V
À présent je suis seul et je marche toujours. Le bateau est amarré dans un petit port breton depuis quelques années déjà. J'ai dit adieu aux mers lumineuses et au palais des chimères. Il s'en est allé dans un dernier souffle étouffé, brisé par la foule impudente qu'une curieuse avidité agite. Il s'écroule sans se plaindre et je reste impuissant.
Les mers avaient fermé leurs mystères et leurs rêves. Il me restait les terres, des sommets aux abysses, des pointes granitiques, légendaires, de Bretagne aux côtes blanches et glaciales de l'extrême-Orient. Je n'avais pas attendu le glas des derniers jours pour prendre la fuite et continuer mon voyage.
À présent je suis seul et les années m'ont apporté des trésors de souvenir. Je marche lentement, traînant une vie comble comme on traine un trésor. Je n'ai plus rien à attendre d'autre de cette vie qu'un bonheur sans tache. Et quand l'on me sourit avant de me conter la pêche miraculeuse du jour, l'œuvre que l'artisan vient tout juste d'achever, le soleil qui se reflète dans la rosée aurorale, le vent qui passe et murmure bon vent, je couve gentiment cet instant béni pour le garder au chaud dans ma mémoire. C'est une promesse que je lui ai faite, avant de la laisser partir : je serai heureux.
Un jour, on est venu sur notre île. Des photos ont tristement pallier ce palais qui nous semblait si vivant, jusqu'à le rendre morne et vaguement intrigant pour le monde. Les mers ont perdu leurs mystères. Les chimères se sont envolées. Les marins échoués sur nos plages, les croisiéristes en vacances ou les écrivains en peine d'inspiration n'étaient pas éloignés des deux jeunes gens tout justes mariés qui s'étaient aventurés aux portes du monde. Mais nous les vîmes comme des intrus et nous quitâmes nos rivages.
À peine avions-nous touché le sol qu'elle s'effondrait doucement, sans défense contre un virus malin qu'elle n'avait pas vu venir. Moi, je n'avais pas vu venir le temps. En amarrant mon navire au pont, passant les haussières dans les anneaux, je vis mon reflet blanc dans l'eau et ma peau flétrie.
Alors, j'entrepris une quête, longue quête à la recherche de mes années de jeunesse au goût de folie et d'aventures, traquant comme un chasseur indien l'euphorie des jours de métamorphose où je devenais un autre homme. Mais quand je sentirai venir mon dernier jour, c'est à elle que je reviendrais, car jusqu'au bout nous serons l'un pour l'autre et les rides ont creusé leur sillon de bonheur dans notre vie commune.
Mon enfant était resté sur le rivage breton. Il s'engageait dans la vie quotidienne, ennuyeuse, avec cette singularité particulière qu'il avait nourri au contact de l'extraordinaire. Il en devenait différent, étrange sans doute. Mais ses sourires et ses piques d'intelligence venaient sublimer sa nostalgie. Sans doute retournerait-il un jour au palais des chimères. Moi, je me faisais la promesse d'y revenir pour mourir sur la tombe où déjà repose mon amour.
Pour l'heure, je passais les berges du Danube, agrippant un sac à dos et un bâton de marche. J'avais sans doute l'air un peu fol, un peu perdu, un peu d'ailleurs. Les voitures me doublaient sans me jeter un regard, sinon de mépris. Et le paysage rongé d'asphalte se riait des chimères du grand sud. Je descendis vers la Slovaquie où l'on m'accueillit avec méfiance, puis avec curiosité, amusement, chaleur, paisiblement. Je passai les Carpates sous des pluies diluviennes, rayées d'un soleil mouillé. J'avançais sur les plateaux ukrainiens et m'arrêtais parfois, dans une maison étroite, sous un toit de sapin où l'on me servais quelques soupes locales. Je descendis la Crimée, longeai la mer Caspienne, vers les monts lointains de l'Himalaya. Près de Volgorad, je travaillai quelques mois chez un agriculteur. A Bishkek, aux marges du Kazakhstan et du Kirghizistan, j'aidais un maçon à finir son ouvrage. On me demanda où j'allais, mais je n'en savais rien. On me raconta les désirs de voyage, les études des enfants, les déboires des politiques, le soin qu'on avait à bien cueillir un fruit, l'idée de liberté et celle d'égalité, la façon dont on plante un rosier et le sourire qu'un voisin a laissé en passant près d'ici.
Aux frontières du Gobi, tout parut s'évaporer et je crus retrouver mes océans sauvages délaissés par une population frileuse. Jamais je n'aurais cru pouvoir aller aussi loin, porté par deux petites jambes qui ne marchaient guère vite. Par la terre, j'étais allé plus loin que ce que j'avais déjà fait par mer. Et je portais en mon âme le souvenir bouillonnant des mille et unes vies qui m'avaient adressé un geste. Un geste, et une âme qui se meut. Oh, je marche toujours et qui sait si elle me reconnaitra le jour où je la rejoindrais dans l'au-delà ? J'ai ouvert d'autres mondes en traversant l'Eurasie, des mondes qu'elle ne verra jamais, et me voilà aux pieds de l'Himalaya, élevé par des sommets écrasants. Des moines passent sur la route, pieds nus, en prière. Ils s'arrêtent à genou, se courbent jusqu'à toucher le sol et quand ils se relèvent, ils me passent le bonjour. Etrange monde. Des temples accrochés à leur rocher aimantent les voyageurs qui viennent y chercher l'émerveillement, le ressourcement et la vie. J'échange un peu de pain et d'eau avec ces pèlerins. Ils me racontent le village, la ville, la métropole d'où ils sont partis. Je leur parle du palais des chimères.
J'ai continué longtemps mon voyage, remontant ensuite la Chine et la Mongolie, par le désert de Gobi, vers la Sibérie et le Baïkal. Autre temps, autres mœurs. Dans une chaumière, bordée de taïga, on m'accueille les yeux brillants. On ne parle que peu.
Je pourrais vous raconter qui j'ai vu, où et comment, ce qu'ils m'ont dit, les émotions qui m'ont traversé. Cela ne sert à rien, alors je me tais. Il ne reste qu'une image, au bout du mon voyage, face à la mer de Béring traversée par quelques cormorans. Si les maisons d'Anadyr ne rappelaient pas un passé communiste, j'aurais cru retrouver notre terre du sud, au palais des chimères.
Revenant en Europe, sur mon granit breton, j'en conclus que le monde était beau. Il fallait que je lui dise, et quand je sentirais venir mon dernier jour, heureux j'irai m'étendre et mourir à mon tour.
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