Je réalise l'ampleur de mon désespoir au moment où je décide d'aller rendre visite à Señora Caterina de mon plein gré.
Oui, vous avez bien lu.
L'élément déclencheur, c'est que je suis incapable de prendre la moindre décision. Entre les motivations indéchiffrables de Santiago et mon enquête qui n'avance pas, je commence à devenir folle. Moi qui suis abonnée aux week-ends bien remplis, rester enfermée avec ce type à un moment aussi crucial est une véritable torture ! J'ai besoin de parler à quelqu'un, mais Sara est toujours retranchée chez sa famille et Rafael est déjà parti pour Valledupar avec le groupe. Il est trop risqué de confier la présence de Santiago à Maria Carolina et impossible de parler à Rolando après notre dernière altercation. Quant à ma mère, elle se range toujours du côté des abonnés absents.
Je crois avoir passé toutes mes options en revue, quand un visage m'apparaît. Un visage ridé et austère, mais tout ce qu'il y a de moins perspicace – la personne idéale pour me changer les idées sans risquer de dévoiler quoi que ce soit. Sans réfléchir, j'avertis Santiago de mon absence et remonte la rue.
Toc-toc-toc.
Le battant s'entrouvre de quelques centimètres pour laisser entrevoir un œil méfiant.
— Vous avez raté notre rendez-vous hebdomadaire de la semaine passée, déclare Señora Caterina d'une voix monocorde sans ouvrir davantage sa porte.
Aussi fou que cela puisse paraître, je me sens presque heureuse de retrouver son aigreur. Au milieu de tous ces faux semblants et ces revirements de situation, son tempérament infâme est au moins quelque chose de prévisible sur lequel je peux compter.
— Je suis désolée. Ces derniers jours ont été... Compliqués.
Contre toute attente, ma voisine ouvre sa porte et se décale pour me laisser passer. Je m'exécute d'un pas hésitant. Les notes d'une vieille chanson de vallenato émanent du poste de radio posé dans un coin. Comme le veut notre rituel lorsque nous nous retrouvons chez elle, je prends place sur l'une des chaises de la table à manger où trônent toujours les fleurs fanées et la fameuse statuette des poissons morts. Sauf que, pour la première fois, mon hôtesse commence par me préparer du thé. Surprise, je la regarde faire sans un mot.
— J'ai appris la disparition de votre amie...
Je me serais attendue à une formule de politesse quelconque comme « je suis désolée » ou « j'espère qu'il ne lui est rien arrivé de grave » mais, s'agissant de Caterina, je me contente de la deviner dans son silence. En fond, le chanteur Diomedes Díaz se lamente dans des paroles qui font étrangement écho à mes propres tourments :
Hoy quisiera que por fin te aparecieras
Me sonrieras y lloraras con mis penas
— Effectivement... Mais il n'y a pas grand-chose qu'on puisse faire, à part attendre.
Caterina dépose sur la table un petit plateau où reposent sa théière ainsi que deux tasses.
— Pourquoi êtes-vous venue, Juliana ?
En temps normal, une telle question m'aurait offensée. Mais une fois de plus, sachant qui j'ai en face de moi, je ne m'en formalise pas.
— Comment ça ?
— J'ai cru comprendre que votre mère avait découvert votre petit secret. Il n'y a plus rien qui vous oblige à quoi que ce soit.
En me demandant comment elle a bien pu l'apprendre, je trouve assez vite la réponse. Caterina est ma voisine, et elle a tendance à laisser un peu trop traîner ses oreilles. Si elle était déjà parvenue à viser juste pour obtenir gain de cause dans son petit chantage, il est plus que certain que le départ de ma mère ne lui a pas échappé.
— Je sais. Je...
Je tente de trouver un argument pour appuyer ma venue, mais ma bouche reste ouverte sans qu'il n'en sorte le moindre mot. Un long silence s'écoule avant que je ne finisse par déclarer :
— Un pacte reste un pacte. Je vous ai promis que j'allais vous aider et, comme je vous le dis depuis le départ, je ne suis pas du genre à me défiler.
Si ma réponse ne me convainc qu'à moitié, c'est encore moins le cas de Caterina, qui arque un sourcil avant de soulever sa théière.
— Si vous le dites.
J'attrape ma tasse fumante en tentant d'embrayer sur un autre sujet :
— Avez-vous revu Edelberto, depuis cette dernière soirée ?
Ma voisine sirote une première gorgée de thé avant de déclarer platement :
— Non.
— Comment ça, non ? Je croyais que vous aviez passé une bonne soirée en sa compagnie !
— C'est le cas.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir donné suite ?
— Parce que je suis bien, seule.
Perplexe, je fais tourner ma tasse entre mes mains en tentant de trouver un sens à la réaction de ma voisine.
— Vous savez ce que je pense, Caterina ?
Lorsque l'interpellée lève le visage, je soutiens son regard sans ciller.
— Vous vous cherchez des excuses. Si vous ne trouvez pas l'amour, c'est parce que vous refusez simplement d'être vulnérable, de faire confiance à quelqu'un.
Comme lorsque j'aborde un sujet sensible, je m'attends à ce qu'elle me réponde d'un simple geste désinvolte... Mais, contre toute attente, mes paroles la font se lever d'une traite.
— Parce que c'est votre cas, peut-être ?
La personne qui se dresse face à moi est méconnaissable : paradoxalement, son visage tiraillé par la colère semble moins âgé. En la détaillant pour déceler ce qui la rend si différente, je croise une étincelle dans son regard, et je comprends. C'est comme si mes mots étaient parvenus à briser l'armure de glace et d'aigreur qu'elle avait dressée autour d'elle. J'irais même jusqu'à dire que, pour la première fois, Caterina semble éprouver une véritable émotion.
— Comment ça ?
— Vous croyez que je ne le vois pas ? Vous gardez tout pour vous, c'en est maladif. Vous étiez tellement désespérée d'occulter votre travail à votre propre mère que vous avez accepté ce pacte ridicule avec moi ! Même lorsque je faisais tout pour vous rendre la vie impossible, vous avez persisté. Et ne venez pas me dire que c'est parce que vous êtes obstinée, j'ai trop entendu ces salades ! Je ne sais pas ce qui vous pousse à vous barricader de la sorte, si c'est un problème de fierté ou un manque de confiance envers le monde entier... Mais, visiblement, vous êtes loin d'appliquer vos propres conseils. Alors ne venez pas me parler de vulnérabilité et encore moins de confiance !
Clouée par ses paroles, je prends un temps avant de trouver quoi répondre.
— C'est vrai, j'ai choisi de garder ce travail secret, soufflé-je. Mais vous ne savez pas ce qui m'a poussée à agir ainsi. Vous ne connaissez rien de moi.
Je m'efforce de prendre un ton plus assuré mais Caterina y répond d'un ricanement sarcastique.
— Je ne connais pas grand-chose de vous, c'est vrai. Mais sans vous côtoyer de près, je vous ai vu évoluer ces dernières années. Et je vois bien que votre tendance à tout vouloir garder sous contrôle s'est exacerbée depuis ces dernières semaines. Qu'est-il arrivé à votre trio d'amies inséparables ? Vous étiez sans cesse fourrées ensemble avant les fêtes de fin d'années mais depuis, je ne vous vois presque plus ensemble. Sans parler de ce pauvre garçon désespéré avec lequel vous vous adonnez à je ne sais quel petit jeu malsain.
Si sa réflexion concernant Sara et Ana ne m'étonne pas tant, sa dernière phrase vient me titiller de manière inattendue.
— Rolando ? Mais enfin, qu'est-ce que vous racontez ?
— Oh, s'il vous plaît. Je suis peut-être vieille, mais je ne suis pas aveugle. Même si je ne comprends pas ce qui peut bien vous intéresser chez lui, je vois bien que ce garçon ne vous laisse pas indifférente. Et pourtant, vous faites tout pour le garder loin de vous.
Une part de moi sait que Caterina a raison, mais je tente tout de même de me défendre :
— Quand bien même, je ne joue pas avec lui !
— Jeu ou réflexe archaïque, du pareil au même, rétorque ma vieille voisine d'un air désinvolte. Vous lui cachez votre travail, vos soucis, toutes ces choses peu reluisantes que souhaitez que personne ne voie. Une excellente excuse pour ne pas le laisser entrer, n'est-ce pas ? Oh et, tenez donc, c'est exactement ce que vous me reprochez.
Surprise du tournant de cette conversation, je fixe Caterina. Le moins qu'on puisse dire est que je ne m'attendais pas à une telle analyse de sa part. Le simple fait de l'entendre débiter des phrases de plus de trois mots relève déjà presque du miracle.
— Qu'est-ce que vous essayez de me dire, exactement ?
— Vous le savez très bien.
Pensive, je contemple l'amas de poissons flétris avant de relever le menton d'un air de défi.
— Si je disais la vérité à Rolando sur mon travail et ma situation familiale, est-ce que vous seriez prête à aller voir Edelberto ?
Je suis persuadée d'avoir enfin trouvé une approche stratégique mais, une fois de plus, ma voisine me prend au dépourvu en levant les yeux au ciel.
— Juli... Quand allez-vous comprendre que je me fiche éperdument de trouver l'amour ?
— Comment ça ? Si vous vous en moquez, pourquoi avoir fait tous ces efforts, pourquoi m'avoir sollicitée ?
Un long silence suit ma question, avant que Caterina ne cède dans un soupir :
— Vous croyez encore que je suis venue pour cette raison ?
Mon cerveau tourne à plein régime pour tenter de trouver une réponse à sa question, sans succès. Comprenant que j'ai besoin d'un peu d'aide, ma vieille voisine poursuit :
— Vous aviez beau garder la tête haute, j'ai senti que vous n'étiez pas bien dès l'instant où je vous ai vue dans ce salon de coiffure. J'étais seule, vous étiez seule. Peu importe le motif, ce pacte était l'occasion de nous sortir de ce quotidien qui nous rendait malheureuses.
Moi qui croyais avoir bien cerné mon aigrie de voisine, ses mots retournent complètement ma vision des faits. J'étais persuadée depuis le départ que Caterina était la seule de nous deux à avoir besoin d'aide, mais... Et si elle avait eu autant besoin de moi que j'avais eu besoin d'elle ? Cette pensée fait revenir la phrase de Hector comme un boomerang.
Comme quoi, il est toujours bon de questionner les idées qu'on se fait.
Cette révélation aussi incroyable que déroutante me donne l'impression de réinterpréter tous mes problèmes sous un nouvel angle. Je croyais qu'elle ne s'intéressait à personne d'autre qu'elle et pourtant, Caterina est parvenue à m'analyser avec une finesse remarquable.
Je sais que je me suis éloignée des filles ces dernières semaines. Je mettais tout sur le dos de ce que j'avais à gérer, alors que le problème était justement là. À tout vouloir faire moi-même, j'ai perdu pied et je me suis éloignée des personnes qui auraient justement pu m'aider. Sara, Maria Carolina, ma mère. Même Rolando. La preuve, ce soir, je n'ai même pas réussi à trouver autre que Señora Caterina pour vider mon sac. La solitude qu'elle a deviné en moi n'était pas qu'une vue biaisée de son esprit, je vais bel et bien finir aussi renfermée qu'elle si je continue dans cette direction.
Comme si elle avait lu dans mes pensées, ma vieille voisine déclare :
— La bonne nouvelle c'est que, contrairement à moi, vous n'êtes pas seule. Il est encore temps de vous entourer des personnes qui tiennent à vous.
Peinée de l'entendre décréter une telle chose, je tente de la contredire :
— Vous n'êtes pas...
— Ne vous fatiguez pas, je sais très bien pourquoi je suis seule, m'interrompt Caterina. Vous savez ce que représente cette statuette ?
En voyant ma voisine s'emparer du tas de poiscaille qui m'interroge depuis ma première visite, j'arque un sourcil curieux.
— Euh... Des poissons morts ?
— C'est bien plus que ça. L'évangile de Jean relate qu'une nuit, des disciples avaient pêché durant des heures sans rien attraper. C'est alors que Jésus est apparu et leur a demandé de jeter les filets sur l'autre rive. Les disciples se sont exécutés et, avec ce simple changement de perspective, sont parvenus à pêcher des poissons à foison.
Lorsqu'elle croise mon regard dérouté, Caterina développe :
— Les poissons, qui apparaissent dans plusieurs scènes de la Bible, ont fini par devenir un symbole de la foi, de la générosité et de l'aide que l'on peut apporter à son prochain. C'est pour cette raison que j'ai décidé de me tourner vers vous. Et croyez-moi, je ne suis pas la seule. Il y a bien plus de personnes qui se soucient de votre sort que vous ne le croyez.
Déjà troublée par tous ces aveux, je repose ma tasse en fronçant les sourcils.
— Comment ça ?
— Peu de temps avant que vous ne commenciez votre nouveau travail au salon de coiffure, j'ai entendu une jeune fille parler de vous. Une certaine Señorita Suarez.
— Camila ? l'interrogé-je d'un ton préoccupé. Que voulait-elle ?
— Je l'ai entendue recommander votre profil. De ce que j'ai compris, Doña Luisa avait des doutes concernant votre manque d'expérience, mais cette jeune fille a insisté pour qu'elle vous laisse une chance. Lorsque la gérante a fini par céder, elle lui a demandé de ne surtout pas dire qu'elle était derrière tout ça. Elle ne voulait pas que vous vous sentiez redevable.
Je retrace mentalement l'histoire sous un tout nouvel angle. Les venues régulières de Camila au salon, ses questions et ses regards, le fait qu'elle ait gardé mon secret, qu'elle ait acheté mes vêtements et pris ma défense. Tout prend sens et je me sens soudain bien bête.
— J'ignore pourquoi, car vous ne vous connaissez visiblement pas, mais cette fille a beaucoup fait pour vous.
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