82. Le corbeau
Tels que nous sommes aujourd'hui, nous ne pourrons affronter toutes ces choses qui rôdent dans le vide intersidéral. C'est pourquoi nous devons devenir puissants ; c'est le sens de mon Pacte.
Auguste, Pensées
Un râle de miséreux remonta entre les lèvres entrouvertes du Haut Paladin, tandis que la lame de son propre sabre transperçait ses entrailles. Son sang noir, épais comme du pétrole, se déversa sur le sable ; il y surnageait d'étranges globules visqueux.
Son visage se figea dans un rictus mauvais, ses yeux injectés de haine se posèrent sur Aelys une dernière fois avant de se voiler.
L'héritière raffermit la prise sur sa dague. Sa main tremblait. Elle eut l'impression que la Lune d'Avalon, jusqu'ici généreuse de lumière, se dérobait à cette scène de cauchemar ; que les falaises du Grand Ravin l'enveloppaient d'une ombre toujours plus tenace ; que les noctureuils et les rats-crapauds horrifiés reculaient dans leurs trous.
Eldritch demeurait debout, plié à demi comme un automate au rebut. Brusquement, son dos s'arqua, ses vêtements craquèrent de toutes leurs coutures, et l'entaille béante qu'il s'était lui-même infligée se creusa davantage, déversant une quantité impensable de Peste Noire. La peau blanche, parcheminée, se recroquevilla comme un sac d'œufs, se retourna sur l'envers et disparut dans le flot de vase fluide.
Celui-ci se modela bientôt en une forme bipède ; un globe ovale remonta pour figurer sa tête, qui extruda des protubérances semblables aux cornes des escargots. Des bras fins se détachèrent le long de son corps, qui s'affinèrent en deux faux asymétriques ; ses jambes noueuses se dotèrent de longues griffes. En guise de touche finale, au milieu de sa tête informe et pointue, surgit le bec de corbeau d'un masque de Paladin, accompagné de deux oculaires mats et opaques. La créature filiforme empruntait ainsi à toutes les choses vivantes qui avaient rencontré sa route.
Eldritch avait-il toujours porté un tel monstre en lui ? Était-ce son privilège, ou le lot de tous les Hauts Paladins, de tous ceux qui rejoindraient le Pacte d'Auguste et conspireraient avec ses horreurs cosmiques ?
Le corbeau se propulsa vers Aelys avec un cri déchirant. Une faux gigantesque trancha l'air sur plusieurs mètres, la forçant à reculer en direction de la falaise. Le coup suivant fit exploser la roche au-dessus de sa tête ; des ruisseaux de Peste s'envolèrent.
Le monstre était rapide, plus vif que Clodomir, plus agile que Maïa. Ses lames courbes volaient en tous sens, forçant Aelys à des roulades, à des bonds toujours plus précaires. Et ses hurlements incessants lui brisaient les tympans ; elle crut y déceler de la douleur et du désespoir, comme si la chose regrettait d'être née des entrailles d'Eldritch.
Peut-être qu'elle aurait eu besoin de Lor ; mais ce dernier devait être en train de trinquer à leur victoire dans un bon restaurant d'Istrecht.
Aelys recula vers les débris du pont qui encombraient la gorge du Ravin ; elle bondit sur les éboulis de grès, remonta les poutres brisées et les pierres fracassées. Le corbeau la suivit en trébuchant, sans cesser de balayer l'air de ses faux redoutables et de ses plaintes affligées.
Elle le vit perdre l'équilibre, vit les faux qui s'écartaient sur les côtés ; et décida que c'était le moment d'agir. L'héritière prit appui sur des débris de bois, arma sa dague, s'envola et frappa à la base du cou, comme pour Eldritch quelques minutes plus tôt.
Le corbeau pencha son nez vers elle, les cercles opaques qui figuraient ses yeux semblèrent la regarder intensément. Sa tête s'ouvrit alors en une large mâchoire et se referma sur son épaule droite. La jeune femme ne put s'écarter assez vite ; les dents noires déchirèrent le cuir et creusèrent de profonds sillons par-dessus la blessure infligée par Eldritch.
Aelys arracha sa dague en retombant, sans faire couler le moindre sang. La créature semblait faite de gélatine ; elle ne pouvait pas être blessée.
Une faux siffla au-dessus de sa tête. Elle glissa parmi les éboulis et se heurta le dos plusieurs fois avant de plonger dans l'eau du Ravin. Celle-ci lui arrivait jusqu'à la taille ; au-dessus d'elle, les poutres de bois volaient en éclats aux cris affreux du corbeau qui essayait de la déloger. Elle se glissa entre deux rochers, en direction de la mer. Ce chemin ne menait qu'à la plage ; elle n'avait aucune échappatoire.
Apercevant un rat-crapaud qui flottait mollement entre deux eaux, elle murmura :
« Et vous, vous ne pouvez pas m'aider ? »
Le Nattvas semblait réfractaire à cette idée ; il pagaya de plus belle pour éviter un coup de faux passé entre les planches.
Quand Aelys regagna la plage, elle sentit les regards des noctureuils nichés derrière chaque caillou, qui jusqu'ici, attendaient sagement qu'elle cueille leur dîner du soir. Le corbeau semblait s'être encore grandi ; des ailes poussaient dans son dos ; elle comprit qu'il ne cesserait jamais de s'étendre, maintenant qu'il était libre.
Elle ne sentait presque plus son bras droit ; toute son épaule était couverte de sang.
Oui, Aelys pouvait vaincre un Empire à elle toute seule ; elle pouvait vaincre Eldritch. Mais peut-être qu'elle ne pouvait pas vaincre la Peste.
Elle releva sa dague d'un geste mal assuré, qui se voulait menaçant ; en retour, le corbeau aurait pu éclater de rire. Mais il se contenta de crier ; il ne savait rien faire d'autre. Et il avança vers elle en griffant le sable.
À ce moment, un éclat de lumière traversa le ciel.
Une lance de cristal s'était fichée en travers de la tête du monstre. Curieusement, ce n'était pas à Lor qu'Aelys pensa en premier ; elle ne le vit même pas, qui s'était installé à dos de falaise, vingt mètres plus haut, en se grattant l'oreille. Non, c'était Ernest. Aux côtés de Clodomir et de Maïa, dont les fantômes la soutenaient encore, elle imaginait maintenant le majordome qui l'aidait à se tenir debout.
Le corbeau tituba sans cesser ses cris insupportables ; ses faux furent prises de spasmes incontrôlés. Aelys en profita pour se glisser entre ses jambes, et de toutes ses forces, entailla son talon d'Achille. La matière gélatineuse ne se reforma pas assez vite pour l'empêcher de tomber.
À ce signal, une nuée de noctureuils tomba de tous les trous de la falaise ; des rats-crapauds sortirent la tête du sable, et tous se ruèrent sur le corbeau à terre pour planter leurs dents dans son corps gélatineux. Car c'était le seul moyen de le détruire : le dévorer, plus vite qu'il ne se formait. Et les petits charognards s'y donnèrent avec abnégation.
Le corbeau se releva à demi, une jambe à terre ; il agita des bras sans parvenir à chasser tous les moustiques qui s'étaient agrippés à lui. La lance de cristal était encore plantée dans son crâne, mais Lor se refusait sans doute à en approcher de nouveau son esprit. Il n'avait pas tort ; la Peste avait remonté sur toute la surface du cristal et s'y était incrustée.
D'un dernier coup de dague, Aelys brisa le poignet du corbeau, séparant une de ses faux. Ce dernier répondit d'un glapissement plus perçant encore que les autres, qui lui vrilla le crâne. Les noctureuils grouillaient désormais sur toute sa longueur. Ce n'était plus qu'une silhouette décharnée, pathétique, lorsque les premiers Nattväsen engraissés et repus se retirèrent pour s'en aller digérer dans les profondeurs d'Avalon. Épuisée, Aelys tomba à genoux et frappa ce qu'il restait de la tête jusqu'à la réduire en une simple flaque, jusqu'à ce que meurent enfin ses derniers râles, et jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'il ne s'agissait que d'un écho dans ses propres oreilles.
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