86. La vérité
Depuis des années, l'Étoile Rouge d'Auguste se rapproche. Quels en seront les effets sur les Hauts Paladins ? Et sur le monde d'Avalon lui-même ? Je voudrais que le monde entier soit protégé comme je le suis. Mais je n'ai trouvé aucun moyen de diffuser la mise à jour de la sous-routine de défragmentation.
Clodomir d'Embert, Journal
Un flot de lumière tomba sur Auguste. Le monde se brisa entre deux réalités distinctes et superposées.
D'un côté du miroir, il était dans l'Observatoire, assis en tailleur, pris dans le faisceau du télescope, dont la lentille énorme le surplombait comme l'œil de Wotan émergeant des nuages. Hermance l'observait, toute proche, les mains tremblantes, car elle réalisait cette expérience pour la toute première fois. Elle n'avait jamais marché elle-même dans le cercle, s'étant toujours refusée à toucher la Peste. Elle voulait rester pure, pour avoir une chance de rentrer à la maison !
De l'autre côté du miroir, Auguste était assis sur une surface mouvante et poisseuse, semblable à un sang noir si épais qu'il ne pouvait s'y enfoncer. C'était la Peste qui avait envahi ce monde anonyme, invisible pour le reste de la Galaxie, car n'émettant lui-même aucune lumière, et disparaissant dans le brouillard diffus qui émanait de l'Étoile Rouge.
L'Étoile... elle était là, au-dessus de lui, écrasante, superposée avec l'œil du télescope ; sa lumière rouge traversait le miroir, et venait se répandre dans tout l'Observatoire, tachant les murs et les carreaux blancs.
« Que voyez-vous ? l'interpella Hermance. Qu'entendez-vous ? Quel est son message ? »
Auguste se pencha sur l'océan de glaise noire qui ondoyait sous ses pieds. Il ne pouvait rêver de plus grand miroir ; mais les reflets étaient si éclatés, si dispersés ! Il voyait des phrases, ou du moins des symboles qu'il pouvait reconnaître comme tels ; la langue des Précurseurs, mais aussi des lettres de l'alphabet vernaculaire d'Avalon, semblables à de petits caractères d'imprimerie surnageant dans l'océan.
Car ce miroir fonctionnait dans les deux sens ; c'était aussi un moyen, pour l'Étoile, d'accéder à son propre esprit et d'affiner son langage.
Il reconnut les instructions qu'il avait suivies pour créer la Peste, son code source, mais il en voulait davantage. Il voulait que l'Étoile manifeste une volonté. Qu'elle exprime sa confiance dans l'humanité. Qu'elle transmette un plus grand pouvoir, celui de refaire le monde, celui de l'étendre, celui de se faire super-administrateur de cette réalité simulée.
« Restez avec moi, Auguste ! Qui se trouve derrière cette Étoile ? Qui sont-ils ? Forcez-les à vous répondre ! Est-ce qu'il s'agit des Teuthides ? Des Spiruliens ? Des Déplaceurs ? »
Il n'entendait rien à toutes ces dénominations, et le reflet ne lui disait rien d'autre ; il ne faisait que l'instruire pour fabriquer la Peste. La Peste devait se multiplier et se répandre, et ensuite... et ensuite ? Le seul moyen d'en être certain, c'était de voir l'Étoile, comme personne ne l'avait encore vue.
« J'ai besoin de savoir ! lança Hermance. Ne me cachez rien ! »
Auguste releva la tête vers le flot de lumière, vers la lentille du télescope, vers l'Étoile Rouge, grossie mille fois, et dont le reflet pénétra ses yeux jusqu'à ce qu'il ne vît plus rien d'autre. Un chant lointain bourdonnait à ses oreilles ; le produit de l'agitation des océans rouges de l'étoile, faits de plasma froid, dont les circonvolutions avaient la complexité d'un cerveau animal.
Dans ce chant, il distingua deux syllabes.
« Je l'entends, murmura-t-il. Je connais son nom. Sogoth, l'Étoile Rouge.
— Les Déplaceurs » dit Hermance d'une voix blanche.
Elle regarda les cadrans, les notes amoncelées, empilées comme la Tour de Babel ; elle regarda Auguste, qui ne la percevait plus que de très loin. Et c'était un regard de désespoir et de déception. Parmi toutes les possibilités, Hermance avait tiré la plus mauvaise carte.
« Par Sagittarius ! jura-t-elle. Les Déplaceurs ! »
La peste bouillonnait dans les yeux exorbités d'Auguste ; elle commençait à se répandre sur ses vêtements, sur ses bras, sur le cercle de métal. La Paladine ferma l'objectif du télescope, mais la vision d'Auguste demeura intacte. La lumière de l'Étoile traversait le miroir et continuait de salir l'Observatoire de son sang rouge.
Auguste se sentait extatique. Enfin en phase avec lui-même. Il comprenait enfin que depuis sa toute première vision, il n'était plus vraiment Auguste. Il n'avait pas seulement invoqué la Peste Noire ; il était la Peste, une manifestation de Sogoth, prise dans le corps d'un homme, et tournant en rond dans la tête d'un Empereur. Toute cette quête n'avait été qu'un long retour, une série de tentatives toujours plus désespérées de se reconnecter à son Étoile. Auguste était enfin rentré chez lui.
« Écoutez-moi, Auguste. Il n'y a pas d'Étoile Rouge. C'est un mirage creux. Au centre de cet astre, vous ne trouverez qu'un automate à états finis captant et expédiant des pulsations électromagnétiques. Sogoth est la traduction, dans les phonèmes associés au langage des Précurseurs, du nom de ce type de machine.
— Je suis Sogoth » déclara Auguste d'un ton péremptoire.
Plus encore que se sentir enfin complet, il détenait la vérité. Il était heureux.
« Non, Sogoth n'est qu'une machine prise dans la même boucle de rétroaction depuis un million d'années. Depuis que les Déplaceurs ont quitté cette galaxie... »
En le voyant, en voyant la Peste qui se déversait de lui par flots ininterrompus, Hermance eut toutefois une conclusion à laquelle le Foyer s'était jusque-là refusé : Sogoth était sans doute une arme. Une infection à la fois biologique et électromagnétique. Les éléments qu'ils avaient observés jusqu'à présent étaient incomplets, stoppés, incapables de produire ce que produisait encore l'Étoile Rouge – un mal rampant qui contaminait tout, qui se diluait partout, sans retour possible.
Avalon aurait déjà été détruit si les Nattväsen, seuls Processus encore résistants au microbe, n'en arrachaient pas les premières pousses. Mais la Peste était une arme évolutive, et cet équilibre précaire ne durerait point.
« Je sais maintenant quel est mon but, déclara Auguste. Je... je... »
Il eut une violente quinte de toux ; son ventre se gonfla comme une baudruche, et il s'effondra sur ses jambes devenues minuscules, incapables de le porter. Des formes s'agitèrent sous sa cape grise ; ses cheveux se dressèrent sur sa tête, comme animés d'une vie propre. Sogoth, la mort rampante, avait trouvé l'hôte parfait.
Hermance recula jusqu'aux marches.
« Il faut le détruire » dit Morgane d'une voix affaiblie.
Elle était immobile, étouffée dans un carcan noir, dont seule émergeait une partie de sa tête et un bras tordu.
« Je ne peux pas, rétorqua la Paladine en reculant. Je ne peux pas être contaminée.
— Tu crois encore pouvoir rentrer chez toi ? Ne me fais pas rire... la seule possibilité que tu aies été en contact... justifiera ton élimination.
— Je leur expliquerai.
— Tu es vraiment sotte. »
La Peste recouvrait maintenant tout le sol, remontait sur les engrenages du télescope, s'attaquait aux murs et aux colonnes ; tout le bâtiment tremblait sous ses assauts. Morgane fut totalement emportée ; lorsqu'elle plongea sous la surface, Hermance se décida enfin à partir.
Il n'y avait rien, rien derrière cette Étoile. Ce n'était qu'un miroir dans lequel les humains pouvaient se voir en monstres. Toutes les planètes situées assez près avaient dû faire la même expérience, et des civilisations entières avaient été liquéfiées en résidus pétrolifères faits d'un seul microbe, inventé par les Déplaceurs, et qui n'était même pas vraiment vivant.
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