Chapitre 10 (2/2) - Les pires telenovelas n'égalent pas une soirée chez Rolando

— Oh mince, j'ai loupé le moment de la surprise ?

En tournant la tête, nous découvrons Camila dans l'encadrement de la porte d'entrée. Comme chaque fois, elle porte une robe splendide – je parierai sur du Jean-Paul Gauthier.

Dios, personne ne t'a appris à frapper avant d'entrer ? lâche Rolando d'un air exaspéré.

— C'est toujours un plaisir de te voir, Rola.

— Qui l'a invitée ? Vous auriez au moins pu me prévenir, j'aurais préparé de quoi accueillir cette estimée... personne comme il se doit.

Seul un raclement de gorge retentit. En voyant Sebastian et Ivan s'échanger un regard interloqué, je me demande qui a pu convier Camila à cette petite fête. Les deux frères ne sont plus en très bons termes avec elle depuis qu'elle a tenté de nuire à l'enquête aux sujet des parents de Rafael et Ana.

— C'est moi qui lui ai proposé de venir. Je me suis dit que Rafa et Ivan seraient contents de la retrouver. J'ai eu tort ?

L'aveu de David met fin au mystère. Visiblement, le musicien ne s'est pas maintenu à jour des dernières péripéties de la bande.

— Pas du tout... Sois la bienvenue, Camila, déclare Rafael. Tu as bonne mine, c'est bon de savoir que tu vas bien.

Si leur embrassade montre que l'accordéoniste n'est pas rancunier, elle manque cruellement d'émotion. Ivan, qui n'accorde pas son pardon aussi facilement, lui adresse à peine un regard.

De mon côté, je sens mon cœur s'accélérer. Je ne m'attendais pas à retrouver Camila ici, surtout après sa visite au salon. Ses boucles blondes, qui retombent avec souplesse sur ses épaules, témoignent encore du brushing que lui a fait Mari avant-hier. Lorsqu'elle m'aperçoit, elle se stoppe net. Le regard qu'elle m'adresse est dur à cerner.

Pourvu qu'elle ne dise rien.

Heureusement, Rolando met fin à ce duel silencieux en lançant d'une voix allègre :

— Bon, je refuse qu'on dise que la soirée a été ruinée à cause de moi. Pour vous montrer ma bonne volonté, puis-je vous inviter à un peu de punch ?

— Excellente idée ! Je vais t'aider à préparer tout ça en cuisine.

Je n'ai jamais été aussi enthousiaste à l'idée de servir des litres de punch infect, mais je suis prête à tout pour me barrer de ce salon et éviter cette fille.

Notre hôte, qui n'y voit que du feu, m'adresse un regard étonné.

— Wow, mi princesa qui me propose d'aller passer du temps en tête à tête ? Comment refuser une telle opportunité...

Comme souvent lorsque je m'adresse à Rolando, je lève les yeux au ciel.

— Ne commence pas à te faire des films.

Notre hôte lance une playlist de vallenatos, avant de me suivre en cuisine. Lorsqu'il arrive, je suis déjà en train de disposer des briques de jus de fruit sur le plan de travail.

— Pourquoi est-ce que tu détestes Camila ?

Ma question posée l'air de rien reflète une vraie curiosité : bien que je comprenne qu'il ne l'apprécie pas spécialement, je n'ai jamais compris les raisons de son acharnement.

— Cette fille est juste insupportable, soupire Rolando en sortant une bouteille de rhum ambré de son placard. Franchement, ça fait deux fois qu'elle s'incruste chez moi alors qu'elle sait que je ne peux pas la blairer ! Elle ne manque pas de cran !

Sa réponse m'arrache un sourire amusé.

— Je peux savoir ce qui te fait rire ? m'interroge le prof de boxe.

— Excuse-moi, Rola, mais tu as aussi ton caractère, objecté-je. Tu es le genre de personne qu'on aime ou qu'on déteste.

Contre toute attente, ma réplique anime ses yeux d'une étincelle nouvelle.

— Tu ne me détestes pas...

Jugeant préférable d'ignorer sa remarque, je commence à ouvrir les briques de jus.

— Ce que je veux dire, c'est que tu n'as jamais vraiment expliqué d'où te venait cette haine.

Je suspends ma phrase au moment où je réalise que Rolando n'en écoute pas un traître mot. Figé face à moi, il me contemple d'un air béat.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Tu comptes rester planté là pendant que je fais tout le travail ?

— Excuse-moi, princesa, me répond le prof de boxe en se reprenant. C'est juste que, quand je te vois dans ma cuisine... Tu vas rire mais... C'est comme si tu y avais toujours été.

Sa révélation m'arrache un éclat de rire sarcastique.

— Tu veux dire que ma destinée est de rester aux fourneaux pour te concocter de bons petits plats ? Comment as-tu deviné que je rêvais depuis toujours de devenir femme au foyer ?

— Attends, c'est vrai ?

Je le fusille du regard en abattant lourdement un saladier en inox sur le plan de travail.

— Je plaisante, Juli. Je sais très bien que tu n'es pas comme ça. Tu deviendras une grande avocate, j'en suis convaincu !

Les paroles de Rolando me surprennent et me touchent plus que je ne l'aurais cru. Il faut dire qu'elles me rappellent un objectif qui, bien qu'il me tienne à cœur, se retrouve compromis aujourd'hui. En repensant à mon travail au salon et aux nouvelles responsabilités que je dois assumer, je me surprends à douter. Vais-je finalement pouvoir atteindre cet objectif ? Est-il vraiment fait pour moi ?

Rolando, qui ne soupçonne en rien ce qui me tourmente, poursuit :

— Si je te dis ça c'est parce que, contrairement à ce que tu penses, j'arrive à me projeter avec toi. Je te vois ici et... C'est comme si tu t'imbriquais parfaitement dans le décor.

Étonnamment, ses aveux m'interpellent. Pour la première fois peut-être, j'ai le sentiment qu'ils lui viennent du cœur, et non pas du Don Juan starter-pack.

— Tu as l'air pensive, intervient Rolando en s'approchant. Tout va bien ?

— Oui, rétorqué-je du tac au tac.

— Tu mens. Tu étais toi aussi en train de te projeter avec moi, dans cette cuisine ! Avoue, tu t'imaginais tout ce qu'on pourrait faire avec les ustensiles de ce plan de travail...

Si Rolando avait réussi à déjouer ma volonté pour infiltrer une micro-brèche de mon armure, il vient d'anéantir tous ses efforts en une fraction de seconde.

— J'en connais un qui a abusé des mauvais films porno...

Le prof de boxe éclate de rire avant de commencer à verser du rhum dans le saladier. Je le suis en y déversant tour à tour les briques de jus de fruit. Je tente d'y mettre du mien pour rendre le fruit de nos efforts buvable, mais l'expert parvient tout de même à lui insuffler cette ignoble touche de je-ne-sais-quoi qui fait la sombre renommée de ce punch.

Mes appréhensions se confirment quand sa création lui inspire un sourire ravi. La cuillère tout juste sortie de la bouche, il s'exclame :

— Il est parfait ! Hors de question que ce parasite de Camila y trempe ses lèvres. Tu sais quoi ? Je vais lui servir un verre de jus de fruit et lui faire croire que c'est du punch.

— Rola, crois-moi, la priver de cette boisson n'est pas un coup bas.

Face à l'air dérouté du prof de boxe, j'ajoute :

— Réfléchis : il est tellement bon qu'elle en boira des litres ce qui, avec un peu de chance, lui causera une terrible migraine.

— Intéressant, commente-t-il en plissant les yeux. Tu es plus sournoise que je ne le pensais...

Je hoche la tête, tandis qu'il empoigne l'énorme saladier en inox.

— Tu veux le goûter avant qu'on le serve, mi princesa ?

— Non merci, je te fais confiance.

— Tu me fais confiance ? répète Rolando en me fixant d'un air surpris.

— Ne t'emballe pas.

— Pourquoi faut-il toujours que tu réduises mes espoirs à néant ?

— Et toi, pourquoi faut-il toujours que tu sois si théâtral ?

— Trève de plaisanteries, tu n'as pas répondu à ma question. Pourquoi tu t'obstines à me tenir à distance ? Laisse-moi t'approcher, Juli. Je veux juste être ton ami...

Si le début de ses propos aurait presque pu me convaincre, sa dernière phrase transpire tellement la mauvaise foi qu'elle me fait éclater de rire.

— Et en plus, tu te réjouis de mon malheur ! s'offusque Rolando en prenant un air vexé.

— Excuse-moi, mais si c'est de l'amitié que tu cherches, tu as une drôle de façon de le faire, pouffé-je. Tu dis souvent à tes amis qu'ils s'imbriquent parfaitement dans ta cuisine et dans ta destinée ?

— J'ai même pas dit ça ! réfute-t-il.

— Tu es tellement fan de drama que tu aurais pu.

— Du drama ? Tu veux du drama ? Je vais t'en donner.

Dire que la lueur diabolique du regard de Rolando m'inquiète serait un euphémisme.

— À quoi ton cerveau tordu est-il en train de penser ? le sondé-je d'un air sceptique.

— Je sais pas, j'ai comme une idée de musique qui me démange... chantonne le prof de boxe en agitant les doigts.

— Dis-moi que ce n'est pas ce à quoi je pense...

— Tu m'as toujours dit que tu avais horreur des serenatas, non ?

— Rola, ne t'avise pas de...

L'interruption du classique de vallenato qui passait fait mourir la fin de ma phrase, et les notes de piano qui s'ensuivent confirment mes pires craintes.

C'est elle. La seule et unique chanson portant mon nom, celle qui me suit depuis toujours. Une salsa très entraînante qui aurait pu être parfaite si elle faisait autre chose qu'incendier une prénommée Juliana, femme qui aurait trahi et brisé le cœur du chanteur du groupe.

En face de moi, Rolando se met à esquisser quelques pas de danse et me pointe du doigt en entonnant les premières strophes de la chanson :

Juliana, que mala eres... Que mala eres, Juliana !

— Rola, arrête ça tout de suite, lui intimé-je dans un regard foudroyant.

Le reste de nos amis nous rejoint dans la cuisine pour admirer le show.

Te escribo esta carta Julia, para que sepas de mí... Que sepas como me encuentro, solo por tenerte a ti...

Mon regard de dissuasion n'a pas l'air de porter ses fruits, et Rolando semble tellement habité par la chanson que je commence à me demander s'il n'y trouve pas une forme de catharsis. La main posée sur le cœur, il entonne :

Me sacrifiqué por ti, porque por ti estaba ciego, y mira como me pagas... Juliana que mala eres, que mala eres Juliana !

La musique bat encore son plein quand Sebastian intervient d'un air taquin :

— Et alors Rola, où est passé le courtisan qui ne jurait que par les sérénades pour conquérir sa chère et tendre ?

Mi princesa voulait du drame, je lui en ai donné.

— Oh ça, crois-moi, je m'en serais bien passée...

— Juli, je sais que nos mondes sont différents. Je sais que je ne suis rien qu'un pauvre prof de boxe des bas quartiers, pendant que tu es issue d'une famille riche et que ton futur de grande avocate est tout tracé...

Ses paroles clivantes me rappellent à quel point ma situation est loin de celle qu'il projette sur moi. Je cherche encore quoi répondre, quand une voix inattendue s'élève dans les airs :

— Qu'est-ce que tu en sais, d'abord ?

En me tournant, je découvre avec effroi Camila, dont l'air de défi n'augure rien de bon. Ça y est, c'est le moment. Notre drama-queen a trouvé le moment parfait pour lâcher le scoop qui lui brûlait les lèvres depuis le début de la soirée.

— Qu'est-ce que tu veux, toi ? lui crache Rolando. Je sais même pas pourquoi t'es là.

Ignorant sa remarque perfide, Camila reprend avec assurance :

— Tu parles comme si tu connaissais tout sur elle, mais c'est loin d'être le cas.

— Parce que tu en sais plus sur Juli, toi ? ricane le prof de boxe.

Peut-être bien, malheureusement... Incapable de bouger le moindre orteil, je retiens ma respiration. Impuissante face à cette scène que je peux prédire d'avance, je ferme les yeux.

Mais les paroles qui suivent ne sont pas exactement celles que j'avais imaginées.

— Non, tu as raison... Je ne sais pas grand-chose de Juliana.

Lorsque je rouvre les paupières, je croise le regard de Camila, qui finit par tourner les talons pour quitter la fête.

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