VII
Le palais de nos chimères, envahi par le lierre et les ronces, avait cet air magique des palais d'opéra : romantiques et nostalgiques, mystérieux et chimériques.
Mon fils était avec moi. De son enfance aux marges du monde, il ne conservait que des souvenirs un peu fous, qu'il gardait pour lui d'un air sibyllin. Il avait grandi loin de ces fantaisies, les jugeant gentiment comme d'un monde dépassé. Mais quand ses amis lui parlaient de ses étranges parents, il se contentait d'un sourire. Le cœur serré, il se rappelait l'albatros qui passait au-dessus de nous comme un veilleur couve ses petits, les dessins de sa mère tout coloré d'embrumes et les poèmes de son père...
Où va la vague qui valse sous un vent vaniteux, où vont les volatiles aux ailes évasées, où vont les souvenirs et les vies de valeur ? J'étais heureux et fier, accroché à son bras, en ces jours de jeunesse où nous découvrions l'île. Et le vide. Je vivais une vie de voleur. J'avais amassé au fil des ans sur les berges de mon île, au sein-même de mon château, des richesses et merveilles. Je me souvenais de leurs beautés, je devinais les émotions puissantes qu'elles évoquaient en moi. Je voyais mon trésor luire au pied de la cheminée où nous avions chanté des mythes et conté des balades lors de nos belles veillées. Je venais en secret picorer quelques miettes de ce bonheur, avant de replonger dans une nostalgie désespérée.
La vie est belle et folle, nous disions-nous. Mais de ces rêves, ne restent qu'un désir démesuré et des folies déçues. Nous avions transformé le monde et le monde n'avait pas suivi. A sa disparition, je me sentais étranger sur une planète étrangère où je ne pouvais que voler ce qu'on avait enfermé sous clé. Mais comme tout voleur, ce bonheur n'était plus à moi.
Le palais de nos chimères a croulé avec mes illusions. Envahi par le lierre et le ronce, il déclame une pièce terminée. Les personnages errent dans ses ruines comme des fantômes, vagues ombres que je crois pouvoir parfois attraper, mais ce n'est que du vent. L'intrigue bute sans cesse sur l'acte final et les derniers mots de la pièce, ces paroles qui soulèvent le voile du mystère, déjouent l'enchantement et éteignent l'intrigue. Les spectateurs ont déjà quitté la salle.
Mon fils est à côté de moi et il ne comprend pas. Il ne vit pas dans les chimères, mais dans le monde réel, sans illusion, ni rêve. Sans déception. Il me parle de ses projets ambitieux, de sa volonté d'être médecin pour aider les autres, et de parcourir le monde à la rencontre des cultures différentes. Il sourit et me dit qu'il voit le monde en kaléidoscope, pleins de couleurs et de curiosités, avec de belles facettes qu'il voudrait explorer. Je l'écoute d'une oreille distraite. Ce sont ses rêves, ses chimères, qu'il dépose au pied du palais. Et moi qui ai vécu toute ma vie, plongé dans les chimères, je n'y ai retenu que du vent.
Mais j'ai vécu. Je me sens l'âme lourde des vieillards qui n'attendent plus rien et bouchent leurs horizons de pensées sinistres. Je m'abandonne aux jours sans projection ni rêve. Comme un sentiment qui m'était privé depuis une éternité, je cherchais la joie et mon fils me la confiait doucement. En voleur, j'attrapais ces moments qui ne m'appartenaient plus. Mais j'ai vécu, et je me répète ces mots en boucle le regard vague, ému.
Mon fils est parti vivre sa vie et je me suis assis un soir, une plume à la main. J'aurais pu raconter nos aventures, l'âme nostalgique et douce, mais ce ne sont pas des choses qui se racontent et ça n'aurait été une fois de plus qu'une tentative ratée d'un partage de souvenirs. Non, ce ne sont pas des choses qui se racontent, la vie. J'ai dessiné mon château. Et dans chaque détail, me revenait une anecdote. Juste quelques traits, comme elle avait l'habitude de le faire quand les jours pleuvaient et que j'écrivais. Et sous le poids de ses pierres, je sens mes jours vieillir dans un sourire plein de bonheur.
Mes illusions, mes chimères... Quand je ne dessinais pas et que je quittais ma maison, on venait parfois me voir et on me demandait : raconte, raconte, raconte. J'étais tenté de leur dire "nous nous sommes mariés par un jour de printemps", mais ils me coupaient et me montraient leurs journaux, leurs écrans, leur monde et je ne comprenais plus ce que je disais. Un jeune homme un jour vint me voir, habillé tout de vert, une casquette vissée sur le bec. Il avait l'air enthousiaste et me parlait de ses films, des œuvres d'art, une ode à la vie et mon palais était son opéra. Les rumeurs avaient couru sur ce lieu mythique et il voulait en faire un poème, un film plein de mythes et de chimères. Je l'écoutais silencieux me décrire ce qu'il projetait. Il rendait à l'écran une image fantasmée d'un monde qui s'en était allé. Je savais que ce n'était pas une bonne idée, mais le film parut. Mes illusions, mes chimères et je voulais reprendre le large avec elle.
Assis sur les pierres du palais, aux côtés de mon fils, en cette journée où nous étions revenus en pèlerinage, je sentais sa magie peser sur tout mon être et sous le poids de ses pierres se lézarde un cœur de vagabond.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top