Chapitre 24 - Aux grands maux les grands remèdes
Au grand soulagement de Santiago, je suis bel et bien parvenue à faire partir Rolando sans qu'il ne se doute de rien. Dommage que ce soit au prix d'avoir fait voler en éclats tout ce que nous avions construit.
Seule réjouissance dans cette horrible journée : Gilberto, ma petite citadine au chômage depuis maintenant plus d'un mois, est enfin réparée. Comme il s'agissait certainement de la façon la moins risquée de rentrer chez moi, Santiago m'a confié une liasse de billets et s'est caché dans la remise le temps que je contacte un garagiste. De ce que j'ai compris, il s'agirait d'un problème de fusibles. L'important, c'est qu'il pouvait être réglé vite et sans avoir besoin de remorquer ma voiture jusqu'au garage.
Une fois Gilberto sur pied, j'ai fixé des pare-soleil sur les vitres arrière et ai fait monter Santiago le plus discrètement possible. Une situation lunaire que j'aurais pensé ne jamais avoir à vivre... Je nous conduis jusque chez moi le cœur lourd, mais je n'ai pas le temps de me morfondre sur mon sort. Si je veux mettre toutes les chances de mon côté, il faut que Santiago croie que je suis avec lui.
— C'est ici que tu vis ?
Le nouveau venu pénètre dans mon salon les mains dans les poches, avec l'aisance de celui qui rendrait visite à un ami de toujours.
— Non, c'est le repère secret dans lequel j'escorte les échappés de prison que je suis obligée de loger.
Ma réponse relève le coin de ses lèvres dans ce qui s'apparente à un demi sourire.
— C'est qu'on est d'humeur blagueuse, commente-t-il.
— D'humeur blagueuse, vraiment ? J'ai l'air d'être amusée par cette situation ?
Comme souvent, je réalise que ma bouche a parlé avec plus de fougue que je ne l'aurais voulu.
— Tout doux, Juli... Je sais que tu es encore sous le choc.
Lorsqu'il s'approche de moi pour poser sa main sur mon épaule, c'est le chaos. Effrayé de voir tous les sentiments que j'avais dû refouler remonter à la surface, mon corps me crie de me dégager aussitôt, mais je ne peux pas. Je ne peux pas agir comme si Santiago et moi étions ennemis. J'ai beau mourir d'envie de lui balancer tout ce que j'ai sur le cœur, je ne dois pas oublier que le sort d'Ana est à la clé.
Pour réussir à le faire parler, il va falloir que je me montre plus coopérative.
— Évidemment que je suis sous le choc... soufflé-je sans parvenir à le regarder dans les yeux.
— Tu dois avoir des centaines de questions. Sache que je suis là pour y répondre.
J'ai bien du mal à y croire, mais je m'efforce de ne pas le laisser transparaître. Une longue inspiration plus tard, je relève le visage vers lui.
— Comment... Comment as-tu fait pour t'évader de prison ?
— J'étais placé en détention provisoire en attendant mon jugement, mais je ne supportais pas ce trou à rats. Alors, avant mon transfert vers la prison de Santa Marta, je me suis rapproché de l'un des vigiles qui devaient m'accompagner sur ce voyage. Il a accepté de me filer un coup de main en échange de, disons, certaines contreparties.
Choquée d'entendre Santiago déballer cette histoire comme s'il s'agissait de sa dernière virée au supermarché du coin, j'ouvre des yeux ronds :
— Tu veux dire que c'est un vigile qui a accepté de t'aider à t'évader ?
— Tu me connais, j'ai mon réseau...
Ces dernières paroles, lâchées d'un ton énigmatique, m'exaspèrent plus qu'autre chose. Une fois de plus, je réalise à quel point notre système est pourri. Un homme avec de l'argent et du pouvoir peut arriver à faire ce qu'il veut, même à corrompre les forces de l'ordre.
— Enfin, peu importe, reprend Santiago en reprenant un air naturel. La bonne nouvelle, c'est que je suis de retour.
Je ne sais pas pour qui son retour représente un motif d'allégresse, mais certainement pas pour moi. Je déglutis difficilement en hochant la tête, lorsque Santiago s'approche pour ajouter tout bas :
— Et je suis heureux que tu me donnes la chance de me racheter.
Sa voix fait vibrer mes oreilles et ravive des émotions troublantes, mais je prends sur moi pour garder mon sang froid et lui demande :
— Tu m'as bien dit que je pouvais te poser toutes les questions que je souhaitais ?
— Tout à fait.
— Dans ce cas, réponds à la question que je t'ai posée au salon. Où est Ana, Santiago ?
Mais ma question lui arrache un ricanement sarcastique.
— Où est Ana ? Je n'en sais rien, Juli.
Peu convaincue par sa réponse, je plisse les yeux.
— Pourquoi est-ce que tu es venue me chercher, moi ? tenté-je d'un ton plus calme.
— Voilà une bonne question...
Santiago marque un court silence, avant de poursuivre :
— Tu ne t'en doutes peut-être pas, mais tu n'as pas quitté mes pensées depuis que j'ai cessé de te parler, Juli.
J'évalue l'espace d'une fraction de seconde la meilleure réaction à avoir. J'en arrive vite à la conclusion que gober du premier coup une histoire pareille serait plus suspect qu'autre chose.
Je décide alors de hausser le sourcil qui me démange pour rétorquer d'un air méfiant :
— Vraiment ? Pourtant, tu n'as eu aucun scrupule à te servir de moi...
— C'est vrai, à la base, je t'ai approché avec une idée bien précise en tête, concède Santiago. Je voulais retrouver Ana. Mais, à mesure que j'ai appris à te connaître, mon point de vue a quelque peu... changé.
Concentrée, je soutiens son regard en tentant d'y déchiffrer ce que ses mots cherchent certainement à dissimuler. La tâche n'est pas aisée.
— Je n'ai pas oublié nos après-midis au parc, nos grandes discussions sur le monde et l'avenir. Mes relations ont toujours été terriblement pesantes mais, pour la première fois avec toi, j'ai eu l'impression de vivre quelque chose de beau et de léger.
Ses mots me renvoient malgré moi à ces instants que j'avais enfouis au plus profond de moi pour me protéger. Je nous revois allongés sur l'herbe, le regard vers le ciel, à grignoter des cerises tout en échangeant sur nos visions respectives. Il m'avait partagé ses points de vue peu conventionnels sur certains sujets et sa différence m'avait captivée, je lui avais confié mes tourments familiaux et les engagements féministes qui en avaient découlé.
La relation que j'avais avec Adrian était la première où je m'étais sentie suffisamment en confiance pour me livrer. Dommage qu'elle n'ait été fondée que sur un ramassis de mensonges. C'est terrible de voir à quel point certaines personnes sont capables de jouer de leur image pour nous berner.
— Malheureusement, poursuit Santiago, l'idylle ne pouvait pas durer. J'ai fini par redescendre de ce nuage, parce que je ne peux pas me permettre d'avoir ce genre de sentiments, Juli. Je savais que, tôt ou tard, la vie me rattraperait. C'est pour cette raison que j'ai décidé de couper les ponts et de disparaître.
Je tente de me raccrocher à l'analyse de son regard pour ne pas me perdre dans mes souvenirs. Malheureusement, ses iris ne laissent toujours pas fuiter la moindre indication qui puisse m'aider à le déchiffrer. En face de moi Santiago reprend d'un air repenti :
— Je ne suis pas fier de la façon dont j'ai agi et je ne tenterais pas de la justifier, mais face à tout ce que j'avais à gérer, c'est la seule option que j'ai trouvée. Une fois en prison, j'ai eu le temps de repenser à notre histoire et c'est là que j'ai réalisé tout ce que je suis en train de te dire. Quand je suis revenu ici après mon évasion, ça n'a fait que s'intensifier.
Je fronce les sourcils d'un air concentré en tentant d'organiser les informations dans ma tête.
— Dans ce cas, je ne comprends pas, commenté-je. Entre tous les endroits où tu pouvais aller te réfugier, pourquoi as-tu choisi de revenir à Cartagena ? C'est bien plus dangereux pour toi, ici, tout le monde te connaît...
— C'est vrai, mais c'est un risque que j'ai pris en connaissance de cause. Ici, c'est chez moi, je connais cette ville et chacun de ses recoins. Sans compter que c'est ici que se concentre le plus gros de mon réseau. Je mourrais d'envie de te retrouver, mais je savais que c'était impossible. Alors je me suis contenté de veiller sur toi comme je pouvais. La nuit, quand personne n'était dans les parages, je venais te voir de loin.
Si j'étais jusque-là plutôt dubitative, cette fois-ci, ses paroles coïncident étrangement avec ce que j'ai ressenti. Je n'ai pas rêvé, l'odeur de Santiago m'a bel et bien poursuivie plusieurs fois dans l'obscurité, lorsque j'étais seule.
— Je n'avais aucune intention de me montrer à toi, c'était bien trop risqué. Mais la disparition d'Ana a changé mes plans. Je me suis demandé vers qui je pouvais me tourner et, très vite, c'est à toi que j'ai pensé. J'avais besoin de te voir, d'être là pour toi...
Je peine de plus en plus à démêler le vrai du faux, mais je fais de mon mieux pour masquer mon trouble en relevant le menton d'un air assuré.
— Santiago, je me doute que tu dois faire attention, affirmé-je. Mais, comme tu l'as dit, c'est moi que tu es venu voir. Alors, si tu tiens à Ana comme tu me le dis, il faut que tu me dises où elle est. Tu sais que tu peux me faire confiance...
Je comprends que mon nouvel essai ne sera pas plus concluant lorsque Santiago pousse un soupir exaspéré.
— Combien de fois je vais devoir te répéter que je n'en sais rien ? Je prends un énorme risque en me montrant à toi, Juli ! Pourquoi je l'aurais pris si j'étais lié à cette disparition ?
Je reste silencieuse, perdue dans la contemplation d'un cadre au dessin minimaliste. Si seulement mes pensées pouvaient être aussi apaisées que ces aplats de couleurs pastel...
— Je sais que ça fait beaucoup d'un coup, mais il faut que tu me croies, Juli.
Tirée de mes pensées, je tourne la tête. Face à moi, Santiago marque une pause hésitante, avant de confesser, le regard perdu vers la fenêtre de mon salon :
— J'ai toujours été doué pour anticiper les comportements et les stratégies des autres, mais toutes ces histoires avec Ana me perturbent. Pour la première fois... J'ai l'impression de ne pas avoir une longueur d'avance sur mon adversaire.
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