96. Le message

J'ai pensé à un conte de mon enfance, ce soir.

Une princesse vit dans un château isolé, au sommet d'une montagne ; elle rêve de voyager, mais elle souffre d'une maladie du cœur qui la force à rester au lit des semaines durant. Son père, le roi, lui promet que pour ses dix-huit ans, elle fera le tour du monde. Mais le jour fatidique approche et il ne sait comment respecter cette promesse.

Alors que le roi se lamente, un saltimbanque, spécialiste du déguisement, se présente à ses portes. Il déclare : vous avez besoin de quelqu'un comme moi.

Le jour de ses dix-huit ans, la princesse monte dans un carrosse tiré par quatre chevaux blancs. Son rêve fou va enfin se réaliser ; sa maladie paraît bien loin, et personne ne l'a jamais vue aussi rayonnante. Dès que sa voiture a disparu à l'angle du chemin, le nouveau maître costumier frappe dans ses mains. Les nobliaux et les dames de la cour s'empressent de repeigner leur coiffure ; les gardes remplacent leurs lances et leurs chapeaux ; on dresse de nouvelles tentures. Tous les meubles changent de place, et enfin, des tours entières sont démontées et replacées ailleurs, cependant que les valets y retournent les nappes et les tapis.

Le soir même, le carrosse arrive au château, à l'entrée située de l'autre côté. Le saltimbanque, déguisé au moyen d'une habile moustache, se présente : grand majordome du château de Frabourg. Afez-fous fait bon foyage ? demande-t-il. La princesse, toujours enjouée, répond qu'elle n'a pas vu le temps passer.

Comme elle n'est jamais partie auparavant, elle ne connaît pas les routes, et ignore que son attelage n'a fait que le tour de la montagne ; tel est le plan brillant du costumier.

Incapable de se déguiser, le roi observe de loin sa fille ; elle n'a jamais été aussi heureuse, et son cœur se serre en pensant au terrible mensonge dont elle est entourée.

Le lendemain, le carrosse repart, et dès qu'il a disparu à l'angle, le saltimbanque ôte sa moustache postiche et frappe dans ses mains. Aussi tôt, les tapisseries sont enlevées, les meubles sont retournés, les tours du château sont chamboulées. Et dans la soirée, l'homme accueille la princesse en se présentant comme le majordome du château de Kroning.

Il en est ainsi durant toute une semaine ; les valets s'épuisent à remplacer les chandeliers ; les gardes courent d'un bout à l'autre de la bâtisse ; le maître costumier parcourt le château en agitant les mains comme un chef d'orchestre ; la princesse arrive le soir, visite, dîne, rit sans cesse ; le roi l'observe de loin, fasciné.

Après sept jours de voyage, la voici arrivée à sa prétendue destination. Mais ce matin, la princesse est introuvable. Les gardes, les valets, les cuisinières et les palefreniers tempêtent à travers le château, et ce faisant, enlèvent leurs perruques, retournent leurs vestes, abandonnent leurs favoris postiches et leur maquillage raté. Le maître costumier, sentant le vent tourner, se déguise en rat d'égout et s'éclipse. Le roi sort de sa cachette et parcourt lui aussi les couloirs du château.

C'est au sommet de la plus haute tour qu'il retrouve sa fille. Elle lui sourit ; dès le premier jour, dès les premiers instants, la ruse était éventée, mais elle a pris goût à ce jeu.

Regarde, dit-elle, de cet endroit, l'horizon paraît proche, et le monde est minuscule ; en étendant les bras, on a l'impression de toucher les deux extrémités de la Terre. Vois-tu, cette semaine, j'ai appris quelque chose que les grands explorateurs, les grands conquérants et les petits touristes ignorent tous ; c'est que nous ne voyageons vraiment qu'en songe ; chaque soir, lorsque je m'endormais, je me sentais ailleurs.

Clodomir d'Embert, Journal


La grille en fer forgé était toujours debout, mais le mur de pierre s'était effondré sur le tiers de sa longueur ; les trois visiteurs enjambèrent les éboulis couverts de lierre et de ronces. Des arbres étaient venus s'enraciner dans les anciens massifs de fleurs, et leurs ombres portaient sur les chemins de gravillons encore sommairement tracés dans la végétation buissonnante.

Les gardes du corps de la présidente, deux Sygiles en costume noir sans personnalité, examinaient les lieux avec détachement. Ils semblaient même porter un certain mépris pour les vieilles pierres qu'ils retournaient du pied sans raison, comme si un assassin aurait pu s'y cacher. Leur regard vague et stoïque se portait parfois sur une branche d'arbre tombée à terre, revenait brusquement fixer un point dans les nuages. Avant d'être des combattants, ces deux hommes étaient des observateurs. De véritables détecteurs de danger. Impossible de savoir quels calculs fumeux se déroulaient sous leur crâne, quelles vibrations secrètes murmuraient les cristaux dissimulés sous leurs vestes. Leurs méthodes étaient un secret bien gardé.

« La voie est libre, madame. »

La présidente eut un sourire ironique. Il n'y avait personne à deux kilomètres à la ronde ; les ruines du manoir d'Embert, abandonnées depuis soixante ans, n'étaient plus qu'un tumulus recouvert de mousse et de champignons, d'où émergeaient les arêtes de vieilles poutres pulvérulentes qui se décomposaient tels des troncs d'arbres renversés.

Rien n'avait changé depuis l'année précédente.

Elle bifurqua sur la gauche, vers la roseraie. Celle-ci était toujours aussi bien tenue. Bien que personne n'habitât les lieux, des jardiniers mystérieux revenaient chaque semaine tailler les branches, couper les roses fanées, et au besoin, replanter de nouveaux pieds. Les Nattväsen, sans doute. Leur mémoire collective n'avait rien à envier à celle des humains, et ils portaient à la famille d'Embert une affection toute particulière.

La présidente Sylvia s'arrêta à l'entrée du jardinet, s'inclina, et laissa s'écouler une minute de silence.

Comme à chaque fois, elle ne put s'empêcher de ressentir une certaine gêne. Aelys d'Embert reposait ici, en compagnie de ses parents. Cette femme avait renversé le Second Empire d'Auguste à tout juste vingt ans avant de devenir la dernière reine d'Istrecht. Elle avait fondé la République et posé les bases d'un régime démocratique resté stable soixante ans. La présidente Sylvia ne faisait que marcher dans les sillons creusés par cette légende. Elle n'en était pas digne.

On ne connaissait nul descendant à Aelys, et son histoire était un nœud de mystères. On disait tantôt que son alliance avec les Nattväsen, devenue le Pacte d'Embert, lui avait permis de détruire l'Empire ; tantôt qu'elle y était parvenue toute seule, avec ou sans pouvoirs de Sysade. Mais le plus étonnant était sans doute qu'après avoir rendu sa couronne et parcouru le monde en toute liberté, elle était revenue ici.

Sylvia ne parvenait pas à le comprendre. Chaque année, elle méditait sur la question.

« Madame.

— Qu'y a-t-il ? »

Le Sygile fit un geste laconique en direction de l'allée. Une femme patientait, bras croisés, à l'ombre d'un noyer. Elle portait une veste noire sans la moindre décoration ; ses cheveux flamboyants suffisaient à la reconnaître. C'était sans doute la seule personne sur tout Avalon que les Sygiles n'auraient jamais vu arriver. L'Archisade Zora.

« Veuillez m'excuser, madame la présidente. J'avais besoin de vous parler.

— Cela ne pouvait pas attendre la prochaine réunion du Petit Conseil ?

— Malheureusement non. »

Zora, première des Sysades, incarnait à elle seule l'efficacité et la rigueur de leur ordre tentaculaire, mais aussi la froideur que les peuples d'Avalon leur reprochaient parfois. Cette froideur n'était chez Zora que l'expression des précautions extrêmes avec lesquelles elle se mêlait de politique ; jamais elle n'appellerait la présidente par son prénom, ni se permettrait la moindre familiarité avec les membres du Petit Conseil qu'elle voyait pourtant une fois par mois.

« C'est une nouvelle qui nous est parvenue à l'instant de l'Observatoire. »

La présidente prit un air incrédule.

« Nous avons reçu un message, dit Zora. Routé par une balise de communication qui était placée sur notre route. Ce message était rédigé dans une version compréhensible de la langue des Précurseurs. Il nous était destiné. »

C'était la première fois qu'une civilisation étrangère prenait contact avec Avalon. Sylvia en eut le tournis. Bien sûr, Zora n'avait cessé de le répéter au Conseil : de tels contacts étaient inévitables, et si Avalon était resté jusqu'ici isolé du reste de la Galaxie, c'était que peu de civilisations étaient en mesure de repérer le monde errant et d'estimer sa trajectoire.

« Eh bien, que disait-il ?

— C'est un ultimatum, déclara Zora. Ils exigent qu'on leur livre Mû, sans quoi ils donneront l'assaut d'Avalon. Nous avons environ quatre jours pour nous décider. »

Ainsi donc, c'était une mauvaise nouvelle.

Zora ne paraissait pas surprise. Protéger Avalon de l'univers extérieur faisait partie de ses attributions, et c'était sans doute celle qu'elle prenait le plus à cœur. Sous son impulsion, les bibliothèques s'étaient ouvertes aux historiens, aux archivistes, aux philosophes et aux prospectivistes, qui concoctaient mille scénarios de rencontre possible. Les connaissances parcellaires d'Avalon concernant les autres civilisations, aussi bien celles héritées de la Terre des Précurseurs, que de Mû ou de l'astronome Morgane, s'étaient diffusées à travers le monde. Parmi ces voisins galactiques se tenait un ennemi confirmé : le Foyer, qui avait autrefois ordonné de détruire Avalon.

L'abattement de Sylvia devait être visible, car l'Archisade ajouta aussitôt :

« Ne vous inquiétez pas, madame. Nous sommes prêts. »

Cette femme aux cheveux rouges était-elle de la même trempe que la lignée d'Embert ? La jeune Mû mise en sécurité par les Sysades était-elle la même Mû que celle qui avait autrefois sauvé l'humanité de sa disparition ?

Sylvia n'en était pas certaine.

Mais c'était tout ce qu'ils avaient ; ils n'avaient pas le choix. Avalon venait d'entrer dans une nouvelle ère.


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Bonjour !

Cette dernière scène post-crédits est la fin de Mû II (j'admets que ce bouquin n'en finissait pas de finir).

Si vous me le permettez, je terminerai donc le défilé des crédits (relecture : Varig, écriture : Gudule, illustration : Midjourney, publication : Wattpad, aucun animal n'a été malmené durant le tournage, sauf Gudule, et merci à l'amicale des amateurs de cinéma de Haute-Corrèze pour les prises de vue dans la forêt) sur : "Mû reviendra", ce qui est factuellement vrai, puisqu'il est prévu qu'elle réapparaisse dans le prochain tome.

Merci pour votre lecture, et à la prochaine.

CN


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