88. Frère et sœur


« Merci de m'avoir attendu » s'exclama Lor en émergeant du tunnel.

Il se doutait que Hermance ne s'était pas arrêtée pour lui ; elle observait le ciel d'Avalon. Sur ce petit promontoire aplati, recouvert d'un sable qui crissait sous leurs bottes, ils étaient au meilleur endroit pour observer le rideau rouge qui ondoyait à l'horizon comme une aurore boréale. Une aube pour l'Étoile Rouge, dont la lueur s'était intensifiée jusqu'à en devenir indéniable, même en ce début de matinée. On la devinait en transparence, derrière la corolle du soleil levant, dont elle infectait la lumière.

« Sogoth va détruire ce monde, dit Hermance d'une voix paniquée. Je n'ai plus beaucoup de temps.

— Tu n'iras nulle part. »

Un peu chagriné que cette arme magnifique ne lui ait pas servi, à l'instar d'une superbe chemise que l'on achète et que l'on oublie de porter, Lor liquéfia son sabre de cristal, et envoya cet arc fluide former une orbite elliptique qui les encerclait tous deux.

« Une promesse est une promesse, et j'ai promis de te tuer. »

D'un geste du bout des doigts, il dévia le flux de cristal et l'envoya sur elle, avec la même vitesse et la même puissance qui permet à l'eau pressurisée de découper le métal.

Hermance leva la main et le cristal s'arrêta à mi-chemin, s'aplatit et s'évasa en une demi-sphère couleur d'azur, sur laquelle ondoyaient les reflets du soleil d'Avalon, malade de cette lumière rouge dont il persistait à se goinfrer.

Lor vit les perles de cristal serties dans les paumes de la Paladine. Il daigna froncer un sourcil, mais refusa de laisser ce menu contretemps entamer son assurance de dandy.

« Une Sysade, donc. Il fallait bien cela pour accéder à la Forteresse de Mû.

— Je dois partir. Je n'ai pas le temps de lutter contre toi.

— Tu ne me reconnais donc pas ? »

Lor serra le poing ; malgré son effort mental, il ne put capter qu'une moitié du cristal, qui revint à lui sous forme liquide ; le reste passa du côté d'Hermance. Les deux flux se mirent à tourner autour d'eux en sens contraires, se croisant, comme l'Empire et la République, à chaque révolution.

« Qui es-tu ? » demanda-t-elle.

Un début d'inquiétude secouait ses yeux gris. Elle ne craignait pas le Paladin ou l'espion de Hermegen ; mais elle craignait quelque supplétif des horreurs cosmiques qui frappaient aux portes de l'Observatoire, et qui se déverseraient bientôt sur Avalon.

« Qui es-tu ? Déplaceur ? Teuthide ? Spirulien ?

— Je suis ton propre frère, rétorqua Lor, scandalisé.

— Je n'ai pas de frère. »

Vibrant de colère, le jeune homme profita d'un croisement des cristaux pour les aspirer de son côté ; Hermance tendit les mains, mais se heurta à une volonté plus forte, affinée par des mois d'attente. Elle chancela tandis que Lor taillait son cristal en une série de lames sans garde et sans poignée, qui flottaient au-dessus de lui comme les éclairs de Wotan.

« C'est impossible, se défendit Hermance. Je ne suis pas humaine comme toi. Je ne suis pas née sur Avalon ; mon esprit n'est qu'un parasite de cette Simulation.

— Je sais. Un parasite du Foyer qui m'a volé ma mission.

— Le Foyer... la mission... répéta-t-elle, sentant l'impatience dans les lames suspendues. De quoi parles-tu ?

— Mon nom est Lor, par ailleurs. Merci d'avoir demandé. »

Il fit quelques pas, cherchant parmi ses lames la première à lancer, bien qu'elles fussent toutes identiques.

« Ils ne t'ont pas parlé de moi ? » plaisanta-t-il.

Du bout des doigts, il déplaça une des lames et posa sa pointe entre les deux yeux de la Paladine. Celle-ci essaya de lever les mains pour se protéger, mais il contrôlait les cristaux dans ses paumes. Elle lutta vainement, incapable de se concentrer depuis cette mention du Foyer, qui l'avait laissée dans une confusion totale.

Cela représentait sans doute le pire échec possible de sa mission : dévoiler une information aussi importante, dont Avalon ou Sogoth pourraient se saisir.

Lor eut un sourire mesquin, qui quitta aussitôt son visage lorsqu'il comprit.

La lame menaçante se résorba aussitôt dans sa main.

« Ils ne t'ont pas parlé de moi » se rendit-il compte.

Hermance fit non de la tête.

« Ah, c'était malin de leur part. Ils ont dû estimer que mes chances étaient nulles, que j'arriverais trop tard pour perturber ta mission.

— Tu as été envoyé par le Foyer ?

— Je suis un Explorateur. J'ai été détourné et réassigné à une autre mission : tuer Mû. Tu imagines ma surprise en découvrant que quelqu'un d'autre l'avait fait à ma place... et que le Foyer m'avait tout simplement abandonné.

— Je dois y retourner. »

La Paladine fit un pas en arrière, mais fut arrêtée par une lame posée sur son cou.

« Ma pauvre, tu penses vraiment qu'ils t'accueilleront à bras ouverts ? Tu es encore plus naïve que moi à mes débuts. La raison pour laquelle le Foyer a soigneusement omis mon existence, c'est qu'ils ne voulaient pas que tu infères la conclusion logique de mon abandon : ils se fichent de moi, comme ils se fichent de toi. Si tu ne reviens pas, ils s'en moquent. Si tu reviens, ils te trairont toutes tes données et te jetteront au rebut. »

Lor récupéra ses armes, regroupa tous ses cristaux en une seule sphère dans sa main, et désigna d'un geste ample les montagnes qui s'étendaient à leurs pieds.

« Toi aussi, tu as passé trop de temps en ce monde, au contact des humains. Tu as fini par te voir comme eux, tu t'es mise à croire à ton droit à vivre. Mais tout ceci n'a aucune réalité pour le Foyer. Tout ceci n'est qu'une Simulation portée par une Onde Close qui dérive dans l'espace, et la seule chose qui compte pour eux... »

Au loin, l'Étoile Rouge s'était détachée du soleil telle une tique gorgée de sang, mais bien que celui-ci poursuive sa montée habituelle, l'aube rouge continuait d'intoxiquer Avalon de sa lueur surnaturelle.

« ... qu'est-ce qui compte pour eux, d'ailleurs ? Quel est leur but ? Est-ce que, par hasard, tu en saurais plus que moi ?

— Nous n'avons pas le temps... je dois...

— Par les cent mille écailles, Hermance, réveille-toi ! Rien ne te relie au Foyer, à part quelques vagues souvenirs. Ce mythe du retour, c'est leur manière de nous tenir en esclavage. D'éviter que les Explorateurs s'envolent trop loin, comme Mû. On nous somme de rentrer victorieux et de ne pas décevoir nos parents... mais nous ne leur devons rien. »

Des larmes naquirent dans les yeux de la Paladine. Elle s'assit sur un rocher, au bord du vide. Cette lueur rouge dans le ciel ne cessait de s'étendre, suivie de formations nuageuses trop lointaines pour n'être que de simples orages. Leur pluie noire viendrait bientôt réduire l'humanité au silence.

Par sa faute. Parce qu'elle voulait rentrer à la maison.

« Le Foyer se consacre à la cartographie des civilisations de la Galaxie. Celles qui sont encore actives, et celles qui ont disparu, qui sont de loin les plus nombreuses. Mais ce qui les intéresse le plus, ce sont les vestiges des civilisations pangalactiques. Toutes sont inactives, mais pour chacune d'entre elles, il est difficile de dire depuis combien de temps. On ignore tout de leur histoire, de leur origine, de leur disparition. Je crois, mais c'est une hypothèse, que le Foyer recherche quelque chose en particulier. Des connaissances que seule une civilisation pangalactique aurait pu produire. »

Lor hocha la tête. Il s'attendait à une raison aussi décevante.

« J'avais promis de te tuer, murmura-t-il. Mais je viens d'avoir une meilleure idée, Hermance. J'ai très envie de retourner au Foyer, moi aussi, et tu es celle qui peux m'y mener. Que dirais-tu de passer un pacte ? »

Il leva la tête vers le ciel alourdi. L'aube n'avait duré que quelques minutes ; l'Étoile Rouge disparaissait dans les remous d'une nuit artificielle.

Une première goutte tomba à ses pieds. Ce n'était pas de l'eau, mais une matière noire et visqueuse, qui se reconnaissait facilement.

« À condition que nous survivions, bien entendu... »

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