Chapitre 1 - Les problèmes frappent toujours au moment le moins approprié

J'ai su que j'avais un odorat plus développé que la moyenne depuis le jour où, en classe de primaire, j'ai réussi à littéralement sentir que ma maîtresse d'école, Señorita Gutiérrez, sortait avec l'épicier chez qui nous allions acheter des bonbons toutes les semaines.

Il faut dire que cet épicier, Pedro, avait une odeur très particulière, un mélange de tabac à pipe et de lessive propre. De mon côté, je n'avais que six ans alors, comme la plupart des petites filles, je prêtais beaucoup d'attention à ma maîtresse. À la fin de l'année scolaire, lorsque je l'ai croisée la veille de mon anniversaire, je lui ai naturellement proposé de se joindre à la fête. Elle était avec un ami à elle lorsque je me suis exclamée, dans toute ma spontanéité : « Vous pouvez venir avec Pedro, il nous ramènera des bonbons, comme ça ! ». Son visage s'est décomposé et, quelques semaines plus tard, j'apprenais qu'elle était en plein divorce avec « l'ami » qui l'accompagnait, qui s'avérait être son mari. Je n'ai plus revu cet homme ni Señorita Gutiérrez.

Depuis, j'ai mesuré l'étendue de mes capacités et j'ai appris à les utiliser avec intelligence. Ce que je préfère, c'est de me servir de mon odorat comme d'un outil de visualisation. Un exemple type est la petite fiole de Numéro 5 de Chanel que je garde dans le tiroir de ma table de nuit. Si je ne suis pas fan de ce parfum, il m'est tout de même très utile car il me permet de me glisser dans la peau de ma directrice de stage, une avocate de renom spécialisée dans les affaires de violences faites aux femmes. Lorsque j'ai besoin d'un peu de courage avant un événement important, j'en distille quelques gouttes sur mes poignets. Et parfois, je le fais avant de dormir, pour me glisser dans la peau de la Juli du futur.

Car oui, je crois fermement en la visualisation. Le hic, c'est que je ne prends jamais le temps de m'y exercer le jour. Alors, par défaut, je le fais la nuit.

— Nous savons vous comme moi que le cas de ma cliente est loin d'être isolé. Tous les jours, ce sont des centaines de milliers de femmes qui subissent des agressions, des centaines de milliers qui se taisent, par honte et par peur de ne pas être entendues ! Par ce procès, je souhaite leur signifier qu'elles ne sont pas seules. Et pour tous les agresseurs, sachez que le temps du silence est révolu. Tôt ou tard, la vérité sera rétablie !

Debout derrière mon pupitre, je marque la fin de mon discours d'un coup de poing jubilatoire. L'accusé, un homme d'affaires puissant, me toise d'un air suffisant. Comme souvent, il est persuadé de n'avoir commis aucun tort. Dommage que la justice ne soit pas du même avis, mon petit... Le verdict n'est pas encore tombé, mais je suis confiante. Depuis son imposant bureau, le juge consulte quelques documents, le regard impassible. Puis, enfin, il relève la tête. Il ouvre la bouche pour donner ses conclusions...

Quand, soudain, une salve de piaillements d'oiseaux criards me tire de mon sommeil.

Putain de sonnerie !

Si j'avais su que ce réveil brutal marquerait le départ d'un enchaînement d'emmerdes colossales, j'aurais peut-être choisi d'enfouir ma tête sous l'oreiller pour gratter quelques précieuses secondes de répit.

Ignorant encore ce qui m'attend, j'empoigne le coupable et l'envoie valser dans mes draps blancs. Manque de bol, je l'expédie avec un peu trop de force et la pauvre victime s'écrase sur le carrelage en grès. Heureusement pour lui, mon vieux téléphone est un survivant et s'en sort sans une égratignure.

J'ai changé l'alarme de mon réveil il y a deux semaines sous les conseils de Sara, qui m'a assuré que les sons naturels sont plus doux pour notre corps. Sincèrement, je ne vois pas ce que l'on peut trouver de doux à ces piafs survoltés. J'ai tenté de changer cette sonnerie, mais rien à faire : j'ai beau reproduire la manœuvre, tous les matins, le calvaire recommence. Mon téléphone aurait-il trouvé là une manière de se rebeller contre mes mauvais traitements ?

Par chance, je ne suis pas du genre à laisser un désagrément matinal plomber ma journée. Aussitôt l'alarme coupée, je bondis de mon lit king-size et lance une playlist pop-rock des années 90. Il est temps pour moi de me préparer si je ne veux pas arriver en retard à l'université...

I'm going on tonight, I'm feeling alright, gonna let it all hang out...

Derrière les rideaux en lin beige, le soleil semble déjà bien levé. Je libère d'un geste vif la baie vitrée donnant sur mon balcon et traverse ma chambre dans un jeté de cheveux majestueux. Il ne me faut pas longtemps pour rejoindre la salle de bain attenante, où je procède à une petite séance de gommage suivie d'un masque à l'argile. Je n'ai pas beaucoup de rituels bien-être, mais celui-ci m'est essentiel. L'heure de la douche sonne ensuite le début d'un duo endiablé avec Shania Twain. Mon pommeau de douche fermement empoigné dans une main, je chante – ou plutôt hurle – tout en me savonnant de l'autre.

Oh, I wanna be free, yeah, to feel the way I feel... Man, I feel like a woman !

Ma performance s'arrête net lorsque je perçois des bruits d'impact en provenance du rez-de-chaussée. Alertée, je coupe la musique afin d'identifier les bruits en question. Il ne me faut pas longtemps pour comprendre que quelqu'un est en train de tambouriner à la porte de chez moi. Mon concerto matinal aurait-il froissé ma voisine aigrie, Señora Caterina ? Perplexe, j'attends quelques instants, espérant que mon silence la fasse partir. Ma stratégie est un échec : après une demi-seconde de répit, les coups reprennent de plus belle.

Résignée, je soupire et m'enveloppe dans ma serviette. Je m'apprête à quitter la salle de bains, quand une paire d'iris couleur miel me stoppe net. C'est moi, ça ? Mes taches de rousseur et mon nez en trompette ont disparu sous une épaisse couche d'argile verte, ne laissant voir que mes deux yeux exorbités. Avec mes longs cheveux entortillés en une choucroute informe, je ressemble à l'œuvre d'un artiste plasticien dépourvu de talent. Si c'est bel et bien un voisin qui est venu se plaindre, il risque de regretter amèrement sa visite.

Encore dégoulinante d'eau, je descends l'ancien escalier en bois tournant pour rejoindre le salon, vaste pièce ouverte sur une cuisine à l'américaine. Une fois la porte ouverte, la personne que je découvre sur le seuil me laisse clouée sur place.

— Maman ?

De toutes les personnes que j'aurais imaginées trouver ici, ma mère est bien la dernière de la liste. La tête baissée, elle semble absorbée dans la contemplation de mon seuil de porte.

— Juli... murmure-t-elle d'une voix à peine audible.

— Mais enfin, il n'est même pas sept heures du matin. Qu'est-ce que tu fais ici ? Et pourquoi tu traînes une valise ?

— Je vais tout t'expliquer... Mais j'aimerais t'en parler à l'intérieur, si ça ne te dérange pas. Est-ce que tu as un moment ?

Perplexe, je hoche la tête et parviens enfin à décoller mes pieds du sol pour la laisser passer. J'empoigne son bagage d'une main et ferme la porte de l'autre, retenant de justesse ma serviette de tomber sur le sol. De l'eau est encore en train de goutter sous mes pieds et la peau tiraillée de mon visage me rappelle que mon masque à l'argile est toujours en train de poser. Le fait que ma mère n'ait l'air en rien troublée par mon allure m'inquiète un peu.

J'ai beau essayer, je peine à reconnaître la personne qui traverse la pièce d'un pas lent. Ses boucles blondes, d'ordinaire belles et chatoyantes, retombent sur sa nuque dans un chignon à moitié défait. Le seul élément que j'identifie est son cardigan préféré, le bleu marine. À la différence près qu'elle ne le porte pas sur l'une de ses robes élégantes : non, aujourd'hui, l'habit est boutonné de travers sur un vieux jean et une chemise froissée.

Une fois installée sur le canapé du salon, ma mère se laisse choir vers l'arrière sans un mot. En m'asseyant à côté d'elle, je brise la glace :

— Bon, tu vas m'expliquer ce qu'il t'arrive ?

Ma question ne récolte qu'un nouveau silence. Ma patience commençant à atteindre ses limites, j'insiste :

— Maman, s'il te plaît. Tu commences à m'inquiéter, là.

— Ton père m'a fichue à la porte, voilà ce qu'il se passe !

Troublée par cette révélation qui semble sortie de nulle part, je secoue la tête et cligne plusieurs fois des yeux. Après tout, j'étais en train de rêver il y a moins d'une demi-heure... Cette étrange visite pourrait-elle être la suite de mon songe précédent ? Vais-je me réveiller dans mon lit pour vivre enfin la journée normale qui m'attend ?

— Mais enfin, qu'est-ce que tu racontes ?

— En mettant ses habits à la machine hier soir, j'ai trouvé les cheveux d'une autre femme sur sa chemise. Il y avait aussi des traces de maquillage et du parfum.

Si ce que j'entendais jusqu'à maintenant m'avait étonnée, ces derniers aveux ne m'inspirent qu'un soupir dépité.

— Enfin, maman, ça fait des années que ça dure. Je ne te croirais pas si tu me dis que tu ne découvres son infidélité que maintenant...

— Ça fait des années que ça dure ? Oui, et alors quoi, c'est une raison pour m'asseoir sur ma dignité ? J'ai pris sur moi durant de longues années, Juli. J'ai longtemps fermé les yeux sur ce qui se tramait et j'ai toléré bien plus que ce que je n'aurais dû. Mais cette fois, j'ai atteint ma limite.

Surprise par cet élan de colère inattendu, je me tasse dans le canapé. Je ne suis pas habituée à voir ma mère, d'ordinaire soumise et effacée, s'insurger de la sorte.

— Je lui avais fait à manger pour notre anniversaire de mariage. J'avais passé des heures aux fourneaux pour lui concocter ma meilleure bandeja paisa*, son plat préféré. J'avais même décoré la table avec des bougies et acheté des fleurs. On ne passe pas beaucoup de moments de qualité avec ton père alors je voulais marquer le coup, que ce repas soit spécial... Mais il n'est jamais venu. Je l'ai attendu toute la soirée et j'ai fini par m'endormir devant la télé. Lorsqu'il est rentré au petit matin, imbibé d'alcool et du parfum d'une autre, ça a été la goutte de trop. D'habitude, dans ce genre de cas, je prends sur moi et me contente d'un regard déçu ou d'un silence. Mais là, je n'en ai pas été capable. Pour la première fois depuis de longues années, j'ai enfin décidé de lui partager ce que je ressentais.

Le récit de ma mère est désolant, d'autant plus lorsque l'on en connaît l'issue. En attendant qu'elle ne reprenne, je lui adresse un regard plein de compassion.

— Je lui ai dit que ce n'était plus possible, que cette situation me faisait trop de mal. J'espérais qu'il m'écoute et me propose quelque chose, un compromis, même minime... Mais, comme à son habitude, ton père n'a pensé qu'à lui. Tout ce qu'il a trouvé à me dire, c'est que je n'avais qu'à partir si cette situation ne me convenait pas.

Ce dernier revirement marque le coup de grâce. Je sens mon poing se crisper, témoin de ma colère naissante. Avant d'avoir eu le temps de la voir venir, je me retrouve consumée d'un feu ardent, un brasier qui trouble ma perception et me donne envie de tout casser.

— Comment ose-t-il...

Ma mère, percevant sans doute la rage qui transparaît dans ces quelques mots marmonnés entre mes dents, tente de me tempérer :

— Juli, il fallait s'y attendre. Si j'ai été assez naïve pour penser qu'il accepterait de changer, il faut à présent regarder la réalité en face : ton père est ce qu'il est et il ne changera pas.

— Oh, détrompe-toi, j'ai toujours su que mon père était un connard. Mais de là à te foutre à la porte... Comment peut-il faire une chose pareille ? Après tout ce que tu as supporté pour lui !

Au fur et à mesure que ma voix monte dans les aigus, je sens mon masque d'argile se craqueler et perdre des morceaux. Cette sensation de tiraillement est très désagréable, presque encore plus que cette conversation.

— Je sais... soupire ma mère. Mais les choses sont ce qu'elles sont, c'est pour ça que j'ai besoin de toi aujourd'hui...

Le poing toujours crispé, je tente de maîtriser ma respiration. Bien que j'en meure d'envie, vociférer à tout va au sujet de mon abruti de paternel n'est pas ce dont ma mère a besoin.

Une fois ma colère tempérée, je m'efforce de lui adresser mon regard le plus doux. C'est à ce moment-là que ma mère commence à triturer ses mains.

— Comme tu te l'imagines, je n'ai nulle part où aller. Alors, est-ce que tu pourrais m'héberger quelque temps, le temps que je me remette sur pied ?



*bandeja paisa : plat colombien typique de l'intérieur de la région. Il comprend un assortiment de riz, viande hachée, œuf, banane plantain, chorizo, arepa (galette de maïs), haricots rouges, tomate, avocat... Petite photo ci dessous :)

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