79. Rencontre sur le pont
Le plus coupable parmi eux, c'est Eldritch. Auguste est fou, Rufus n'est qu'un abruti ; on peut le leur pardonner. Mais Eldritch ! Il sait ce que deviendra le Second Empire. Il sait jusqu'où ira l'ambition d'Auguste. C'est un homme intelligent et rationnel ; il a mis ces qualités au service de ces intérêts. Il est au sommet de cette vague d'expansion infernale ; l'ordre mondial d'Avalon est balayé sous ses pieds, dans son indifférence.
Clodomir d'Embert, Journal
Le télégramme était arrivé dans la nuit ; un Paladin avait frappé sommairement à la porte du bureau d'Eldritch et, sans mot dire, déposé dans ses mains le pli cacheté marqué du sceau impérial. Si les messages télégraphiques avaient toujours un phrasé laconique, celui-ci s'était contenté de deux mots : DEPOT DETRUIT.
Ces douze lettres avaient renversé son esprit ; après les avoir relues cent fois, il était sorti dans la ville Sud et avait marché en ligne droite. De nombreux bâtiments avaient été réquisitionnés pour loger les Paladins, et au bas des immeubles de brique, ceux-ci se réchauffaient les mains auprès de braseros, en petits groupes, échangeant des plaisanteries, des harengs grillés et des nouvelles d'Avalon.
Après quelque temps, les patrouilles s'étaient faites plus rares, et il avait pu enfin profiter du silence, sans être dérangé toutes les deux minutes par des hommes qui reconnaissaient ses épaulettes dorées et son masque grincheux, et le saluaient avec déférence.
Il s'était arrêté devant le pont, à la frontière du Grand Ravin. La nuit était claire ; des ouvriers installaient une série de lampadaires électriques le long de la voie ferrée.
Eldritch était, et resterait à jamais un incompris. Car il savait que l'Empire prendrait tôt ou tard le contrôle total d'Avalon, et il avait tout fait pour limiter les dégâts. Oui, même quand il approuvait l'ordre d'Auguste de déclencher l'épidémie d'Istrecht : c'était une guerre évitée. Même quand il terrorisait les habitants d'Hynor : c'était l'assurance qu'Aelys ne se cachait pas dans ce village reculé. Sous sa direction éclairée, le Second Empire n'avait encore mené aucune bataille. Il n'avait jamais été en guerre et il s'apprêtait pourtant à gagner sur tous les fronts.
Jusqu'à ce soir.
Lorsqu'Eldritch rentra dans le petit hôtel particulier où il avait ses appartements, on lui apprit que le train d'Ilyas avait été attaqué. Le Haut Paladin était introuvable. Puis on lui rapporta la débâcle des Paladins de Hermegen et la rupture des voies ferrées.
Il écouta ces nouvelles sans exprimer la moindre émotion, à tel point qu'on lui répéta deux fois par peur qu'il n'ait pas bien entendu. Mais Eldritch était parfaitement calme. Il faisait face à une action coordonnée et clairement définie. Quels qu'en soient les instigateurs, leur objectif ne faisait aucun doute : ils forçaient l'Empire à entrer en guerre. La princesse Florencia de Hermegen s'était-elle décidée à réveiller la bête ? Avait-elle réuni sous sa bannière les Grands-Duchés de Vlaardburg et de Silbashe, au nez et à la barbe des espions de l'Empire, si nombreux qu'on pouvait en mettre un derrière chaque porte de leurs palais respectifs ? Toutes ces questions n'étaient que des détails ; une fois que la machine est en marche, on se moque de savoir dans quel ordre les engrenages se sont entraînés.
Et bien entendu, en ce moment critique, Auguste était absent. Mais cela, Eldritch s'y était également préparé, et il biffa cette pensée d'un coup de crayon.
Dès les premières heures de l'aube, il expédia ses ordres ; les secrétaires et aides de camp formèrent un flot continu qui se déversait de son hôtel dans toute la Ville Sud. Les quelques habitants qui avaient réussi à garder leur logement après l'installation de l'Empire s'éveillèrent au bruit des bottes ; les compagnies de Paladins temporairement affectées à Istrecht, censées regagner diverses garnisons de par le continent, se réunissaient au contraire en une seule marée noire. Les automotrices envoyées par Kitonia, à peine dévêtues des draps en coton qui recouvraient leurs formes pachydermiques, furent chargées d'armes, d'essence et de vivres. Leurs pneus à crampons et leurs chenilles de fer écrasèrent bientôt les pavés d'Istrecht. Le cri de leurs moteurs semblait provenir de partout, à tel point qu'il remplaçait l'habituel mugissement du vent ; on aurait dit qu'Eldritch avait appelé une seconde armée, faite de machines monstrueuses, pour prêter main-forte à l'Empire.
Le Haut Paladin laissa le commandement de la ville suspendue à un de ses subordonnés et quitta son bureau sans rien emporter. Il fut accueilli par des vivats ; ces Paladins, qui s'étaient pourtant levés tôt à cause de lui, l'acclamaient comme leur véritable Empereur. Ce qu'il deviendrait à coup sûr au terme de cette campagne.
L'Empire entrait en guerre. Il marchait sur la ville de Hermegen, pour renverser la principauté une bonne fois pour toutes, et sur le chemin, il déposerait tous les Grands-Ducs et autres roitelets auxquels il faisait juste-là confiance.
Le soleil d'octobre chauffa son casque noir et sa veste de cuir ; Eldritch sentit son sang pestiféré s'agiter dans ses veines. La Peste, c'était son arme ultime, l'assurance de ne perdre aucune bataille, de ne reculer face à aucun mur. Une fois qu'il serait arrivé à Hermegen, la princesse serait forcée de déposer les armes.
Les compagnies s'alignèrent au cordeau ; un train blindé s'avançait au pas sur la voie ferrée, en parallèle d'une longue ligne d'automotrices grondantes. Eldritch prit pied sur un cheval noir, dont la hauteur lui permettait d'être vu et reconnu de loin ; il passa sommairement ces troupes en revue, dont il sentait grandir l'excitation. En premier marchaient les Paladins les plus fidèles, les plus fanatiques, qui voyaient en Auguste un dieu, et en lui un prophète. Cinq mille vétérans au bas mot. Derrière eux venaient, bataillon après bataillon, les milliers de jeunes hommes d'Istrecht à qui l'Empire avait promis du pain s'ils consentaient à porter le masque.
Un vol de corbeaux passa au-dessus d'eux en croassant. Eldritch prit la tête du convoi et s'engagea sur l'avenue immense et rectiligne, tracée à travers la ville, suivi des hommes marchant d'un seul pas, et des machines roulant avec lenteur, comme des bêtes domestiquées.
Bientôt, cette horde s'engagea sur le pont d'Istrecht ; Eldritch le sentit trembler sous son pas régulier. En contrebas, il régnait un effroyable silence, même pour un début de matinée. Les derniers habitants des cabanes suspendues s'étaient résignés à fuir leurs logements préhistoriques. Chaque fois que les Paladins posaient le talon gauche, une nouvelle planche tombait dans le Ravin.
Ils n'avaient pas fait cinquante mètres que le Haut Paladin aperçut une foule qui s'amassait de l'autre côté ; les habitants d'Istrecht venaient voir ce monstre qu'ils avaient logé entre leurs murs tel un coucou s'accaparant un nid, et qui traversait la ville en bombant le torse.
C'est alors qu'il la vit, toute seule au milieu du pont, marchant à leur encontre ; vêtue de noir comme eux, un sabre à sa ceinture comme lui, un masque de tissu sur son visage. Même avant qu'elle se découvre, Eldritch reconnut les cheveux noirs agités par le vent, et l'œil vert qu'il était condamné à recroiser un jour.
« Eldritch ! » appela-t-elle.
Le Haut Paladin fit halte ; les officiers qui menaient la troupe l'imitèrent dans l'urgence et le désordre, et les alignements rectilignes des compagnies se défirent comme s'ils n'avaient été qu'un mythe, tandis que les freins du train émettaient une plainte aiguë.
Elle s'arrêta au tiers du pont, à mi-chemin entre ces deux foules curieuses.
« Est-ce que tu te souviens de moi ? »
Le Haut Paladin lui fit l'affront de ne pas répondre. Était-elle la cause de tous ses problèmes, ou simplement un obstacle passager ? La vengeance de toute une lignée, ou la folie d'une jeune fille qui avait passé les six derniers mois cachée dans un trou ?
Aelys dégaina son sabre et se retourna brièvement vers les badauds.
« Je suis Aelys d'Embert, fille de Clodomir d'Embert, petite-fille d'Ipathie d'Embert, arrière-petite-fille de Clothaire d'Embert, arrière-arrière-petite fille de la reine Malvina, première du nom. »
Ils n'étaient pas obligés de la croire, mais forcés du moins de reconnaître le panache de cette jeune femme de vingt ans, seule face à trois mille fusils et des mitrailleuses qui l'avaient déjà en ligne de mire.
« Eldritch, je suis venue t'accorder un ultimatum. Ordonne à tes hommes d'ôter leurs masques et de déposer les armes ; les anciens gendarmes d'Istrecht reprendront la charge de cette ville. »
Alors qu'il essayait encore de déterminer s'il avait bien entendu, elle ajouta :
« Rends-toi, Eldritch. Nous t'exilerons sur une île lointaine, d'où ta Peste ne pourra contaminer personne. Rends-toi et je t'épargnerai. »
Il regarda aux alentours, s'attendant presque à voir poindre les étendards d'une armée adverse, qu'Aelys aurait réunie on ne sait comment. Mais elle était bien seule. Oui, elle était la digne héritière de Clodomir. Ils avaient toujours été plus ou moins égaux en tout, mais le docteur de Kitonia avait tout juste ce qu'il fallait de confiance, d'assurance, qui manquait à Eldritch. Aelys avait simplement tiré ce trait familial à l'extrême, elle qui se présentait en pleine lumière, toute seule face à une armée.
« Si vous franchissez ce pont, ajouta-t-elle, vous mourrez. Si tu refuses de te rendre, Eldritch, tu mourras toi aussi.
— J'ai vraiment commis une erreur, ce soir-là, se décida-t-il à répondre. Mais puisque tu es revenue vers moi, c'est à moi de t'offrir la reddition. Je ne veux pas ta mort. »
Cet œil vert émeraude le troublait autant que cet œil bleu cristal, dont il n'avait aucun souvenir. Il se vit rendant sa démission aux Paladins et quittant Kitonia aux côtés d'Irina, main dans la main, avec un sourire. Il les vit s'installer tous deux dans une paisible demeure à l'extrême Nord du continent, il se vit traverser les longues nuits d'hiver chaussé de bottes de fourrure, pour prodiguer des soins aux villageois ; tandis qu'Irina lisait dans la bibliothèque, attentive aux remuements de son ventre. Il se vit tenir dans ses bras celle qui aurait pu, qui aurait dû, être sa fille...
« Je vous aurai prévenus » dit Aelys.
Elle recula de quelques pas ; Eldritch fit un geste et l'armée se remit en marche. Des Paladins avaient surgi à l'autre bout du pont ; elle n'avait nulle part où s'enfuir.
La jeune femme bondit sur le côté, échappant aux premières balles qui sifflèrent à ses oreilles ; elle se réceptionna sur l'étage inférieur de la ville centrale, se glissa dans l'armature d'acier qui consolidait le pont et disparut de leur champ de vision.
Le sabot de son cheval se posa sur une fissure dans le ciment.
Une longue plainte monta alors du pont, qui ressemblait à l'éveil d'un géant. En contrebas, les poutres d'acier grincèrent et leurs rivets se mirent à sauter. De nouvelles failles coururent sur toute la surface comme des colonnes de fourmis. Le cheval d'Eldritch se cabra, le faisant durement tomber au sol. C'est alors qu'il le sentit à son tour – le pont était en train de s'enfoncer.
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