81. La fin du duel
Je me donne le devoir d'unifier Avalon, pour que dans cette unité, nous trouvions la force de nous protéger des dangers qui nous attendent sur notre voyage.
Auguste, Pensées
Quand Lor déposa Aelys au pied de la falaise, il ne lui proposa même pas son aide – il savait pertinemment qu'elle aurait refusé.
La jeune fille explora longuement les bandes de sable et de rochers qui marquaient l'embouchure du Ravin avant de trouver Eldritch étendu. Elle attendit plusieurs heures, le temps qu'il se réveille et qu'il inspecte les environs.
C'était la première fois qu'elle voyait son visage, ce masque blanc couvert de veinures noires, comme des vestiges d'écorce accrochés au tronc d'un arbre brûlé. Peut-être était-il à plaindre, cet homme rendu si puissant par le Pacte d'Auguste, au prix d'une apparence hideuse.
Elle avança vers lui et dégaina son sabre.
Il était temps de mettre fin au duel entre le Haut Paladin et la Lignée d'Embert. Un duel qui avait commencé trente ans plus tôt à Kitonia.
« En garde. »
Eldritch ne répondit pas tout de suite à son invitation. Il semblait déboussolé.
« C'était bien toi, lâcha-t-il d'une voix sifflante. Tu as tué Rufus, tu as tué Ilyas... tu es venue pour me tuer... et quand ce sera fait, tu iras tuer Auguste. Est-ce toujours la vengeance qui t'anime ? Pourquoi fais-tu cela ?
— Ni la vengeance, ni un quelconque pacte, répondit-elle sèchement. C'est pour Avalon.
— Pour Avalon... »
Cette réponse ne paraissait pas lui convenir.
« Tu n'as donc pas compris le but de l'Empire ? Lorsqu'Auguste a vu l'Étoile Rouge, il a pris conscience, mieux que quiconque, à quel point Avalon était minuscule dans l'immensité du cosmos – un petit esquif voguant sur des mers inconnues. Pour nous défendre, pour nous protéger, nous devons unir l'humanité sous une même bannière... les Nattväsen, de leur côté, ne forment-ils pas une seule nation ? Pourquoi en serions-nous incapables ?
— Il n'existe pas de « nation » des Nattväsen. Le monde de la nuit n'a pas ce concept. C'est une grande hiérarchie, mouvante, dans laquelle certains sont en mesure d'ordonner à d'autres ; mais il n'existe pas de grand empereur.
— C'est le rôle qu'aurait dû jouer Mû. Mais Mû nous a failli, tu le sais bien.
— Oh, je le sais mieux que quiconque. »
À l'horizon, le soleil enflamma l'océan. Partout sur Avalon, les créatures de la nuit s'impatientaient. Eldritch se tourna vers les draperies rouges qui recouvraient la mer ; il ne semblait pas pressé de se battre. Les yeux d'Aelys brillèrent comme si l'ultime rayon vert, échappé du soleil, était venu s'y loger.
« Tu es le portrait craché de ta mère. Mais Irina avait un cœur pur et sincère ; jamais elle n'aurait tué autant d'hommes... même pour le bénéfice d'une victoire qui te sera sans doute aussi amère que mon entrée à Istrecht après la Peste.
— Ne parle pas de ma mère devant moi.
— Pourquoi ? Moi aussi, j'ai aimé Irina. Je l'ai aimée autant que Clodomir, voire davantage. Je ne me suis jamais remis de sa mort. Tu crois peut-être que j'en suis responsable ? »
Aelys fit non de la tête.
« Je sais ce dont tu es responsable. Tu as tué Clodomir et Ernest.
— Je l'ai fait précisément pour éviter ce qui est arrivé aujourd'hui : la mort inutile de milliers d'hommes. Ce qu'Irina...
— Je ne suis pas Irina.
— Qu'es-tu, dans ce cas ?
— Une ombre. »
Jugeant qu'ils avaient assez parlé, Aelys se replaça, tendit le bras d'un air menaçant. Le Grand Ravin résonna de cris d'oiseaux, qui nichaient dans les pores de ses falaises abruptes ; peut-être des oiseaux de jour, peut-être de nuit. Elle fut presque certaine de déceler la complainte rauque d'un Borogove.
« Sais-tu seulement te battre ? demanda Eldritch d'un air las.
— Mon père a commis des erreurs, mais il n'a toujours voulu qu'une seule chose : me protéger. De visage, je ressemble peut-être à ma mère, mais je ne l'ai pas connue. C'est de lui que j'ai tout appris. Si tu crois que je n'ai fait que lire des livres dans ma jeunesse... je vais te montrer. Ce soir, c'est contre lui que tu te bats. »
Et contre Maïa, songea-t-elle. Son cœur se serra à la pensée de son père et de son amie, veillant sur elle. Elle les imagina tous deux assis sur les rochers, parmi les ombres qui ne cessaient de s'étendre, dispensant quelques ultimes conseils et de précieux encouragements.
« Corrige ta garde, dit Clodomir avec un froncement de sourcils inquiet.
— Souviens-toi du Bandersnatch » ajouta Maïa.
Ce dernier nom résonna au coin de son oreille, et elle se rendit compte qu'il s'agissait d'un noctureuil, la tête coincée sous un bloc de grès, à demi enfoncé dans le sable, qui murmurait avec un début d'excitation : Snatch ! Snatch ! Bandersnatch !
Eldritch prit une grande inspiration, et de ses ongles brisés, il perça une des veines énormes qui couraient sur le dos de sa main, puis en tira une langue de matière caoutchouteuse, qui prit bientôt une forme de lame, et se durcit à l'air. Un sabre fait de Peste et collé à son bras. Il le détacha d'un coup sec, le prit en main et fit quelques moulinets pour s'échauffer.
« Je suis curieux de voir ce que Clodomir t'a appris. Tu sais peut-être que nous étions rivaux, lors des entraînements, et que je le battais souvent.
— Mais pas toujours. »
Il bondit, détourna sa lame d'un coup sec et se fendit, la forçant à la retraite ; Aelys contre-attaqua, esquiva la pointe du sabre et manqua de peu son poignet. Eldritch recula à son tour, concédant le match nul.
« Comme au bon vieux temps... l'escrime est un art qui se perd. Il est possible que nous en soyons les deux seuls dignes héritiers.
— Je suis l'héritière de beaucoup d'autres choses, dit Aelys.
— Oh, oui. Une Lignée de Sysades, une noble famille, et même un sang royal... tu es entrée dans l'Histoire sur un tapis rouge. Beaucoup n'ont pas eu cette chance. »
Le Haut Paladin feinta une attaque à la jambe ; alors qu'elle baissait sa lame, il passa sur l'autre côté, releva le bras et lança sa lame, de biais, vers son cou. D'un seul geste, Aelys tira la dague de sa poche secrète et la leva pour se protéger. Le choc dévia la lame et le sabre ne fit qu'entailler la manche sur son épaule gauche, sans atteindre sa peau.
« À Kitonia, j'aurais déjà gagné ce duel » constata Eldritch en se remettant en place.
Pressée de le faire taire, Aelys s'octroya l'initiative. Elle prétendit lancer son sabre en ligne droite vers sa pomme d'Adam ; Eldritch ramena son bras en quarte pour se défendre ; elle descendit plus bas et choisit son côté au dernier moment.
La lame entra dans son flanc droit, creusa un sillon dans sa tunique de cuir, ricocha sur une côte ; une traînée de sang noir tomba sur le sable.
« Nous n'avons pas précisé quand nous nous arrêtions, remarqua le Haut Paladin, qui ne semblait nullement importuné de sa blessure. Au premier sang versé, comme les nobles d'antan ? Ou bien poursuivrons-nous jusqu'à la mort ? »
Aelys se remit en place, le bras droit tendu, le bras gauche légèrement replié.
De nombreux noctureuils observaient désormais la scène. Leurs grands yeux penchaient tantôt vers Eldritch, tantôt Aelys ; de temps à autre, l'un d'entre eux laissait échapper un « snatch ! » discret, qui ressemblait à un éternuement étouffé. Ils étaient rejoints par les croassements de rats-crapauds aux dents tordues et à la peau crasseuse.
« À toi de voir. Ma proposition tient toujours : je t'offre la reddition.
— C'est trop aimable. Je ne me sens pas une telle générosité. »
Le Haut Paladin fit tourner son sabre au-dessus de sa tête d'un geste théâtral, et après quelques hésitations, il attaqua. Il écarta le sabre d'Aelys d'une grande frappe rageuse et attrapa son poignet droit. L'héritière réagit d'un grand coup de dague, presque au même endroit que la touche précédente, qui cette fois passa entre les côtes et s'enfonça de plusieurs centimètres. Avec un grognement outré, Eldritch la lâcha, et en reculant, il frappa son bras en diagonale.
La lame mordit sa peau ; elle était froide au contact, mais Aelys ressentit bientôt une cuisante brûlure. Du sang coula sur son bras, jusque sur sa main. Elle décida de lâcher son sabre et de se concentrer sur sa main gauche.
Armée de sa seule dague, Aelys redevenait une ombre. Elle fondit sur le Haut Paladin, dépassa son bras armé et le heurta comme si elle se jetait dans les bras d'un vieil ami. Elle écrasa son poing dans son visage, faisant éclater son nez dans une gerbe de sang pestilentiel, se hissa sur son épaule et planta sa dague à plusieurs reprises à la base du cou.
Eldritch la repoussa d'un coup de pied dans les côtes, qui l'envoya rouler dans le sable en toussant. Il tituba, porta la main à son visage pour stopper l'hémorragie.
« Je comprends, ânonna-t-il d'une voix nasillarde. En tuant Clodomir, je n'ai fait qu'enlever une branche morte à ta Lignée ; il t'avait déjà tout transmis.
— Tu admets ta défaite ? »
Malgré les élancements dans son bras droit, la jeune femme se releva, encore prête à en découdre. Le sourire malsain d'Eldritch ne présageait rien de bon.
« Oui, je reconnais la défaite du Haut Paladin Eldritch. Mais me vaincre ne signifie rien. Le Pacte d'Auguste est indestructible. »
Il saisit son sabre à deux mains, le retourna et le planta fermement entre ses côtes.
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