78. Les histoires de famille

Donne-moi ta force, ta confiance, ta foi, tout ce que tu possèdes, et en retour, je te donnerai ce qui n'est donné qu'à fort peu d'hommes : une direction.

Auguste, Pensées


Sur les cartes d'Avalon, le Grand Ravin ressemble à une rature involontaire, une erreur de copie ; il n'en demeure pas moins large d'un kilomètre au niveau d'Istrecht. À l'Ouest, ses murs parallèles s'entrouvrent à peine, et plongent dans l'océan d'Avalon en falaises de grès rouge. Mais à l'Est, le plateau s'effondre lentement, jusqu'au niveau de la mer.

Du côté Sud survit la cité de Gormelo, ville florissante avant son invasion par l'Empire de Lennart et la destruction de ses forêts. Traumatisée, léthargique, Gormelo est encore repliée sur elle-même. Cent kilomètres plus haut, du côté Nord, se trouve la ville de Nieuwlied. Ces deux voisines s'ignorent, séparées par une mer énergique et caractérielle. Nieuwlied ne figure sur aucun planisphère, et Gormelo pourrait fort disparaître des cartes et sombrer dans l'oubli.

Tel est le résumé qu'Aelys fit à Lor sur le chemin, leurs pieds s'enfonçant dans la boue détrempée. Le jeune homme s'empressa de pousser la porte d'une auberge qui n'était peut-être pas la meilleure de Nieuwlied, mais qui avait le mérite de se trouver à portée de main.

Leurs cirés dégoulinèrent sur le paillasson durant une bonne minute avant qu'une femme ne passe le rideau situé derrière le comptoir ; elle était grande, blonde, et fumait la pipe. Aelys, plus à l'aise avec les ombres que les humains, laissa Lor prendre les devants. Il fit quelques commentaires sur le temps, complimenta l'établissement, posa quelques questions anodines, et comme ils étaient les seuls clients, ils se retrouvèrent bientôt attablés avec la patronne autour d'un thé.

Un jour, Lor s'était fait inviter à une réception chez le Grand-Duc de Vlaardburg, et il avait tenu conversation avec celui-ci durant près de quinze minutes, alors que le pauvre homme cherchait en vain s'il avait en face de lui un savant, un artiste ou un politicien. C'était l'une de ses plus grandes fiertés.

« Vous êtes venus chercher du travail ? demanda la femme en soufflant une dernière bouffée de fumée.

— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

— C'est qu'on ne trouve pas grand-chose d'autre par ici. Si ça vous intéresse, mon frère a deux navires de pêche, et mon cousin des rizières à quelques kilomètres à l'Est, dans le delta. Ils ont toujours besoin de bras. »

Aelys jeta un coup d'œil au thé, si noir qu'il tachait les bords de la tasse. Elle n'était pas certaine d'arriver à le boire en entier.

« C'est une bonne chose, reconnut Lor. Mais nous ne sommes ici que de passage.

— Pour aller où ? Gormelo ?

— Istrecht.

— Vous avez fait un sacré détour. »

Le jeune homme prit un air malicieux.

« Certes, mais au moins, nous sommes dans un coin tranquille. »

Il insista tout juste assez sur ce mot pour signifier qu'il parlait des Paladins. Ces derniers avaient déjà fort à faire avec le vent d'Istrecht. Ils n'étaient pas encore venus se noyer dans la pluie de Nieuwlied ; si tant est qu'ils connaissent l'existence de cette ville minuscule.

« Vous avez parlé de Gormelo. Il y a bien des navires qui font la liaison ?

— C'est assez rare ; une ou deux fois l'an.

— C'est si difficile de traverser la mer ? »

La femme fronça des sourcils.

« Oh, on a du mauvais temps aujourd'hui, c'est sûr, mais d'habitude c'est plus calme. C'est surtout qu'on y va avec des navires de pêche ; avec un bon voilier, ça prendrait deux fois moins de temps, et ce serait moins dangereux.

— Je suppose qu'ils ne sont pas mieux équipés à Gormelo.

— Non, où voulez-vous qu'ils aillent ?

— Eh bien, ici, par exemple. Disons, pour trouver du travail. »

Comme Lor faisait toute la conversation, Aelys décida de se lancer. Elle vida la moitié du thé d'une traite, son visage pâlit un peu.

« Je suppose que vous avez des nouvelles d'Istrecht, de temps à autre ? Cela fait des années que nous n'y avons pas mis les pieds. Il paraît que la ville a bien changé.

— Je confirme. Ma cousine qui vit là-bas m'envoie une lettre tous les deux mois ; il paraît qu'ils ont abattu des dizaines de maisons, qu'ils ont évacué la ville centrale, tout ça pour construire une voie ferrée.

— On m'a dit que pour éviter les Paladins, le mieux était de ne pas aller dans la ville Sud.

— C'est là qu'ils ont installé leurs écoles et leurs casernes. Beaucoup de gens ont déménagé. Ma cousine a songé à quitter la ville, mais ce n'est pas non plus facile de se reloger en dehors d'Istrecht, alors, elle fait avec. Je peux vous donner l'adresse d'un bon hôtel, si vous voulez.

— Ce serait très aimable de votre part. »

La femme partit chercher son carnet d'adresses. À l'extérieur, la pluie continuait de s'abattre sur Nieuwlied ; il faisait aussi sombre qu'à la tombée de la nuit.

« Qu'est-ce que tu en penses ? demanda Lor à voix basse.

— C'est fort, répondit Aelys en hésitant face au restant du thé. Pas mauvais, mais très fort.

— Je parle de la ville.

— Ah, ça... plus petite que ce que j'espérais. Ils ne s'attendent pas à devenir l'un des ports les plus importants d'Avalon.

— J'ai envie de lui dire d'investir dès maintenant, mais je pense qu'elle me rira au nez. »

Lor tapota la nappe du bout des doigts.

« Ce qu'elle a dit sur la ville centrale corrobore nos informations. Il ne doit plus rester grand-monde. »

Aelys hocha la tête. Ils avaient un calendrier serré : ils devaient être à Istrecht avant qu'Eldritch ne quitte la ville, et elle était presque certaine que le Haut Paladin prendrait la route sitôt que la nouvelle de la mort d'Ilyas lui serait parvenue.

Il leur faudrait aussi déterminer où se trouvaient Auguste et Hermance ; Cheshire leur avait rapporté qu'ils avaient quitté la ville par le Nord.

« Vous avez l'air nerveuse, remarqua la patronne en rapportant l'adresse écrite sur un morceau de papier. Quelque chose ne va pas ?

— Elle va bientôt revoir quelqu'un, à Istrecht, expliqua Lor à demi-mot. Un proche de sa famille... un vieil ami de son père. Ils se sont quittés il y a six mois en assez mauvais termes.

— Ah, les histoires de famille sont toujours des plus compliquées.

— Toujours » dit Aelys, assombrie.


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