Chapitre 3 - Une décision prise par colère est rarement la bonne

Je repars de Color Caribe l'esprit sens dessus dessous. Moi qui croyais être au plus bas, il faut croire que la vie a décidé de monter le niveau d'un cran.

Santiago s'est évadé de prison. Les mots de Maria Carolina tournent en boucle dans ma tête. Comment est-ce possible ? Ne sont-ils pas censés surveiller les types de son genre comme le lait sur le feu ? Que compte-t-il faire, où peut-il bien être allé ?

Lorsque mon regard croise la porte d'entrée de chez moi, j'entrevois tout ce qui m'attend. Ma mère au fond du trou, avachie sur le canapé, le regard vide. Jusque-là, j'ai pris sur moi pour l'aider à retrouver un peu d'énergie mais, dans mon état actuel, je suis incapable de lui prodiguer quoi que ce soit, à part de l'anxiété chronique. Je dévie alors mon chemin pour remonter la rue de Tumbamuertos et son enfilade de bâtisses colorées.

J'ai juste besoin de m'évader un peu. Juste une heure ou deux.

La vue des balustrades entremêlées de fleurs qui bercent mon quotidien depuis ces cinq dernières années me réchauffe le cœur. En m'offrant une nouvelle vie, et même une nouvelle famille, le barrio San Diego m'a sortie de l'isolement et du mal-être de mon foyer familial. Lorsqu'ils m'avaient vue débarquer seule avec des centaines de cartons, les voisins s'étaient empressés de m'aider. Pour les remercier, je leur avais offert à tous des pizzas, et ma fin de déménagement s'était transformée en banquet festif. À ce moment, j'ai su que je ne serai plus jamais seule.

Les mains dans les poches, sans affaires ni sac, je regarde filer mes pensées comme des nuages dans le ciel. J'arpente seule les rues en allant là où mon instinct me porte, déambulant entre les scooters suicidaires, les étals débordants de fruits et les enfants jouant au ballon à même la chaussée. Je laisse les odeurs de fleurs tout juste arrosées, de viande grillée et de pots d'échappement emplir mes narines. Au fur et à mesure que le temps file, je me surprends à songer que les choses ne sont peut-être pas si moches, après tout. C'est au moment où je m'arrête pour considérer un instant ma situation sous ce nouvel angle que je prête enfin attention au décor... Et ce que je découvre me laisse figée sur place.

Je connais trop bien ces hautes tours et ces larges rues bordées de palmiers, cette école à la façade colorée et ce supermarché aux vitres impeccables. Et surtout, je connais trop bien ce parfum sucré qui semble flotter en permanence dans l'atmosphère, mêlé à celui du gazon fraîchement tondu, qui donne l'impression de se balader dans un prospectus immobilier. Je suis à Castillogrande, le quartier où j'ai grandi.

Bon sang, depuis combien de temps suis-je en train de marcher ? Ce quartier est à une heure de San Diego, je n'aurais jamais pensé arriver jusqu'ici. Coïncidence, fruit du destin ou de mon subconscient ? Je n'ai pas le temps de trancher sur la question avant que les souvenirs ne m'assaillent.

Bouleversée et intriguée, je continue de marcher. Même après des années, j'ai l'impression de reconnaître chaque détail. Le soleil a bien baissé, je dirais qu'il doit être environ dix-huit heures. En m'enfonçant dans les allées calmes, je vois des scènes se jouer devant mes yeux comme sur un écran de cinéma. Ma mère qui m'accompagne à l'école en tâchant de dissimuler ses yeux rouges derrière des lunettes de soleil, les voisins qui murmurent sur notre passage. Le sourire de mon père lorsqu'il m'emmène manger une glace à la boutique du coin en m'assurant que les jaloux sont prêts à raconter n'importe quoi pour entacher la vie des gens heureux. Rentrer seule à l'appartement avec un dessin pour lui et le chercher partout. L'attendre des jours, le nez collé à la vitre. Jusqu'à reconnaître un beau jour sa voiture garée dans une rue, m'approcher, le trouver en train d'embrasser une femme que je ne connais pas.

J'achève mon pèlerinage au pied de la porte de l'immeuble où j'ai grandi. Moi qui ne savais pas si rendre visite ou non à mon père, on dirait que mes pieds ont fait leur choix. L'interphone flambant neuf semble me défier du haut de sa caméra dernier cri. La troisième étiquette en partant du bas indique toujours le même nom en lettres capitales. SUAREZ.

Le doigt tremblant, j'appuie sur le bouton.

Une sonnerie... Deux sonneries...

Le système émet un subtil grésillement, tandis que le voyant à côté de la caméra s'allume.

— Juli ? Qu'est-ce que tu fais ici ?

La voix qui me parvient à travers l'interphone pourrait presque présager de la surprise.

— Tu sais très bien pourquoi je suis là.

— Très bien, entre. Tu connais le chemin.

Je traverse le hall d'un pas déterminé. Cette pièce m'a toujours paru trop vaste pour l'usage que l'on en fait. À vrai dire, tout ici est trop grand, trop lisse, trop parfait. Si les gens de l'extérieur peuvent croire à des vies parfaites, j'ai arrêté de me laisser berner il y a longtemps. Un vernis aussi brillant et soigné cache bien souvent des manques et un mal-être profond.

Un ascenseur sophistiqué m'attend au fond du hall. Une fois à l'intérieur de sa grande cage, j'appuie sur le numéro vingt, le dernier étage. L'ascension ne dure qu'une poignée de secondes et, avant d'avoir eu le temps de me demander ce que je vais bien trouver à dire à mon paternel, je me retrouve plantée sur son paillasson. Je retiens mon souffle et appuie sur la sonnette. Seuls quelques bruits étouffés parviennent jusqu'au couloir feutré, agrémentés des pulsations sourdes de mon cœur.

Inspire, expire. Reste maîtresse de toi-même et tout va bien se passer.

Soudain, la porte s'ouvre.

— Salut, Juli. Ça fait un moment...

Mon père est fidèle à lui-même avec ses vêtements élégants, sa barbe rasée de près et ses cheveux noirs plaqués en arrière. Cette apparence parfaitement maîtrisée couplée à ses traits angéliques l'ont toujours aidé à obtenir ce qu'il voulait mais, cette fois-ci, sa voix semble presque teintée de tristesse. Quel acteur.

Je me racle la gorge en cherchant quoi répondre. Si la distance qui s'est creusée entre nous me rend incapable de l'appeler « papa », je ne me vois pas pour autant le nommer par son prénom, José.

— Salut, lui retourné-je d'un ton froid.

Je m'avance dans l'appartement avec prudence, comme un animal farouche retournant sur ses terres après un long exil. Rien n'a changé et, en même temps, tout est différent.

— Je te sers quelque chose, un café, un thé ?

La question de mon père ne récolte qu'un haussement de sourcil perplexe. Croit-il vraiment que je suis venue pour papoter autour d'une boisson chaude en mémoire d'un bon vieux temps illusoire qui s'est fait la malle depuis plus d'une décennie ?

— Non merci.

Un silence pesant s'installe, et je réalise à quel point cette conversation va être longue.

— Maman est chez moi.

— Ah.

Mon père prend place sur le sofa, tandis que je m'approche de la grande baie vitrée ouvrant sur la mer. Le reflet de mon visage soucieux se mêle au bleu de l'horizon, que je croirais presque pouvoir toucher du bout des doigts.

— Je pensais que cette donnée pourrait t'intéresser, ajouté-je sans décoller mes yeux de la vue. Mais encore faudrait-il que tu te soucies un tant soit peu d'elle pour ça...

— Juli, c'est plus compliqué que tu ne le crois.

Ces paroles lasses, que j'ai trop souvent entendues, me font réagir au quart de tour. Décrochant mes yeux de l'azur paisible pour les ancrer dans le bleu électrique des iris de mon père, je m'efforce de respirer calmement.

— Oh, par pitié, épargne-moi les laïus que tu me déballais à tout va pour justifier tes mauvais comportements. Je ne suis plus une enfant. Je peux comprendre.

Mon père soupire en passant une main dans ses cheveux épais, avant d'entonner d'une voix à l'intonation bien trop maîtrisée :

— Tout d'abord, il faut que saches que la tournure qu'ont pris les choses avec ta mère m'attriste énormément.

Le cran dont il fait preuve est à deux doigts de m'arracher un ricanement sarcastique. Comment peut-il prétendre une chose pareille ? Le pire, c'est que je ne suis même pas surprise. Comme toujours, mon père manie avec brio ses talents d'orateur pour me laisser croire ce qu'il veut. Heureusement, le détachement que j'ai pris me permet d'y voir clair.

— Mais enfin, tu l'as fichue dehors !

Mon exclamation fait naître l'ombre d'un sourire sur le visage lisse de mon père. Ne trouvant rien de drôle à la situation, sa réaction ne fait que me hérisser davantage.

— Juli, bon sang, qu'est-ce que tu racontes ? Ne parle pas de ce que tu n'as pas vécu. Cela fait longtemps que la situation avec ta mère est tendue. Nous avons essayé d'en parler, mais rencontrons sans cesse les mêmes obstacles...

Je l'écoute parler en effleurant la surface froide du bout des doigts, mais c'est comme si nous étions de part et d'autre d'une de ces larges baies. Ces vitres insidieuses qui sont des barrières sans en être, qui se fondent dans votre quotidien à tel point que vous finissez par les oublier, pour réapparaître sous vos yeux le jour où vous vous les prenez en pleine figure.

— Je ne sais pas ce que t'a raconté ta mère, mais je doute que sa version des faits soit très objective.

Je me retourne vers mon père. L'entendre dire une chose pareille, apprêté et confortablement installé sur son canapé, me donne envie de hurler. Il peut bien prétendre tout ce qu'il veut, la vérité est que, pendant que le monde de ma mère est en train de s'écrouler, lui continue de mener sa petite vie ici comme si de rien n'était.

— Tu ne t'es jamais mis ne serait-ce qu'une seconde à sa place ? m'exclamé-je. Tu lui as fait vivre l'enfer pendant des années, usant de ton pouvoir pour la garder auprès de toi alors qu'elle était malheureuse ! Malgré ça, pendant tout ce temps, maman a toujours été là pour se plier à tes besoins ! Et aujourd'hui, comme toutes les autres femmes contraintes de vivre sous la tutelle d'un homme, c'est elle qui paie les pots cassés de tes erreurs !

— Juli...

Mon père cherche ses mots. Je meurs d'envie de continuer sur ma lancée, mais je prends sur moi pour écouter ce qu'il peut bien avoir à dire pour sa défense.

— Si c'est l'aspect financier qui t'inquiète, sache que je prévois de vous verser une pension, à toi et à ta mère, qui permettra de couvrir tous vos besoins.

Si je croyais encore désespérément voir apparaître une dernière lueur d'espoir, ces paroles anéantissent toute possibilité d'un énorme coup de massue.

Mon père n'est rien de plus que l'un de ces hommes de pouvoir infâmes et présomptueux. Il a beau prétendre le contraire, il ne comprend pas et ne comprendra jamais.

La mâchoire crispée, je m'efforce de serrer le poing. Le magnifique vase qui trône à côté de lui me fait de l'œil, mais je ne peux pas craquer. Ce serait donner raison à cette croyance populaire qui veut que toutes les femmes soient hystériques.

Une pension ? répété-je entre mes dents. Parce que tu crois que je vais accepter ta charité ?

— Juli, je...

Pendant qu'il cherche ses mots, je visualise le vase s'éclater contre le mur trop parfait de son salon. Pas de scandale, pas maintenant. Restons calmes.

Afin d'éviter de m'en servir pour faire autre chose, j'ouvre la paume de ma main face à son visage.

— N'essaie même pas, d'accord ? Je ne veux pas de ton fric pourri, ni de ta pitié. Garde-les plutôt pour les pauvres femmes que tu te tapes comme bon te semble.

Je traverse le salon en direction de l'entrée d'un pas furieux, sous le regard faussement choqué de mon père. La main sur la poignée, je me retourne une dernière fois :

— Et que ce soit clair : je ne veux plus jamais entendre parler de toi. À compter d'aujourd'hui, tu n'existes plus à mes yeux.

Puis, sans attendre, je quitte l'appartement en claquant la porte.

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