Chapitre 28 - Leçon n°1 : Toujours prévoir un plan B
Le moins que l'on puisse dire, c'est que notre brigade de détectives ne perd pas de temps. Dès notre accord passé, Camila et moi appelons un taxi pour nous rendre chez les Maestre. Après un rapide crochet par un magasin haut de gamme pour se procurer une bouteille de vin hors de prix, nous avons pris la route de El Cortijo, quartier tranquille du Sud-Ouest de la ville.
Pensive, je laisse mon regard vagabonder à travers la vitre du véhicule. Bien qu'il pleuve des cordes, je parviens à entrevoir quelques fincas dissimulées dans une végétation luxuriante. Je me demande à quoi peut bien ressembler celle des Maestre, quand une vibration m'interpelle.
Rafael : On est rentrés de Valledupar. Comment vont les recherches ?
Cette annonce m'arrache un soupir. Si je suis contente de gagner un nouvel allié, il va falloir que je prévoie une petite mise à jour pour lui partager les dernières nouvelles, comme la présence de Santiago chez moi. Je consulte ma montre, dont l'aiguille se rapproche du six.
Juli : On avance. RDV ce soir, 20h30 à Color Caribe pour faire le point ?
— Nous y sommes, mesdemoiselles.
La voix du chauffeur du taxi met fin à notre échange de messages. Curieuse, je colle mon nez à la vitre. Un énorme portail hyper sécurisé m'empêche de distinguer la villa qui se cache derrière, mais le panneau indiquant un club avec golf et piscine à quelques centaines de mètres me laisse un aperçu de ce qui nous attend.
Nous réglons la course avant de descendre. La pluie nous ayant eues par surprise, nous nous abritons tant bien que mal sous le cardigan de Camila pour avancer jusqu'à l'entrée. Mes intemporellesbaskets de sport sont trempées, et je n'ose même pas imaginer pour mon amie,qui patauge dans ses chaussures à talons en daim.
Au fur et à mesure de notre avancée, les énormes barreaux s'espacent pour nous laisser entrevoir une somptueuse bâtisse de trois étages avec terrasse et piscine à débordement... Ainsi qu'une voiture. Une belle voiture de sport qui doit coûter un bras, pour être précise.
— Mon père a des moyens, mais là j'avoue que ça dépasse ma zone de confort...
Je me tourne vers Camila, qui fixe la bâtisse d'un air abasoudi.
— Connaissant la fortune des Maestre, je n'en attendais pas moins, objecté-je en haussant les épaules.
Camila acquiesce, avant d'appuyer sur la sonnerie. L'interphone indique que l'appel est en cours, alors nous patientons. Une minute, deux minutes...
Au bout de cinq minutes sans réponse, nous commençons à nous questionner.
— C'est étrange, car leur belle Porsche Cayman laisse croire qu'ils ne sont pas tout à fait en déplacement... commenté-je.
— Oh, on n'en sait rien. Pour voyager, ils doivent certainement utiliser une voiture bien plus grosse que celle-ci, rétorque Camila.
Sa remarque plane dans un silence chargé de réflexion. Je commence à désespérer, lorsque le déclic d'une serrure me fait sursauter. En redressant la tête, je découvre une silhouette masculine dans l'encadrement de la porte de la villa.
— Bonjour ?
Je laisse à ma voisine le soin de nous introduire :
— Bonjour, Camila Ramirez, je suis la fille de William.
L'homme qui s'approche possède des traits semblables à ceux de Carlos, je devine qu'il s'agit de son frère. Derrière les gouttes de pluie qui ruissellent sur ses tempes, je lui reconnais le même dessin de mâchoire prononcé et le même regard sérieux.
Le nouveau venu inspecte Camila d'un regard froid, avant de se tourner vers moi :
— Et vous ?
Pas très chaleureux, l'accueil du frangin Maestre. À croire que c'est une qualité familiale.
— Je suis Juli, une amie d'Ana.
Je m'attends à ce que la mention de ce lien détende un peu l'atmosphère, mais il n'en est rien.
— Et je peux savoir ce que vous voulez, au juste ?
Camila ouvre la bouche pour répondre, lorsqu'une voix féminine nous interrompt :
— Eric, comment peux-tu laisser ces pauvres jeunes filles trempées devant notre portail ?
La silhouette d'une femme d'âge mûr s'avance vers nous. Parapluie en main, elle est vêtue d'un élégant tailleur noir et d'un chemisier à fleurs qui m'a tout l'air d'être fait sur mesure.
— Veuillez excuser l'accueil de mon fils. Le relationnel n'est pas sa plus grande qualité.
Cette dernière phrase est ponctuée d'un regard noir pour Eric, qui l'ignore royalement.
— Entrez, déclare finalement la nouvelle venue, avant de s'introduire en nous tendant la main. Patricia, épouse de Cristian Maestre. Soyez bienvenues chez nous.
Je mets quelques temps à réagir, surprise par ce revirement de situation. Nous avions préparé tout un argumentaire mais, visiblement, Patricia Maestre n'a que faire du motif de notre visite.
Peu désireuse de tergiverser sous cette pluie torrentielle, je suis notre hôte jusqu'à la porte d'entrée. Camila semble sereine mais, pour ma part, je ne peux pas m'empêcher de me méfier. S'agirait-il une fois de plus de cette tendance maladive qui m'est tant reprochée ?
— Vous êtes trempées, prenez-donc ça.
Patricia nous tend des serviettes en tissu éponge pendant que nous nous débarrassons de nos chaussures trempées sur le seuil. Une fois enveloppée dans la mienne, je pénètre dans le salon à la manière d'un chat entrant en territoire ennemi, prenant soin d'observer attentivement chaque détail.
Les meubles couleur ébène aux lignes pures tranchent avec les murs d'un blanc immaculé. La décoration est minimale mais chaque pièce doit valoir une fortune, comme l'étrange lampe noire qui se dresse à côté du canapé. Sa silhouette, à mi-chemin entre celle d'une vieille faucheuse et d'un arbre rabougri, me fait frissonner. Ce genre d'objet ne peut être que l'œuvre d'un artiste torturé. Je connais bien ce genre de décorations, mes parents en raffolaient. Mais ce qui me marque le plus, c'est cette odeur de biscuit à la cannelle qui flotte dans l'air ambiant. C'est drôle, ce genre d'odeur m'évoque plus la vieille maison d'une grand-mère chaleureuse que la somptueuse villa des Maestre.
— Installez-vous, je vous en prie, nous intime Patricia.
En m'approchant du sofa, je laisse mon regard s'attarder sur un petit écrin en velours traînant sur la table basse. Je n'ai pas le temps d'apercevoir ce qu'il renferme, avant que Patricia ne le referme pour le ranger, en même temps qu'un magazine gisant à côté.
— Veuillez excuser ce désordre, notre femme de ménage n'est pas encore passée cette semaine, explique-t-elle. Je vous sers quelque chose ? Un jus de fruit, un thé ?
— Je veux bien un thé, merci, répond Camila.
Encore étonnée par le geste de la mère Maestre, je réalise que l'on attend ma réponse en croisant le regard insistant de ma voisine.
— La même chose pour moi, affirmé-je machinalement.
Patricia s'éclipse en direction des cuisines, nous laissant seules avec Eric. Assis sur le sofa en face de nous, il ne dit rien et se contente de nous fixer si nous étions des criminelles pouvant décider de s'enfuir à tout moment.
— Camila Ramirez ! Que nous vaut cette charmante visite ?
La voix masculine qui s'adresse à mon amie me fait sursauter. Jugeant assez improbable que cette remarque provienne du fils Maestre assis en face de nous, je tourne la tête. L'homme qui se tient contre l'arche du salon ressemble comme deux gouttes d'eau à son fils, avec une bonne trentaine d'années et au moins vingt kilos de plus. Visiblement, toute la famille est au complet et force est de constater qu'elle semble plutôt disponible. Soit ils viennent tout juste de rentrer de leur soi-disant déplacement, soit ils ont décidé de ghoster Camila et son père.
Cette dernière se redresse d'une traite avant de déclarer d'un ton anormalement soutenu :
— Bonjour, Cristian. Nous nous inquiétons de ne pas avoir de vos nouvelles, avec mon père, nous voulions savoir si tout allait bien. Il m'a chargée de vous amener cette bouteille.
L'interpellé s'avance pour empoigner le sac qui lui est tendu. Il examine la bouteille durant ce qui me semble durer une éternité.
— Château d'Yquem 2018. C'est un grand cru ! Je vais le mettre en lieu sûr. Un vin comme ça, ça se garde pour des occasions spéciales.
Un silence flotte sur la scène. Je m'attends à ce qu'il aille ranger ce fameux grand cru, mais Cristian se contente de le poser sur le buffet, avant de s'approcher de nous. Au même moment, Patricia débarque avec un plateau chargé de tasses.
— Thé pour tout le monde.
Elle nous tend à chacune une tasse fumante. Je m'empresse d'attraper la mienne pour la serrer entre mes mains gelées.
— Nous sommes désolés de ne pas avoir pris le temps de vous répondre, mademoiselle Ramirez... déclare Cristian. Nous rentrons tout juste de déplacement et avons eu beaucoup de travail ces derniers jours. Depuis que nous avons étendu les prestations de notre société au transport d'équipements électroniques, notre charge de travail a doublé. Sans compter les fluctuations du taux de change, bref... Le marché de l'import-export, vous savez ce que c'est !
Je me force à boire une première gorgée de thé pour m'empêcher de rétorquer qu'en tant qu'étudiante et apprentie coiffeuse à mes heures perdues, non, je ne connais pas les lois du marché de l'import-export. Et ça m'étonnerait que Camila en sache plus que moi. Les paroles du gérant de Transportes Portuarios Maestre me donnent la désagréable sensation que l'on cherche à m'embobiner avec un jargon complexe.
— Oui, bien-sûr, nous nous en doutions, affirme Camila. Mais nous tenions tout de même à vous rendre visite pour nous en assurer. Nous sommes soulagées de voir que vous allez bien.
Nouvelle gorgée de thé. Je réprime un bâillement et jette un coup d'œil en biais à mon alliée en tentant de la sonder. Pense-t-elle réellement ce qu'elle est en train de dire ?
— Surtout après ce qui est arrivé à Ana... ajoute-t-elle finalement.
Je guette attentivement la réaction de la famille Maestre. Sans surprise, Eric ne bronche pas. Cristian et Patricia, en revanche, s'empressent d'afficher un air peiné.
— C'est vrai que cette petite est portée disparue... Ce qui lui est arrivé est terrible, nous en sommes navrés.
Cette fois-ci, ces paroles ne me laissent pas l'ombre d'un doute : les parents Maestre sont bel et bien en train de nous cacher quelque chose. Comment peuvent-ils prétendre avoir oublié la disparition d'Ana, si étroitement liée au destin tragique de leur propre fils ?
Je réprime un nouveau bâillement. La chaleur du breuvage se répandant dans mon corps me donne l'impression de subir un contrecoup du froid de tout à l'heure. Comprenant que ce n'est pas le moment de relâcher l'attention, je me débarrasse de ma serviette et dépose ma tasse déjà presque vide sur la table.
— La police a-t-elle pu dégager de nouvelles pistes ? nous interroge Cristian.
— Malheureusement, non. Il faut continuer à chercher, et espérer...
Patricia réagit aux paroles de Camila en posant sa main sur son bras. Je ne sais pas si ma vision est biaisée, mais jamais ce geste ne m'avait paru si faux.
— Je suis sûre qu'elle va bien et que vous finirez par la retrouver.
Prenant sur moi pour rester sur attentive malgré la fatigue qui s'empare de moi, je tente de capter le regard de Camila. Malheureusement, la blonde est trop concentrée dans sa discussion avec les Maestre pour m'adresser la moindre attention.
Je triture nerveusement l'une de mes mèches de cheveux. Nous étions venues en pensant que la famille de Carlos aurait pu être dans le même bateau qu'Ana mais il n'en est rien et j'ai l'impression de flairer tout autre chose. Se pourrait-il que nous ayons visé complètement à côté de la plaque ?
— Et qu'est-ce qui vous fait dire ça, exactement ?
Ma question flotte dans un silence écrasant, tandis que tous les regards se tournent vers moi.
— Pardon ? m'interroge Patricia d'un air offusqué.
Mon cerveau peinant à s'activer, je cligne plusieurs fois des yeux en me redressant.
— Vous semblez convaincue que notre amie va bien. Au cas où vous n'auriez pas compris, on la cherche activement alors, si vous avez connaissance d'un quelconque élément permettant d'assurer qu'elle est en vie, c'est peut-être le moment de le partager.
— Mademoiselle, prétendre que vous alliez retrouver votre amie était une formule de politesse pour vous témoigner de mon soutien, rétorque sèchement Patricia. Je ne pensais pas avoir besoin de le préciser.
Je ne réponds rien et me contente de soutenir le regard de la mère Maestre sans faillir. À ma gauche, je sens le regard insistant de Camila.
— Ah, ça y est, nos invitées se décident enfin à nous dévoiler le fond de leur pensée...
Interpellée par cette remarque de Cristian, je décroche mon regard de celui de son épouse.
— Dommage, on dirait que ça arrive un poil trop tard...
Je lance un regard interrogatif à mon interlocuteur à travers mes paupières papillonnantes. Malheureusement, je comprends ce qui vient de se passer... Un poil trop tard, comme l'avait prédit Cristian.
Car, en quelques secondes à peine, je sens mes paupières se fermer et mon esprit sombrer.
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