II

L'amour en une nuit émancipa nos cœurs. Nous découvrions les saveurs nouvelles de l'interdit, loin du quotidien gris d'une enfance révolue. Elle avait pris la barre et nous avait conduit dans une crique oubliée, où elle me dit les mots d'amour. Le pont balançait mollement, plongeant nos deux âmes dans une extase indéfinie.

Nous étions deux enfants, hier sur la falaise, quand nous nous sommes échangés des promesses d'amour. Nous nous offrions l'un à l'autre, naïvement, comme on plonge dans un conte de fée, pensant n'y trouver qu'un jeu nouveau ou une concrétisation des promesses de nos jeux d'enfants... Mais nous avions trouvé bien plus.

Nous étions enlacés tout honteux de bonheur. Parfois, je me redressais et regardais ses deux grands yeux bleus qui disaient la mer, qui disaient l'amour, qui disaient la paix et le bonheur pour toujours. Ils me faisaient chavirer, sans rien dire, ni rien faire, et je l'aimais.

Comme un sentiment qui nous aurait été privé depuis une éternité, je découvrais ce qu'était la joie, une joie si profonde et pleine qu'elle emplissait la mer de sa douceur paisible, et faisait danser les vagues autour de nous. C'était l'éternité absolue bienheureuse, condensée en une seule seconde qui ne passait pas et m'emportait loin dans les nuées heureuses. Une joie qui portait en elle tous nos regards échangés depuis notre enfance, tous nos sourires et nos jeux en cachette, quand elle quittait sa maison pour venir me retrouver sur la plage et danser, danser toujours. Une joie qui portait l'attente et l'espérance aujourd'hui parfaitement accomplie dans ce bonheur insensé. Le monde nous avait oublié et nous nous aimions l'un et l'autre.

La crique où nous nous effacions embrassait l'eau paisible de ses grands bras rocheux. Elle cueillait doucement les rayons lumineux des dorures de l'astre et s'en paraît gaiement pour nous guider sans crainte vers notre paradis.

Agathe finit par se redresser pour observer l'œuvre d'art. Elle ne dit rien, d'abord. Elle était heureuse. Mais je savais qu'elle voulait me dire...

- Nous construirons une maison, un château, un palais. Nous y enfermerons notre bonheur. Loin des nôtres, loin des affres du monde et de ses malédictions, nous irons à l'autre bout de la terre.

Le bateau prit le large. Je lui laissais la barre et je me penchais sur les cartes à la recherche de notre prochaine destination rêvée, dans un paradis naïf où l'on ne nous retrouvera jamais. Cachée dans la brume, sous un ciel gris perlé de rayons dorés, il y avait cette île. Comme un château fort, cette forteresse dressait des murailles rocheuses. Une végétation luxuriante couvrait ces ruines et les dissimulait souvent. Les roches croulaient sous le poids des fleurs qui ramenaient une timide note de couleurs, réhaussées par cette austérité sauvage.

Nous laissâmes le navire ancré dans une crique et rejoignimes la côte à bord d'un canot. Agathe m'entraîna à la recherche du cocon rêvé, mais c'est un tout autre endroit qui arrêta son attention : ouverte aux vents mugissants, offerte à la mer sur son piton escarpé, sculptée dans la roche comme des colonnades antiques, dentelée et majestueuse, une cavité grandiose surplombait l'île et dominait les nuées, bercée par un soleil de printemps.

- C'est là, murmura-t-elle. C'est là que nous vivrons. C'est...

- Le palais de nos chimères.

Le mot m'avait échappé. J'ignorais alors tout ce que ce terme pouvait signifier et je n'y voyais qu'un nom fantastique, dépeignant à merveille l'impression de surnaturel qui nous saisissait aux tripes à le vue de ce chef d'œuvre de la nature. On y voyait les fées s'amuser dans les pierres pour y laisser leurs rires espiègles chanter dans ce lieu mystérieux. On entendait les meuglements des monstres marins se coucher sur la grève, vaincus par cette architecture magique. Et les nuées dissimulaient les griffons, phénix et albatros de ces contrées lointaines.

Dans nos yeux agrandis ne passait nulle peur. Nos coeurs battaient, vibraient, glissaient dans une terrible euphorie, emplis d'assurance. Le futur nous tendait ses bras avec toute la force de ses promesses et nous nous imaginions des montagnes de joie.

J'avais rêvé, rêvé pendant des années, depuis mon premier souffle semblait-il, rêvé de vivre, vivre vraiment, revenir aux beautés d'une vie simple et difficile. J'apprendrais à voir. J'apprendrais à voir à travers les ramures des bois, les traces des animaux, à deviner leurs fatigues, leurs soucis et leurs vies quotidiennes. Je saurais pressentir dans la flamme qui naît le besoin de rameaux et le besoin de souffle. J'irais sur les layons perdus, sur les berges salées, sur les griffes acérés pour construire de mes mains l'univers qui serait le nôtre.

Longtemps les odes avaient chanté les exploits des héros solitaires, bénissant le monde de leur offrir un bonheur qu'il construisait eux-mêmes. Longtemps les aèdes avaient dessiné cet hédonisme puriste. Et nous l'avions à portée de mains. Il suffisait de nous aimer et de combler notre palais de cet amour.

L'amour en une nuit émancipa nos coeurs. En une nuit, nous avions coupé les amarres pour nous précipiter au cœur d'un défi démesuré. Il nous fallait vivre seuls, dans un bonheur qui se suffisait à lui-même, et chercher dans les sinuosités cachées de la nature la vie simple que nous rêvions. Nous gardions jalousement pour nous ces parcelles d'euphorie. Nous fuyions le vacarme, le bruit, les mots de toute sorte, pour nous réfugier dans un silence égoïste. Le bateau n'avait emporté que nos deux corps pour aimer, nos deux yeux pour lire l'un dans l'autre, nos deux esprits pour rêver et imaginer. Le navire dormait dans la crique tandis que notre cocon, ce palais fabuleux, émergeait de la roche sous le souffle magique de notre volonté. Nous n'avions que nos yeux pour peindre des chef d'œuvres. Ne restaient que nos mains pour s'abîmer à l'œuvre. Nous enfermions, doucement bercés d'illusions, nos rêves et nos joies au palais des chimères. Et nos yeux émerveillés s'extasiaient de ce futur solitaire et doux qui nous attendait. Nous nous aimions, heureux. Car la jeunesse rit quand l'enfance se meurt.

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