87. L'œil


Irina m'a dit qu'après les descriptions d'Auguste, elle s'attendait à voir en l'Étoile Rouge un astre d'une grande beauté ; mais lorsqu'elle accéda à la vision, tout ce qu'elle vit, c'était un monde mort surplombé par un œil rouge, effrayant et gigantesque.

Clodomir d'Embert, Journal


Aelys et Lor suivaient Auguste et Hermance à plusieurs jours d'intervalle, mais à cause de la dilatation du temps, ils n'entrèrent dans l'Observatoire qu'avec un bref retard. Une lueur rougeâtre se diluait déjà dans le couloir ; sur les parois assombries, les symboles des Précurseurs ressemblaient à des files de petits bonhommes en train de s'enfuir à toutes jambes.

Aelys dégaina sa dague. Lor ne pouvant faire usage des pouvoirs de Sysade à l'intérieur de l'Observatoire, il s'était constitué un sabre de cristal plus solide que l'acier ; l'atmosphère contaminée du refuge céleste le colorait déjà en violet.

Ils quittèrent le couloir au moment où Hermance atteignait le dernier étage, et la virent émerger des escaliers. En contrebas, des langues noires se jetaient à l'assaut des colonnes, qu'elles grimpaient comme un lierre fou ; la Peste engloutissait les élégantes machineries de bronze du télescope, renversait les étagères, pulvérisait les précieux livres de notes accumulées par Morgane et Mû durant des années d'observations. Les étoiles encore visibles dans la voûte céleste se reflétaient sur sa surface mouvante comme des clignements d'yeux, et parmi elles, l'astre rouge central semblait ouvrir en contrebas son œil fumant de cyclope.

Ils se jaugèrent, interdits, durant une seconde interminable. Puis les colonnes du premier étage, vingt mètres sous leurs pieds, se brisèrent ; un grondement remonta toute la structure, et ils sentirent le sol pencher sous leurs pieds.

« Qu'avez-vous fait ? s'exclama Aelys. Où est Auguste ? »

Hermance pointa un doigt tremblant, qui attira leur regard vers les profondeurs étouffées, dont montaient des odeurs écœurantes et des bruits de succion. Elle profita de cet instant d'inattention pour fendre l'air, plus rapide que le danger et la culpabilité qui la poursuivaient tous deux.

« Occupe-toi d'elle ! tempêta Aelys. Je me charge d'Auguste. »

Lor regarda Aelys, puis l'océan vivant qui se formait sous leurs pieds, fit une moue qui voulait tout dire, et consentit à rebrousser chemin en direction de l'entrée.

L'héritière avança jusqu'à la rambarde et plongea ses yeux dans le maelstrom. La surface s'agita comme la danse d'un ferrofluide magnétique, extrudant sans cesse des protubérances souples qui paraissaient tâtonner aux alentours, et des pointes acérées qui se plantaient dans les murs. L'Observatoire était trop petit pour la chose qui essayait d'y prendre forme.

Elle sentit une nouvelle secousse et recula avant que le sol ne s'effondre sous ses pieds ; des pierres tombèrent dix mètres plus bas, dans une gerbe de liquide noir.

Auguste était quelque part... là-dedans.

Elle fit le tour de l'étage sans apercevoir le moindre signe de lui. La surface opaque de la chose se couvrait désormais de signes, de symboles des Précurseurs, de lettres déformées. Au centre de l'Observatoire, le canon gigantesque du télescope était pris d'assaut par un bras noir, qui l'enserrait tel le serpent s'enroulant autour de sa branche. Le reflet immense de l'Étoile Rouge avait cuit sa surface comme une marque au fer rouge, et avec horreur, elle vit ce cercle hideux, parsemé de bouillonnements, se tourner vers elle. C'était l'œil du monstre tombé des étoiles, qui la regardait avec curiosité, intérêt, et peut-être, gourmandise.

Les gargouillements hideux continuèrent ; les structures que construisait la Peste se mirent en place, et l'œil se souleva, accroché sur un corps de pieuvre immense, couronné de pointes primitives qui se heurtaient aux étages dans de grandes explosions poussiéreuses. Des tentacules roulèrent dans toutes les directions, agrippant les derniers piliers, affirmant leur prise sur le télescope.

Une goutte de peste tomba sur sa main. Elle pleuvait du sommet du tube de métal, de l'intérieur de la coupole, qui commençait à s'assombrir. Par réflexe, Aelys frotta avec sa manche pour l'enlever ; il ne restait qu'une sensation de brûlure, et le message lancinant revenu dans son champ de vision, en symboles rouges.

>>> f-AAB6 : défragmentation 80 %

>>> f-AAB6 : défragmentation 85 %

>>> f-AAB6 : défragmentation 90 %

Elle faillit ne pas voir le tentacule qui remontait vers elle, et qui s'abattit en emportant tout un morceau d'étage. Aelys traversa un nuage de poussière, se hissa sur des pierres instables ; quand elle se retourna, l'œil la regardait toujours. La peau épaisse de son orbite était animée d'un mouvement circulaire, semblable aux vents d'un cyclone, qui cherchait à l'hypnotiser.

Luttant pour rester consciente, elle soutint cette présence monstrueuse, dont la gorge chantait des infrasons qui la rendaient déjà malade. Car il y avait quelque chose au plus profond de cet œil rouge, lui dont la lueur mauvaise examinait Avalon avec un appétit de destruction. Une silhouette humaine. L'œil était un miroir, et Auguste était prisonnier de l'autre côté.

La pieuvre cosmique, pressée de s'élever, se détacha de l'océan noir et s'agrippa aux alentours au moyen de ses tentacules, dont les picots noirs creusaient la pierre farineuse. Aelys reprit sa course pour leur échapper ; elle vit des becs s'ouvrir au bout des lianes de chair, qui avalaient les livres et le mobilier par dépit. Le télescope, qui soutenait la plupart du poids de la créature, émit un grincement plaintif.

Aelys monta sur une pile de gravats et sauta vers un lustre de laiton suspendu au plafond ; une douleur intense traversa son bras droit, et les ferronneries mordirent ses mains ; elle manqua de faire tomber sa dague dans l'abîme ouvert sous ses pieds. Sous son impact, le lustre se balança ; un tentacule fendit l'air en essayant de l'attraper.

« Cheshire ! cria-t-elle. Il fait assez sombre ! Je sais que tu es là !

— Je suis là, Aelys. »

La tête du lynx, suspendu dans les chaînes du lustre tel un acrobate, se pencha vers elle.

« Tu as besoin de moi ?

— J'ai besoin d'une diversion. Tout ce dont tu es capable. Tout ce qui est en ton pouvoir. Tu as du pouvoir, pas vrai ?

— Certes, tout comme toi, je ne suis pas n'importe qui.

— J'ai besoin de rentrer dans l'œil. Aide-moi ! »

Le félin sourit et s'évanouit dans un souffle. Pour un instant, l'œil rouge s'était détourné d'Aelys ; il venait de remarquer quelque chose de beaucoup plus intéressant. La créature grimpait sur le télescope en direction de la verrière ; ses tentacules frappèrent la vitre épaisse, y creusant de longues entailles, sans parvenir à la briser.

Aelys sentit que quelque chose grimpait sur son épaule. Elle tourna la tête pour faire face aux yeux exorbités d'un noctureuil ahuri, arrivé ici par hasard, et qui semblait aussi perdu qu'elle.

« Snatch, toussa-t-il dans son nez.

— Non, pas Snatch » rétorqua Aelys.

Un lustre voisin se décrocha dans un soubresaut de la créature ; le plafond craquait de toutes parts, tandis que la pieuvre, en équilibre sur le télescope, continuait de s'acharner contre la verrière.

« Snatch, protesta le noctureuil, avec cette assurance dont seuls sont capables ceux qui ne s'expriment que par monosyllabes.

— Puisque je te dis... »

Et soudain, l'œil se retourna, fébrile.

« Snatch ! » glapit le noctureuil.

Un brouillard bleuâtre jaillit du couloir, comme si quelqu'un venait d'y allumer un feu pour chasser la peste rampante. Une patte griffue émergea, puis une autre, aussi large qu'Aelys ; leur peau rosâtre était couverte d'épines osseuses. De sa position de surplomb, la jeune femme entendit un sifflement excédé trancher sur les tons graves que chantait la pieuvre.

Le tunnel était trop étroit pour lui, et le Bandersnatch brisa son plafond dans un déluge d'onyx ; les pointes de son dos, écrasées comme les plumes d'un oisillon sorti de l'œuf, se redressèrent et se remirent en place. Le premier tentacule qui rampait vers lui fut tranché en deux d'un seul coup de griffes.

L'œil rouge roula furieusement dans son orbite ; sans quitter sa position de surplomb, la pieuvre agita ses bras innombrables ; tout l'Observatoire trembla autour d'elle. Le Bandersnatch courut sur le bord de l'étage à demi effondré, prit appui contre le mur et bondit au-dessus du vide. Il atterrit sur le flanc de la créature, dans lequel longèrent toutes ses lames d'os. Un déluge pestilentiel noya sa forme blanche et rose ; seule sa queue en émergeait, qui volait d'un bord à l'autre telle une masse d'armes, fracassant les tentacules qui remontaient vers lui. Le Bandersnatch griffa de toutes ses forces, répandant les organes primitifs qui tentaient encore de s'assembler dans ce sac de chair artificielle. Le hurlement de la pieuvre remonta des fréquences les plus basses et secoua tous les os d'Aelys, jusqu'à l'audible.

>>> f-AAB6 : défragmentation 85 %

Même en évitant son contact direct, la peste était dans l'air. La sous-routine chargée de corriger les erreurs luttait avec acharnement.

La jeune femme rangea sa dague, fit pencher le lustre suspendu pour se donner de l'élan ; le grincement de la chaîne l'informa qu'elle n'aurait pas de deuxième chance. Au moment où elle bondissait, l'élégant assemblage de laiton se détacha et partit s'écraser dans la mer déchaînée et opaque qui engloutissait la moitié de l'Observatoire. Un instant, Aelys se retrouva au-dessus du vide, environnée de toutes parts par une mort certaine.

Cet instant de flottement lui parut étrangement calme. Elle passa au-dessus du Bandersnatch, dont la pieuvre engluait les membres pour le forcer à la reddition ; il continuait de frapper et ses épines d'os arrachées repoussaient aussitôt, mais il frappa bientôt dans le vide, suspendu dans ces flots infranchissables, semblables à l'obscurité infinie qui sépare les étoiles.

Elle eut l'impression que Cheshire s'était installé dans un trou du plafond, et qu'il l'observait en souriant. Était-ce Maïa, dans ce reflet fuyant, qui venait de traverser un morceau de bronze flottant parmi les débris ?

Lorsqu'elle atteignit le tube du télescope, le choc fut si brutal qu'elle crut que ses épaules allaient céder. Elle se hissa avec difficulté, écrasa du pied un filament de Peste qui remontait vers elle, dégaina sa dague et avisa l'œil rouge qui gigotait en contrebas.

Ce dernier la remarqua trop tard.

La dague perça sa surface délicate et la déchira de toute sa hauteur telle un rideau. Une intense lumière rouge aveugla Aelys ; avant de tomber plus bas, elle donna un coup de pied sur le bas de l'orbite cartilagineuse, pour rebondir, et plongea dans l'œil de Sogoth.

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