92. La nuit des corbeaux
Lorsque les premiers corbeaux arrivèrent sur la place, les gouttes de pluie recommencèrent à tomber.
Dans une des ruelles voisines, ils étaient aux prises avec un Creux, dont les mains griffues se cognaient à leurs faux dans des grincements métalliques. Chacun de leurs coups rognait l'écorce de cet arbre multiséculaire, faisait sauter les branches et les nœuds du bois. Le Creux roula contre un mur, brisant des fenêtres ; il s'effondra dans une pile de briques et de poussière rouge.
Rafael épaula sa carabine et fit feu, faisant sauter un de ces chapeaux ronds posés sur leurs têtes difformes. Les hommes abrités dans le bâtiment l'imitèrent, sans parvenir à endiguer l'assaut. Les corbeaux avaient grimpé sur les toits ; on pouvait voir leurs silhouettes osciller dans le néant. Leurs faux tombaient de partout comme des guillotines. Les défenseurs étaient tout simplement trop peu nombreux.
« Je suis aveugle ! »
C'était tout ce que Rafael comprit dans les cris horrifiés de ce Paladin, qui courait parmi eux en hurlant. Il se grattait le visage jusqu'au sang ; quand il ôta ses mains un bref instant, le commandant constata que la Peste avait coulé dans ses yeux, et que ceux-ci s'étaient aplatis et opacifiés, formant deux écailles noires semblables aux oculaires de son vieux masque.
Pendant quelques minutes, seules les détonations répondirent aux hurlements stridents des corbeaux. Quand ils furent parvenus au milieu de la place, toute la horde des Nattväsen s'abattit sur eux. Les chiens-volants lacéraient leurs ailes incomplètes ; les loups-serpents mordaient leurs chevilles ; les noctureuils plantaient leurs incisives surdimensionnées dans leur chair flasque et y demeuraient suspendus, indécrochables, avec un air bravache.
Les grands faucheurs firent quelques pas en arrière. Le Paladin contaminé était tombé sur un banc métallique ; un bec pointu était en train de pousser par-dessus son nez. Après un moment, il finit par se relever et marcha vers Rafael d'un pas résigné.
Le commandant pointa sa carabine et hésita quelques secondes de trop.
Alors que le Paladin tendait sa main vers lui, un éclat bleuté traversa l'air ; sa trajectoire parabolique sembla se figer comme le souvenir d'un éclair, accompagné d'une légère odeur d'ozone. Le renard bleu mordit l'homme à la base du cou, déversant un flot de sang devenu noir.
Les cris, les mêmes cris que Rafael avait entendu jusqu'ici dans les ruelles, provenaient désormais du quartier général ; les coups de feu résonnaient derrière les volets fermés. Il hésita à rejoindre la bâtisse pour prêter main-forte aux lanciers contre les contaminés, puis se souvint de sa main calleuse, et se résigna. Tout ceci ne servait à rien. Dans quelques minutes, il aurait lui-même rejoint la masse anonyme des humains envahis par la Peste Noire. Il aurait changé de camp contre son gré.
Ayant déchargé sa carabine, le commandant empoigna son couteau d'une main et de l'autre un sabre qu'il ne se souvenait même plus posséder.
Sur la belle façade de l'ancienne Bourse d'Istrecht, plusieurs fenêtres éclatèrent ; il en tomba des humains à tête de corbeau, qui se brisèrent les membres sur les pavés, mais se relevèrent néanmoins avec force cris de protestation. Rafael s'entendit hurler en retour.
Ils étaient désormais encerclés. Le renard à la fourrure bleutée sauta sur le vestige d'un lampadaire, contempla brièvement le champ de bataille tel un général recomptant ses régiments. Son regard rencontra une dernière fois celui du commandant ; il avait l'air songeur.
Ce fut une danse de faux, de lances, de crocs dans laquelle Rafael criait plus fort que tous les autres, certain d'être devenu un monstre lui-même, de s'être déjà transformé en corbeau. Les flammes de lampes à huile brisées flottaient dans leur mêlée comme si des fantômes infernaux s'étaient joints à eux ; elles étaient leur seule source de lumière, hormis l'œil rouge perçant les nuages. Aussi Rafael ne savait-il déjà plus contre quoi il luttait ; peut-être que sa lame avait déjà embroché une lancière ou un Paladin passé trop près.
Les Nattväsen, surtout le renard, n'étaient plus que de brefs éclats ; un œil ou une griffe étincelant avant de frapper.
Rafael songea qu'il était déjà mort depuis longtemps ; il s'imaginait diriger son corps, mais c'était la Peste qui agitait ses bras telle un maître marionnettiste. D'ailleurs, la Peste manipulait les deux camps dans cette bataille impossible ; elle les jetait l'un contre l'autre pour les briser plus facilement.
Mais quand il ouvrit les yeux, Rafael n'était pas mort.
Les corbeaux avaient disparu.
La lancière qu'il pensait avoir tuée s'était assise dans les gravats et reprenait son souffle.
La peste dégoulinant de ses tempes s'asséchait en une poussière grisâtre et cendreuse. Le Paladin contaminé de tout à l'heure gisait la face contre terre, mort ; ses paupières étaient closes, et il n'avait plus de nez.
Les nuages noirs qui avaient recouvert Avalon étaient en train de s'écarter ; un halo grisâtre, semblable au brouillard des mauvais jours, recouvrait Istrecht. Rafael chercha longuement l'éclat rouge de l'Étoile, mais il ne put le retrouver.
Il ne retrouva pas non plus la trace des Nattväsen, qui s'en étaient retournés dans leur monde souterrain. Un tronc d'arbre mort, déraciné, était planté en travers de la ruelle voisine. Quelques rochers de forme étrange semblaient avoir poussé entre les pavés.
Rafael, comme beaucoup d'autres, ne prêta pas attention aux phosphènes que le retour brutal de la lumière faisait briller dans son champ de vision. Il ne savait pas lire la langue des Précurseurs.
>>> f-AAB6 : défragmentation 85 %
>>> f-AAB6 : défragmentation terminée
Il se mit à pleuvoir. N'eût été les traces de chaos tout autour de lui, Rafael aurait cru avoir rêvé.
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