91. De l'autre côté du miroir

Bien sûr, si je pouvais me tenir à la racine de cette Peste infâme, à sa source, je pourrais faire quelque chose... mais quelle est cette source ? L'Étoile ? Alors, elle est hors de ma portée.

Clodomir d'Embert, Journal


De l'autre côté de l'œil régnait un effroyable silence.

Les genoux d'Aelys heurtèrent un sol parfaitement lisse, d'une couleur rouge uniforme, qui ressemblait à du verre coloré. Si elle survivait, ce ne serait pas sans une collection de bleus à faire pâlir Hercule.

Cette dalle sans frontière était aussi la seule source de lumière, car il n'y avait pas de ciel pour la contrebalancer, rien qu'une uniformité sombre.

Entre les deux, Auguste, debout, le regard vague, semblait poursuivre une pensée. Elle appela son nom plusieurs fois avant qu'il ne réagisse enfin ; ses boucles brunes glissèrent sur ses épaules et il la contempla, d'un air ahuri :

« Qui es-tu ?

— Aelys d'Embert. »

Il aperçut la dague qu'elle portait en main, étudia son visage ; comme tous les autres, son attention fut captée par le vert émeraude et le bleu cristal de ses yeux, et comme il allait faire la remarque, elle le coupa aussitôt :

« Je sais. Je lui ressemble.

— Irina... murmura-t-il. Elle me manque tellement. »

Elle ne put s'empêcher de faire le rapprochement entre sa jeunesse apparente et le visage d'Irina sur la photographie disparue. Auguste n'avait pas changé, depuis Kitonia, car il avait cessé d'être Auguste. Son esprit, son essence avaient été remplacés à son insu. Et ce qui faisait face à Aelys était un vestige humain, issu de ce passé dans lequel Eldritch et Clodomir s'affrontaient sur les pistes d'escrime, tandis que Rufus ruminait sur les chemins de ronde de Kitonia.

« Où sommes-nous ? demanda-t-elle.

— Un jour, quand j'étais enfant, je me suis réveillé au milieu de la nuit. J'ai entendu un chant qui m'appelait. J'ai reconnu la voix de ma mère, et j'ai cru qu'elle était revenue des ombres, comme je le désirais. Je suis sorti et j'ai traversé la forêt à sa recherche. J'avais l'impression que cette voix me guidait. »

Son visage se tordit dans un rictus amer.

« Mais ce n'était que le vent, asséna-t-il. Le vent qui sifflait entre les vieux saules, et moi, qui créais ce mirage de ma propre volonté. Je n'ai jamais pu rentrer chez moi. Et je n'ai pas retrouvé ma mère. J'aurais dû apprendre de cette mésaventure, mais je ne m'en souviens que maintenant. »

Il leva les mains vers le ciel absent.

« Nous sommes sur l'Étoile Rouge. Ou dans l'Étoile Rouge. Peu importe. Toutes mes questions ont trouvé une réponse, une réponse différente de tout ce que j'étais prêt à accepter. L'Étoile était-elle une alliée ou une ennemie de la race humaine ? Ni l'une, ni l'autre. Rien qu'une arme abandonnée il y a des millions d'années. Une machine au fonctionnement aussi primaire que celles conçues par mes ingénieurs. Un automate fonctionnant selon un principe aussi vieux que la science de la guerre : pénétrer les défenses ennemies, puis ouvrir la ligne. Infecter la chose passant à portée, Avalon en l'occurrence, puis étendre l'infection.

— Il n'y avait que toi pour croire que la Peste pût être autre chose qu'une malédiction.

— Ce qu'elle était m'importait peu. Je la voulais d'abord utile ; puis j'ai voulu savoir pourquoi. Mais il n'y a pas de pourquoi ! Ce n'était que le hasard de notre route. La civilisation qui a conçu cet astre maudit a disparu bien avant que l'humanité ne domestique le feu. Il n'y avait aucun secret, aucune intelligence, aucun dieu. Rien pour remplacer notre Mû et notre Wotan. Ce n'était que le vent dans les feuilles... nous sommes donc bien seuls, sans aucun Pacte. »

Il observa à nouveau la dague d'Aelys, remarqua sa respiration régulière et pesante.

« Tu es venue pour me tuer, n'est-ce pas ? Je ne m'y opposerai pas. Cette mascarade n'a que trop duré. Je veux simplement savoir pourquoi.

— Pourquoi ?

— Oui. Pourquoi vas-tu me tuer ? Parce que je suis la tête de l'Empire ? Ou parce que je suis la voie d'accès de Sogoth, et que sans moi, les Nattväsen pourront mettre le monstre en fuite ? Ou bien pour venger ta famille ? C'est moi qui ai ordonné le meurtre des Sysades ; Eldritch me l'avait conseillé, je crois. Et puis, c'est moi qui ai tué Irina. »

Sa respiration se bloqua.

« Qu'est-ce que tu as dit ?

— Tu ne seras pas surprise d'apprendre que j'étais tombé éperdument amoureux d'elle. Je savais que je n'étais pas le seul. Mais je suis presque sûr d'avoir eu sa préférence, du moins au début. J'avais vingt ans, une assurance sans pareille, un talent pour inspirer les hommes. Mais il y a eu cette maudite chasse... cette vision sur le lac gelé... et je me suis senti déchiré entre mon projet céleste et mon amour terrestre, entre le grand pouvoir que je sentais germer en moi et l'amour non moins grand dont je brûlais pour elle. Je n'en pouvais plus ; je désirais que cet amour disparaisse, que son objet soit ôté de la surface d'Avalon, et mon souhait a été exaucé. La Peste s'est insinuée dans son cœur, où elle devait rester jusqu'à ce que la maladie se déclare. J'avais honte, bien entendu. Je me sentais coupable. À la fin de l'hiver, quand j'ai compris qu'elle s'était rapprochée de Clodomir, je lui ai proposé qu'ils s'en aillent tous les deux, qu'ils quittent le Paladinat pour faire leur vie ensemble. C'était mieux pour nous tous. C'était mieux pour elle. J'espère qu'elle a été heureuse. »

Il fit un pas vers Aelys ; elle recula de la même distance.

« Alors, pourquoi vas-tu me tuer ? Lequel de mes crimes est le plus grand ?

— Je ne sais pas. Mais je sais quelle était ta plus grande erreur. Tu as cru en ton Étoile Rouge, et tu as refusé de croire en l'humanité. Wotan n'existe pas. Mû n'existe plus – pour l'instant. Sogoth est un mirage. Mais demain, le monde d'Avalon sera encore là – nous serons encore là, avec nos dieux disparus, et l'héritage incomplet de nos ancêtres.

— Oui, murmura Auguste. Sans doute un tel monde peut-il exister, en fin de compte. »

Comme elle ne faisait aucun mouvement, il se jeta sur elle, attrapa son bras d'une poigne de fer et lutta pour récupérer sa dague. Aelys ne sut contre qui, d'elle ou de lui, il souhaitait s'en servir ; cela n'eut bientôt aucune importance, car Auguste s'écarta d'elle, la dague plantée dans le cœur ; son visage étincelait.

Le monstre qui l'avait envahi, qui faisait toute sa force et tous ses pouvoirs, se trouvait de l'autre côté du miroir. Ici Auguste n'était plus que le Paladin de Kitonia, un homme qu'il pensait avoir vaincu. Un homme qu'il haïssait plus que tout, car il n'était qu'une façade, tout comme son Étoile, camouflant une réalité médiocre.

C'est ainsi qu'il tomba raide mort à ses pieds, sur le sol rouge.

Et maintenant ? songea-t-elle. Peut-être que le monstre tentaculaire qui renversait l'Observatoire serait frappé au cœur, mais la voûte du ciel s'était fendue ; la Peste continuerait de se répandre en Avalon. Malgré toutes ses recherches, Clodomir n'avait réussi qu'à altérer deux Processus, le sien et celui de sa fille. Transformer tout le reste du monde, c'était une tâche impossible.

Jamais elle ne s'était sentie aussi seule que dans ce monde-miroir, face à sa vengeance accomplie.

« Aide-moi, père » implora-t-elle.

Mais cette prière ne déclencha rien ; la seule chose à laquelle elle aurait pu encore appeler, c'était l'Étoile Rouge elle-même.

Dans cette simulation de monde, que devenaient les Processus après la mort ? Étaient-ils effacés ? Se réincarnaient-ils, comme Mû le ferait sans doute ? Y avait-il la moindre chance que Clodomir soit là, quelque part, à ses côtés, pour murmurer à son oreille un dernier conseil ; que Maïa la veille d'un regard compatissant ?

Impossible de le savoir ; la seule certitude, c'était ce qu'il lui avait donné.

Aelys réfléchit quelques instants, s'accroupit et décida de tenter quelque chose.

Elle approcha la main de la surface uniforme. Un frémissement incontrôlé remonta dans son bras, comme si des vibrations s'y transmettaient ; l'Étoile réagissait à sa présence. Elle n'était sans doute, à ses yeux, qu'une solution de secours après la mort d'Auguste. Un remplacement pour l'Empereur cosmique d'Avalon.

Lorsqu'elle plaqua sa paume contre le verre mat, un givre grisâtre se forma aussitôt sur sa surface.

Oui, Clodomir avait beaucoup étudié la Peste. Il savait comment prévenir le Mal ; il savait, sans doute, que pour le vaincre, il fallait se tenir à sa source. Affronter un Haut Paladin, passer une lame au travers du corps d'Eldritch, cela avait-il fait partie de son plan ?

Quelque part au fin fond des interfaces logicielles engendrées par l'Étoile Rouge, une sous-routine venait de copier un code causant sa propre extinction. La fonction f-AAB6 de défragmentation. Un système de réparation d'erreurs sectorielles qui, du simple fait de ses paramètres, reconnaissait toute instance de la Peste conçue par Auguste comme une anomalie à détruire.

L'Étoile avait, machinalement, signé l'ordre d'anéantissement de sa propre arme. Le microbe, infecté à son tour, allait disparaître.

Quant à Sogoth, une fois écarté de la route d'Avalon, il attendrait une éternité encore qu'un voyageur imprudent s'intéresse à sa présence.

Un remous secoua ce monde vide ; l'œil se refermait. Le sol devint liquide, d'une consistance de pâte de verre, et ses pieds s'y enfoncèrent ; l'univers bascula et elle fut happée par Avalon.


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