III
Le palais de nos chimères ouvrait ses portes à nos deux cœurs aimants. Nous le peuplions de nos rêves les plus fous, cueillant les années de bonheur aux verges des nuages, les trésors littéraires et les gloires artistiques accrochées aux moutons des océans. Elle me racontait qu'elle voulait une vie sans ennuis, ni troubles, ni malheurs... Une vie qui n'appartiendrait qu'à nous.
Nos chimères, c'était les mythes qui peuplaient notre rêve, d'une vie éternelle, comme si la magie coulait dans nos veines et empêchait la mort de venir nous cueillir, aux fées qui se penchaient sur nous et nous comblaient de bonheur. Nous étions un peu naïf, sans doute, un peu trop ambitieux, passionnés, heureux.
Tout à notre temps libre et portés aux ardeurs les plus folles, nous bâtissions des chefs d'œuvre, des poèmes les plus doux aux palais les plus grandioses. Et quand l'île nous paraissait trop étroite, la voile nous emmenait aux confins du monde, sur les mers inexplorées de notre planète, où nous nous repaissions des gifles des vagues et des fureurs boréennes. La mer était notre spectacle. Les monstres marins et les bateaux fantômes en étaient les personnages et nous dialoguions avec eux la tête pleine de folies.
Ce palais du bout du monde, symbole d'un amour trop fort, nous l'avions bâti sur l'horizon. La mer était notre jardin et nous parcourions les mers du globe en fuyant les traces humaines.
Un soir où nous avions laissé l'ombre du palais s'effacer derrière nous, allongés, enlacés, sur le pont velouteux, nous nous transformâmes en poètes. Ce n'était pas l'amour que nous disions, mais quelque chose de plus fort... Peut-être le temps transformé en amour.
Depuis longtemps, j'avais cette passion du temps, comme si je voulais l'effacer en m'efforçant de le contenir tout entier. Le temps en mon esprit fantasque se faisait éternité et quand nous inscrivons dans le temps suspendu un amour solitaire il laisse dans la vie sa marque indélébile. Nous pourrions bien disparaître, notre vie si singulière et belle ne passera pas. Nous en avions fait une œuvre d'art. Et le poème ne venait que parachever ce que nous nous efforcions de construire si loin de tout.
Quand la passion passait, il restait la vie, l'ardeur de la vie, la brûlure de la vie, dans son sens le plus cru et le plus bouleversant.
Au château, j'écrivais un poème et elle peignait le monde. Les mots devaient tomber comme tombe une couleur sur un tracé auquel elle offre un nouveau souffle.
La pluie tombait souvent, glaçait nos membres. Et le vent balayait nos fragiles constructions qu'il fallait reconstruire. L'été nous souriait, ironique. Il cachait ses orages qui tombaient sans prévenir. L'hiver nous éprouvait, en enveloppant d'un geste faussement protecteur les quelques plantes qui composaient nos soupes, les quelques traces qui révélaient la bête, les quelques branches qui sauvaient nos nuits gelées. Mais le soir, quand nous étions parvenu à allumer le feu sous la hutte en terre cuite, à poser une marmite pleine de légumes à peine décongelés et à nous réchauffer l'un l'autre, un sourire sans fin étirait nos lèvres et nous écoutions la mer battre son ressac au pied de la falaise, sans penser au lendemain où tout serait à recommencer. C'était simplement notre moment de bonheur.
Quand nous étions jeunes, nous quittions le palais l'été. Nous le laissions grand ouvert, car les seuls voleurs étaient les fouines et les renards. Nous embarquions vers un but indéfini. Et nous ceinturions la terre des contrées australes aux extrémités boréales où la mer dresse ses cercles mystérieux tout autour de nous.
Nous aimions chercher les tempêtes où nous nous précipitions sur le pont pour ramener les voiles et tenir la barre. Sans un regard, sans un cri, c'était des moments d'intense activité dont nous sortions épuisés. Suivaient alors un long regard, un long silence, et un sourire. Le plus beau que nous puissions partager. Encore un secret que le monde ignorerait.
Et elle montait à la proue, ouvrait grands ses bras et chantait. Elle m'appelait. Il fallait que je me mette derrière elle pour que nos cris se confondent. Elle riait. Mais nous ne comptions pas sombrer.
Quand la mer se faisait trop grosse et que nos tendres chimères nous manquaient nous retournions au palais. Il attirait à lui le monde comme un aimant, un aimant si puissant et si fort qu'il faudrait être un fou pour ne pas l'aimer. C'était une planète peuplée de chimères absurdes, d'êtres exotiques et d'aventures extraordinaires, celles que nous vivions, ceux que nous imaginions et rêvions allongés sur le divan rêveur un crayon à la main. Cet étonnant univers qui explosait l'été quand nous prenions la mer, se réflétait l'hiver dans les flammes du foyer et les silences entre nos lignes.
C'était un palais par les mythes qui l'habitaient, et c'était aussi une grotte pour deux êtres de passage. C'était la demeure des rois, mais des rois vagabonds. Nous y laissions nos souvenirs et les murs venaient recueillir les plus beaux instants de nos vies. Puis, nous partions loin. Nous vivions, elle et moi, comme des vagabonds.
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