ne sais pas ce qui vous pousse à agir comme ça, mais ma vie à moi ne fait que commencer et j'ai tout sauf envie de la passer en tôle à cause de vos conneries. Alors faites ce que bon vous chante, démerdez-vous, mais ce sera sans moi. Et sans le contact de ce putain de sbire, aussi. Démerdez-vous pour le trouver vous-mêmes, puisque vous êtes si intelligents.
La dernière déclaration d'Eric n'a pas l'air de plaire à son père, qui se redresse en serrant les dents.
— Si tu t'en vas, je te jure que...
Mais avant même qu'il ait pu formuler sa menace, Eric balance la bouteille d'eau et le plateau repas qu'il était venu nous servir avant de tourner les talons. Dans le meilleur des mondes, j'aurais espéré qu'il appelle la police – mais au vu du spécimen, je n'y compte même pas. Il va falloir que nous nous débrouillions seules, une fois de plus.
Seules, et avec un Cristian plutôt furax. Merci, le cadeau.
— Je n'arrive pas à croire que cette espèce d'enfoiré ait osé se tirer... siffle-t-il avant de renverser une pile de cartons d'un grand coup de pied. Il va le payer cher !
Démunie face à la colère de son mari, Patricia se fait toute petite et tente de le calmer d'une voix douce :
— Amor, peu importe. Nous n'avons pas besoin de lui.
Mais ses mots ne parviennent pas à calmer Cristian, qui écrase l'un des cartons d'un grand coup de pied. La pauvre victime s'éclate dans claquement sonore qui me fait instinctivement reculer. Et lorsqu'il se baisse avec un sourire démoniaque sur le visage, je retiens mon souffle.
— Tu sais quoi ? Tu as raison, cariño. Puisque nous devons nous débrouiller seuls, je vous propose d'entamer une petite phase de coopération, vous et moi.
Son changement de voix, soudain devenue mielleuse, est aussi déconcertant qu'effrayant. Ce n'est que lorsque je vois Cristian se relever avec un énorme chandelier entre les mains que je comprends le plan machiavélique qu'il a en tête.
— Je suis certain qu'au moins l'une d'entre vous peut nous aider à trouver comment contacter ce foutu Santiago... Et je suis curieux de voir combien de coups il vous faudra pour cracher le morceau.
Ana et Camila se figent sur place. Je déglutis avec peine, mon cerveau tournant à toute vitesse. Des moyens de contacter Santiago, je peux en trouver sans peine, mais que suis-je censée répondre pour agir dans notre intérêt à toutes les trois ?
— Commençons par toi, puisque tu sembles vouloir te faire si petite, c'est peut-être que tu as quelque chose à cacher...
Ma concentration est troublée au moment où je vois Cristian se diriger vers Camila. Le visage de cet animal, déformé par un sourire terrifiant, me laisse réaliser l'ampleur de ce qu'il s'apprête à faire. La blonde braque des yeux effarés sur le père Maestre en reculant tant bien que mal. Ses mains et pieds liés finissent par buter contre le mur. Comprenant qu'il n'y a d'autre issue, elle ferme les yeux. Lorsque Cristian prend de l'élan et lève sa massue dans les airs, un violent spasme me secoue la poitrine.
C'est plus fort que moi, je ne peux pas rester là sans rien faire.
— Attendez !
Mon cri suspend le geste de l'agresseur, qui se tourne vers moi.
— Tenez donc, on dirait que quelqu'un se réveille...
Je déglutis avec peine. Si j'avais réussi à faire preuve de sang-froid jusqu'à maintenant, force est de constater que ce type, avec ses sautes d'humeur incontrôlables et son arme surprise, est parvenu à me faire flipper.
— J'espère que tu as quelque chose d'intéressant à nous partager, pour avoir osé m'interrompre comme ça.
Je retiens mon souffle en tentant de faire tourner mon cerveau, bloqué sur le mode « flip total ». J'ai beau y mettre toute ma bonne volonté, il semble juger plus opportun de m'imposer toutes sortes de scénarios catastrophe.
Lorsque Cristian soulève de nouveau son arme dans les airs, je me prépare mentalement à encaisser les coups. Je tente de me consoler tant bien que mal en me disant qu'au moins, Camila ne sera pas la première à les avoir subis...
Quand, soudain, un arôme sucré vient me titiller les narines.
Mon cerveau, encore saturé par cette odeur de renfermé, met quelques instants à la distinguer. Les notes chaudes me rappellent l'hiver, c'est une odeur de chocolat chaud, de natilla... De cannelle.
Je baisse les yeux en direction du carton défoncé par Cristian, d'où les effluves semblent s'être échappées. Mon esprit, enfin sorti du mode panique, est désormais en pleine ébullition. Je comprends alors qu'il faut que je me magne pour faire quelque chose avant de tomber dans les pommes et de réduire à néant nos chances de tirer quelque chose de ma réflexion.
— Je peux vous aider à contacter Santiago !
[à suivre...]
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