Chapitre 15 - Les chemins de la cabalgata sont parfois semés d'embûches
En remontant la rue de Tumbamuertos après mon habituel retour à bord du pick-up de Brian, je me sens plutôt joyeuse. À l'image du reste de la ville, les façades sont désormais ornées de posters et de guirlandes de fanions. La chaussée se remplit à vue d'œil de musique et de stands de nourriture improvisés. Je presse le pas, impatiente de retrouver mes amis pour profiter de cette ambiance festive. Je ne sais pas si c'est lié au fait de m'être détachée des trois quarts de ma garde-robe, mais je me sens étrangement... légère.
La main dans mon sac en bandoulière, je ne lâche pas l'enveloppe en papier dans laquelle j'ai glissé tout l'argent de Camila. Mes soucis ne sont pas réglés et la menace liée à l'agression de ma mère est toujours là, mais le fait d'être parvenue à récolter tout cet argent va au moins me permettre de me laver de mes dettes.
— Juli ! Comment tu vas, ma belle ?
Dès que je franchis le seuil du rideau de perles de la réception de Color Caribe, Maria Carolina m'accueille avec un grand sourire. Installée derrière l'écran du comptoir, elle se lève d'une traite pour me rejoindre.
— Je vais bien, ça me fait plaisir de te voir, lui retourné-je tandis qu'elle me serre dans ses bras.
Maria se détache de notre étreinte pour me presser affectueusement l'épaule.
— En tout cas tu as l'air plus en forme que la dernière fois que je t'ai vue, ça fait plaisir à voir.
Je souris, touchée par l'attention qu'elle me porte.
— Oui, je remonte la pente. Et je tenais justement à te rendre quelque chose...
Je plonge la main dans mon sac et en extrais la fameuse enveloppe. Lorsque Maria Carolina découvre ce qu'elle contient, elle la referme aussitôt pour me la rendre.
— Si tu as besoin de cet argent, Juli, je préfère autant que tu le gardes pour ta mère et toi. Comme je te l'ai dit, il n'y a rien d'urgent...
Je secoue la tête en repoussant son geste.
— Je sais mais j'y tiens. Être prise en pitié par tout le monde ne m'aidera pas à aller de l'avant et à prendre les choses en main. Alors, s'il te plaît, accepte cet argent. J'ai besoin de te le rendre pour continuer à m'activer et me sortir de cette situation.
Comprenant qu'elle n'arrivera pas à me faire céder, Maria Carolina soupire.
— Bon, très bien. Mais ne sois pas si dure avec toi-même... Depuis le début, tu gères la situation de façon admirable. J'imagine qu'arrêter tes études pour te mettre à travailler n'a pas été facile...
— C'était la seule chose à faire pour assumer mes propres décisions. Je ne me sens en rien l'âme d'une héroïne...
Maria me fixe d'un air soucieux, avant de poser sa main sur la mienne.
— Eh bien crois-moi, tu as tort. Tu as beau t'en vouloir, tu as pris tes responsabilités pour agir comme une femme forte sans jamais t'apitoyer sur ton sort. Pour ça, je te trouve inspirante.
J'esquisse un sourire reconnaissant. J'aimerais croire à ses paroles, mais il va sans doute me falloir plus de temps pour y parvenir.
— Voilà donc notre troisième mousquetaire !
Je me retourne et souris à Ana qui, adossée contre l'une des arches menant au patio, m'envoie un clin d'œil. Vêtue d'un top échancré dans le dos qui met en valeur sa peau mate, elle dégage une belle assurance. Parfois, j'admire sa capacité à surmonter les épreuves avec tant de classe. Qui pourrait soupçonner tout ce que mon amie a vécu en la regardant ?
— Qu'est-ce que tu es belle, ma fille...
Ces mots soufflés par Maria semblent faire écho à mes propres pensées. Ana s'approche alors pour l'étreindre et là, je comprends.
Ce qui a aidé mon amie à se relever après les épreuves, c'est l'amour que lui porte sa mère.
Je les regarde se serrer l'une contre l'autre et l'émotion qui s'en dégage est telle que je sens ma gorge se serrer. Leur lien, défiant tous les obstacles que la vie a dressés sur leur chemin, m'a toujours paru si beau. Égoïstement, je ne peux pas m'empêcher de ressentir une pointe de jalousie. Je suis heureuse pour Ana, mais j'aimerais que ma mère, ou simplement quelqu'un, soit capable de veiller ainsi sur moi.
— Excusez-moi de briser cette séquence émotion, mais on a rendez-vous dans dix minutes avec les gars sur la Plaza de los Coches, alors il va falloir mettre un petit coup d'accélérateur !
En me retournant, j'aperçois Sara sur le pas de la porte. Elle porte une robe colorée assortie à d'énormes créoles et tient un sac plastique dans sa main.
— Pour ça, il va déjà falloir que je passe chez moi, observé-je d'un air embarrassé.
En désignant ma vieille tenue de sport, je réalise que ma garde-robe est désormais quasi-vide. Heureusement, Sara met fin à mon dilemme en me tendant son sac plastique :
— Justement, comme je te connais bien, j'ai pensé à te prendre de quoi te changer. Je savais que ce short en jean irait très bien avec les vieux t-shirts que tu mets pour aller travailler et, regarde, je t'ai même pris un bandana pour que tu puisses te faire une coiffure sympa !
Je toise mon amie en plissant les yeux, avant d'accepter. En enfilant le short de Sara, je m'observe dans le miroir de la réception. Le jean délavé assorti à mon large t-shirt à l'effigie du groupe Pink Floyd me donne un petit côté destroy qui me plaît bien. Le temps que mon amie m'aide à nouer le bandana dans mes cheveux lâchés, je suis prête.
Pour permettre à mes deux amies de profiter de leur soirée, Maria Carolina s'occupe d'assurer la permanence à l'hôtel. Adossée à la porte d'entrée, elle nous regarde nous éloigner en nous faisant de petits signes :
— Amusez-vous bien, les filles ! Et soyez prudentes.
Nous acquiesçons à l'unisson et la remercions une fois de plus avant de nous enfoncer dans l'effervescence de la rue. Dans la nuit qui commence à prendre place, les guirlandes de lampions font ressortir les cadres des portes, s'enroulent autour des troncs d'arbres et zèbrent le ciel. Les lampions disposés sur le rebord des fenêtres complètent cette composition. Des groupes se forment autour des enceintes disposées dans la rue et, à certains endroits, les trottoirs mettent en scène des musiciens, des danseurs, des cracheurs de feu...
— Sara, Ana, Juli !
Portées par le tumulte des rues enfiévrées, nous en aurions presque oublié notre objectif si l'un de nos amis ne nous avait pas aperçues au loin.
— Sebas, te voilà ! s'exclame Sara dans un grand sourire.
Nous nous frayons un chemin parmi la foule pour rejoindre le petit groupe de garçons. La Plaza de los Coches toute entière vibre au son des percussions indigènes, dont le rythme rebondit entre les façades colorées et les aspérités de la vieille muraille en pierre.
— Juli ! Vous arrivez pile au bon moment, la représentation vient de commencer, me glisse Rolando.
— Quelle représentation ?
— Viens, faufile-toi devant.
Trop curieuse pour attendre, je m'exécute et me place devant le prof de boxe. Mon nouveau spot m'offre une percée vers la scène, où une troupe de danseurs noirs martèlent les pavés de leurs espadrilles dans un rythme entraînant. À l'arrière, les danseuses vêtues de toges au tissu lâche et délavé les rejoignent en se déhanchant, les mains levées vers le ciel. Je les regarde former des duos puis les défaire, tourner et se croiser dans un ballet captivant.
À l'arrière, j'entends les voix de mes amis échanger discrètement :
— Pourquoi est-ce qu'ils sont déguisés ? demande Ana.
— Ils rejouent des scènes des temps esclavagistes, explique Sebastian. À l'époque, les fêtes de La Candelaria s'étalaient sur plusieurs jours : les blancs dits « purs » célébraient les premiers, ensuite venaient les métisses et enfin, les noirs considérés libres. Les esclaves, comme ils n'avaient pas de journée dédiée, se réunissaient de façon non officielle pour danser et faire leurs vœux à la Vierge. C'est cette tradition-là qui est réinterprétée ici.
Je hoche la tête, aussi intéressée qu'Ana par son récit. Quand la musique s'arrête, les danseurs sont salués par un tonnerre d'applaudissements. Je fouille mon sac à la recherche d'un peu de monnaie, lorsque la voix de Rafael m'appelle :
— On y va, Juli ?
Je hoche la tête en ouvrant mon porte-monnaie, dont le contenu me rappelle vite à ma nouvelle réalité. Je décide de vider les quelques pièces qu'il me reste dans le chapeau des artistes et récolte un sourire de l'une des danseuses, avant de presser le pas pour rejoindre mes amis.
Les rues bordées de stands s'animent à mesure que la nuit tombe. En suivant le groupe à travers le dédale du centre ancien, je me laisse bercer par le beat lourd des enceintes, le rythme des percussions et la mélodie des guitares. Des odeurs de maïs grillé, de fruits et de pétards fraîchement lancés flottent dans l'air, dont l'humidité décuple chaque arôme.
Encore plongée dans cette expérience sensorielle, je suis alpaguée par Rolando :
— Tu passes une bonne soirée, princesa ?
En me voyant sursauter, le prof de boxe s'excuse :
— Je ne voulais pas te faire peur. Tu étais perdue dans tes pensées ?
— Je profitais de l'ambiance. Je n'étais pas sortie depuis un moment, confessé-je.
— C'est vrai ? Si tu cherches à passer de bonnes soirées, n'hésite pas à me faire signe, je me ferai ton serviteur...
Je lève les yeux au ciel en riant.
— Vraiment ?
— Tu n'as pas idée, glisse Rolando en s'approchant pour parler plus bas. On m'appelle la Gasolina. Je transforme la soirée la plus terne en un brasier ardent.
— Quelle phrase d'accroche ! Tu as déjà pensé à faire du marketing ?
Le prof de boxe m'adresse un sourire railleur.
— D'ailleurs, en parlant de folle soirée... Comment va Señora Caterina ?
Je le fixe en essayant de saisir les connexions l'ayant mené à un sujet si éloigné du monde de la nuit – et, plus généralement, de tout concept relié de près ou de loin à la joie de vivre.
— Je dis ça parce que son premier date approche à grands pas, non ? précise Rolando.
Je me remémore brièvement les derniers échanges avec Edelberto, qui avait proposé à ma vieille voisine de le rejoindre à un bal dansant. Si j'ai été heureuse de lui prouver que notre pacte n'était pas complètement inutile, je dois me rendre à l'évidence : ce n'est qu'une question de temps avant qu'elle ne trouve une façon de saboter ce que j'essaie de faire pour elle.
— C'est vrai. Je ne sais pas trop ce que ça va donner, seul l'avenir nous le dira.
— Tu n'as pas l'air très enthousiaste.
— Tu ne connais pas Señora Caterina, cette femme est le diable en personne. J'ai presque des remords pour le pauvre homme à qui elle s'apprête à aspirer l'âme sans aucune pitié.
Rolando m'observe d'un air surpris.
— C'est bien la première fois que je t'entends parler comme ça de quelqu'un. Pourquoi est-ce que tu aides cette femme si tu la détestes autant ?
Prise au pied du mur par cette question, j'ouvre et referme la bouche comme un poisson rouge.
— Euh...
— Et alors Juli, on fait des cachotteries ? Je crois que je sais ce que tu caches...
Je soutiens le regard du prof de boxe sans ciller. Je doute qu'il ait découvert quoi que ce soit, mais je ne peux pas m'empêcher de ressentir une once de crainte.
— Tu es un peu une Mère Theresa, en fait, lâche-t-il en plissant les yeux.
J'arque un sourcil perplexe.
— Ne nie pas, je l'ai toujours su ! renchérit Rolando dans un sourire triomphant. Tu gardes un masque de froideur mais, en vrai, tu adores porter secours aux plus démunis. Surtout les petites vieilles démoniaques comme Caterina, c'est ton point faible.
Cette fois-ci, j'éclate d'un rire franc. Si le début de son constat avait peut-être une once de vrai (chose que je ne lui avouerais jamais, même sous la torture), la fin laisse un peu à désirer.
— On y est bientôt, plus que cinq petites minutes !
La voix de Sebastián me fait dévier le regard. Nous avons fini de longer les quais et sommes désormais au pied de l'immense statue du général Santander, au milieu d'une vaste place paysagée. La seule voie que nous pouvons emprunter pour poursuivre notre chemin est la fameuse Avenida Santander, cette large allée qui longe le bord de mer en direction des gratte-ciels que je ne connais que trop bien.
— Attends, on va à Bocagrande ?
— Bien-sûr, c'est de là que part la cabalgata ! D'ailleurs, on devrait se dépêcher si on veut voir quelque chose, ça commence dans dix minutes...
Sebastián presse le pas et je le suis sans trouver quoi répondre. Je me sens un peu bête de ne même pas avoir demandé où nous allions. Si j'avais su que c'était au barrio de mon enfance, où je suis venue hurler sur mon père il y a quelques semaines, je me serais mieux préparée.
Prenant sur moi pour ne pas me laisser ces mauvais souvenirs entacher ma soirée, je continue de marcher. Une brise salée caresse ma peau et fait voler mes cheveux. À mesure que nous nous enfonçons entre les gratte-ciel, la foule se fait plus dense. Sur les trottoirs, j'aperçois une multitude de personnes marchandant tout et n'importe quoi : des brochettes de poisson frit, des glaces faites maison vendues dans des sachets en plastiques, des pétards aux couleurs de la Colombie, des ballons de baudruche dépeignant un portrait de la Virgen de la Candelaria... Certains ont même ramené des chaises de jardin et proposent aux personnes de s'y asseoir en échange d'un peu d'argent.
— Oh là là, je ne vais rien voir d'ici ! se lamente Ana en tentant de se hisser sur la pointe des pieds. Il y a beaucoup trop de monde !
Rolando lui lance un regard amusé avant de rétorquer :
— Mais non, laisse-moi faire, je vais nous trouver une place...
Je le regarde avec perplexité tandis qu'il se met à tituber de manière étrange en entonnant à tue-tête (et terriblement faux) la chanson La Camisa Raya, grand classique des carnavals :
— Ya empezo la fiesta, yo me voy mama, voy pa la corraleja con ganas de torear ! [La fête a commencé, je m'en vais maman, je vais à l'arène avec l'envie de toréer]
Ana le suit en éclatant de rire. Les gens, craignant sans doute qu'il ne s'effondre d'ivresse ou leur vomisse dessus, le fixent d'un air sceptique en s'écartant. Rolando, qui n'a de faire de ce que pensent les autres, continue de massacrer allègrement la chanson :
— Mi camisa raya, la unica que tenia, no me la pongo mas, me la rayo Maria ! [Ma chemise rayée, la seule que j'avais, je ne la mets plus, Maria me l'a rayée]
Si j'étais sceptique, je dois bien avouer que sa stratégie fonctionne. En quelques minutes à peine, nous nous sommes trouvé un trou proche des barrières du défilé et ça, ce n'est pas rien. Lorsque notre nouveau chanteur attitré achève sa performance sous les applaudissements du groupe (et les œillades menaçantes de la foule), il se penche vers moi en m'adressant un clin d'œil :
— Tu vois, ça c'est la Gasolina en action !
— Waouh, ça donne envie, rétorqué-je en me retenant de rire.
En prononçant ces mots, je croise une paire d'yeux rivés sur nous, à quelques mètres seulement. Un regard d'un bleu céruléen que je connais trop pour l'ignorer, et qui semble étrangement troublé. Mais surtout, un regard que je n'aurais jamais voulu croiser. Pas ici, pas maintenant.
Mon père.
Vêtu d'une chemise cintrée et d'un pantalon de costar, il dénote complètement avec le reste de la foule. Comme je ne vois personne qui l'accompagne, je devine qu'il a dû demander à sa maîtresse de se cacher quelque part le temps qu'il calme le jeu avec sa caractérielle de fille.
Prise d'un mélange de colère et de panique, je me retourne comme si la vue de son visage risquait de me brûler la rétine. Il est encore temps de faire comme si je ne l'avais pas vu, il pensera qu'il a rêvé et...
— Juli ?
Je n'ai pas besoin de lui faire face pour reconnaître le timbre de sa voix. Mon poing se crispe. Les effluves de Terre d'Hermès qui me parviennent me laissent croire qu'il s'est approché. Bon sang, que me veut-il ? Pourquoi ne peut-il pas se contenter de m'ignorer comme il l'a toujours fait ? Je tente de me dérober en me faufilant entre mes amis, lorsque sa voix m'interpelle de nouveau :
— Attends, il faut qu'on parle...
Je me retourne et soutiens le regard de mon père, qui m'attrape le poignet pour me retenir. Entendre de tels mots de sa bouche me donne envie de hurler de rage autant que d'éclater de rire. Parler ? Je n'ai aucune envie de parler avec lui ! Seuls Ana, Sara et Rafael sont au courant de mes problèmes familiaux, et je n'ai aucune envie d'en faire étalage sur la place publique.
— Je n'ai rien à te dire, marmonné-je en me dégageant. Laisse-moi tranquille.
Mon regard foudroyant le ravise enfin. Lorsqu'il laisse retomber sa main d'un air peiné, je fais volte-face sans regret. Qu'il ressente un peu de déception ne lui fera pas de mal, il comprendra ce que ma mère et moi vivons depuis toutes ces années !
— Princesa, tout va bien ?
Je détache mon regard de l'ombre de mon père pour me tourner vers Rolando.
— Oui, tout va bien. Il va falloir que j'y aille, par contre...
J'ignore le regard inquiet du prof de boxe et lance à la volée :
— Les amis, je vous laisse ici. Je vais rentrer.
— Hein ? s'étonne Sebastián. Mais la cabalgata va commencer, Rolando nous a trouvé une super place !
— Je sais, je suis désolée. Je suis fatiguée, il faut que je rentre.
Sara et Ana, qui me connaissent bien, s'approchent d'un air inquiet :
— Juli, ça ne te ressemble pas, me souffle Sara. Tu es sûre que ça va ?
Je me doutais que cette annonce plomberait un peu l'ambiance du groupe, mais je ne peux pas faire autrement. Je suis tout bonnement incapable de rester là avec mon père à quelques mètres et, de toute manière, sa venue m'a coupé toute envie de faire la fête.
— Oui, les filles, ne vous en faites pas. J'ai juste un contrecoup, ma semaine m'a épuisée...
— Viens alors, on te raccompagne, déclare Ana.
— Sûrement pas !
Mon rugissement semble surprendre mes amies, qui me fixent avec de gros yeux.
— Vous, vous restez ici et vous profitez de la fête, ordonné-je. Je vais rentrer en taxi.
Je réalise en parlant que j'ai fait don du peu de monnaie qu'il me restait aux musiciens, mais n'en dis rien. Tant pis, je ferais autrement. Ce n'est pas la première fois que je dois me dépatouiller, je commence à être abonnée aux plans foireux.
— Oui, restez ici, renchérit alors une nouvelle voix. Je me charge de ramener Juli chez elle.
Je tourne la tête. À ma droite, Rolando a troqué son masque de clown contre un visage bien plus sérieux.
— Tu es sûr ? l'interroge Sara. Après tout ce mal que tu t'es donné pour nous trouver cette place...
— Tout ce mal ? répète-t-il en riant. Chanter faux et faire le pitre, c'est une seconde nature pour moi. Laissez-moi ramener mi princesa, les filles. Vous savez que je prendrai soin d'elle.
Comme son offre règle mon problème de monnaie tout en soulageant la conscience de mes amies, je fais abstraction de son air de gentleman un peu trop théâtral.
— Bon, très bien, cède Sara. Soyez prudents, d'accord ?
Je hoche la tête en esquissant un sourire.
— Et vous, envoyez-nous des vidéos de la cabalgata !
Après avoir salué tout le monde, je m'enfonce de nouveau à travers la foule avec Rolando. Il ne nous faut que quelques minutes pour rejoindre la route, où nous trouvons sans peine un taxi. À cette heure-ci, les gens arrivent plus qu'ils ne partent.
Une fois assis sur la banquette arrière, le prof de boxe se tourne vers moi pour m'interroger :
— Bon, tu vas me dire ce qui s'est passé, Juli ?
Je réagis à sa question en papillonnant des yeux d'un air innocent.
— Ce qui s'est passé ? Il ne s'est rien passé du tout. J'ai juste eu envie de rentrer, et tout le monde en a fait un plat...
— Juli. Je ne suis pas idiot, j'ai bien vu que quelque chose n'allait pas. Tu étais joyeuse puis, d'un coup, tu es devenue bizarre. C'est à cause de cet homme qui est venu te parler, c'est ça ? Est-ce que c'est en lien avec ce dont tu m'as parlé l'autre jour, à la salle de boxe ?
En croisant le regard attentif de Rolando, pour la première fois, je me surprends à regretter l'habituel Dom Juan dépourvu de la moindre once de perspicacité.
— Non, je te dis. Je ne me suis pas sentie menacée par ce type, tu es en train de te monter la tête pour rien. Je ne le connais pas, je ne sais pas ce qu'il me voulait.
— Ah oui ? Moi, je pense que tu me racontes des salades. Et que ce soit clair, je ne te laisserais pas tranquille tant que je n'aurais pas une version crédible.
Comprenant que cette conversation ne mènera à rien, je choisis de garder le silence pendant le reste du trajet tout en ignorant les regards de Rolando.
Quand nous arrivons devant chez moi et que j'ouvre la portière, il me retient le bras.
— Fais attention à toi, Juli. D'accord ?
Je soutiens son regard soucieux avant d'acquiescer, touchée par le ton sincère de ses paroles.
— Promis, Rolando. Bonne nuit.
Je m'apprête à quitter la voiture, mais la main du prof de boxe s'attarde quelques instants de plus sur mon avant-bras. Bercée par une douce sensation de quiétude, j'observe la façon dont la lumière des lampadaires vient souligner le doux relief de son arcade et la pente abrupte de son nez. C'est finalement Rolando qui met fin à cet instant de suspens en retirant sa main. Ignorant la sensation de froid qui fourmille à l'endroit où étaient posés ses doigts, je descends de la voiture et claque la portière.
Le taxi redémarre pendant que je traîne le long de la rue, où quelques musiciens jouent encore. Le cortège s'étant agglutiné autour du défilé de chevaux, il n'y a plus grand monde. En rejoignant la porte de chez moi, je ferme les yeux pour savourer les notes d'une guitare qui s'élèvent dans l'air tiède et se mêlent au parfum subtil de cire brûlée émanant des lumignons posés sur les fenêtres.
Je commence à sentir l'étincelle d'une joie innocente naître au creux de ma poitrine, lorsqu'une nouvelle odeur emplit mes narines. Un parfum au corps iodé avec une petite touche sucrée qui, contrairement à celui des bougies fondues, n'a rien de réconfortant car, lorsque je l'avais perçu au commissariat, j'en avais perdu tous mes moyens.
Le parfum de Santiago.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top