VI

Et sous la même croix nos deux corps dormiront.
Nos yeux seront cernés par le même horizon
Et de la même terre nos bouches s'empliront
Quand pour l'éternité nos âmes s'uniront.

Le palais de nos chimères s'est éteint en ce triste jour d'hiver où elle a quitté la terre.

Dans cette forêt des confins de l'Europe, l'eau glisse le long de la cascade, éclate sur le sol avant de se répandre sur les rives verdoyantes. La fureur du torrent frappe les eaux du bassin, insatiable mouvement qui cherche à combler une onde qui s'enfuit. Il y a la hargne et l'insatiabilité. Le sentiment d'ivresse est proche : il martelle aux portes de mon âme et me demande de le laisser entrer. Oh, je cherche partout comment lui accorder cette faveur, mais je reste moi-même au perron de l'ivresse. J'aurais voulu écrire des poèmes et des lettres d'amour à foison, mais je reste page blanche, incapable d'écrire autre chose que des mots futiles et stériles. Le désir du beau et l'envie d'aimer s'écoulent comme une onde qui s'enfuit.

Le palais de nos chimères a fermé les portes de ses rêves et de ses aventures. Je reste aux pieds de la lourde porte renforcée de barres de métal, jetant un regard inquiet sur les merveilles qu'on devine à la pointe des tours. J'aurais voulu vivre, j'aurais voulu aimer, j'aurais voulu écrire, j'aurais voulu ressentir une fois de plus cette impression de folie extraordinaire qui me fait vibrer d'émotions et de joie... Rien ne reste plus qu'une lourde porte fermée et le triste souvenir de ce qui ne m'appartient plus.

Au bord de cette cascade, la nostalgie l'emportait sur la paix. Je m'étais pourtant promis en quittant la France vers l'extrême Orient de continuer à vivre et créer, mais sans cesse je me sentais rattrapé par cette absence.

Alors je pensais au futur et je rêvais un monde où je serais tout en elle et elle en moi, quand pour l'éternité nos âmes s'uniront. L'hirondelle devait bientôt repartir vers les pays chauds, et je glisserais alors au plus près de la terre, couvert de son beau manteau vert. Là, je pousserais une autre porte, dentelée de nuages, et j'entrerais dans un monde où on me sourirait. Le temps n'existerait plus : il se fondrait dans une seconde d'amour infinie, dans un échange de regard qui à lui seul dirait le monde et ses merveilles. A quoi vous servirait la description de ce palais des nuages quand toute beauté culminait dans ses deux yeux bleu océan, des yeux d'Agathe ? Peut-être servait-on dans de grandes salles voûtées couvertes de lustres dorées aux miroirs diamantins des mets exotiques et raffinés... Peut-être riait-on et dansait-on dans des tenues légères et belles... Mais je crois que ces fêtes ne sont qu'un mirage et que tout autour de moi le bonheur s'exprimait par ces longs échanges de regard amoureux et passionnés. Derrière la porte des nuages, il n'y avait que des êtres qui se rappelaient les plus belles preuves d'amour et construisaient à deux, par une imagination incontrôlée, puissante, délirante, d'autres aventures chimériques.

Je souris. Le voyage touchait à sa fin. Nous nous sommes assis sur le bord d'un nuage, les jambes pendant le vide et nous avons discuté longuement.

- Sur l'île, on est venu nous chercher. Les caméras, les radios, les écrivains, le monde. Nous leur avons dit de vivre, nous qui avions tout quitter et pris la fuite d'un monde sans joie pour vivre un bonheur simple et épuré. Nous sommes partis loin d'ici, dans un ailleurs rêvé pour vivre une vie que nul ne saurait vivre. Nous avons construit l'image d'une île solitaire, reculée, oubliée, où nous lézardions au soleil ou sous la brume. L'aube venait nous cueillir dans un sommeil des justes. La cueillette, la chasse, les feux de bois, la mer et ses rivages explorés... Tout disait la vie, la vie sauvage, à l'état brut, vécue jusqu'au plus profond de nos âmes... La vie heureuse. Nous les navigateurs avec pour jardin l'océan, pour cinéma les vagues et pour compagnie les augustes albatros, nous les explorateurs des confins oubliés, observateurs hors-pairs et marcheurs d'outre-mer, nous qui avions quitté nos maisons, quitté le confort, quitté nos existences nauséabondes et insipides, nous portions au fond de nos cœurs le sentiment d'être là et de vivre cent vies. Et puis, on nous a posé cette question : "mais je ne peux pas y aller. Dans quel monde vivez-vous pour avoir tout quitté ?" Il y avait dans sa voix l'admiration, le désir immense d'atteindre ce bonheur qu'on devinait dans nos récits, mais aussi la conscience aiguë d'obstacles insurmontables. Je ne peux pas y aller. "J'ai cette hargne féroce qui voudrait tout quitter, poursuivait le journaliste. "Et je reste dans mon lit à attendre que le temps passe. Dans quel monde vivez-vous ?" Je crois que je n'ai toujours pas répondu à cette question.

- C'est qu'il n'y a pas de réponse, me dit-elle.

Et sa voix, comme un air qui poursuit sa mélodie en écho, fila vers les nuages et les rayons de soleil. C'était une douce sérénade qui transformait notre paradis en un concert solitaire. J'écoutais tout et me laissais porter sans trop réfléchir. C'était une chanson sans lendemain qui ne parlait que d'amour et d'un palais des chimères appartenant aux rêves.

Une croix simple était posée au-dessus de sa tombe et quand j'y revenais je savais que bientôt nous serons de nouveau réuni. Je n'avais toujours vécu que pour elle et nous étions deux âmes unies pour l'éternité.

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