77. Une question de pouvoir

Le Second Empire d'Auguste n'est pas seulement un danger pour Avalon. Car je sais pertinemment où mène une telle quête d'unification et de grandeur. Auguste est un cuisant rappel que nous sommes, nous aussi, les humains de ce monde, une menace envers le reste de l'univers. Notre lueur dans le néant, c'est celle d'une flamme, qui pourrait brûler tout ce qui s'approcherait trop près de nous.

Clodomir d'Embert, Journal


Lor eut à marcher une dizaine de kilomètres avant d'arriver au train, et l'aube n'était plus très loin lorsque cette masse grisâtre, immobile et silencieuse, surgit dans son champ de vision comme un cétacé échoué. Les corps aux alentours avaient disparu, mais des traces de sang subsistaient un peu partout. Au vu des marques de pas dans la terre meuble, il estima qu'une quarantaine d'hommes avait péri ici, et que d'autres avaient fui le long du chemin de fer, en direction de la station d'extraction des cristaux.

Des branches étaient prises en travers des portes ouvertes, des mousses et des lichens pendaient de leurs fenêtres brisées, et Lor devina que les amis nocturnes d'Aelys lui avaient prêté un ou plusieurs Creux pour faciliter sa tâche. Il longea la motrice, le wagon du personnel, celui d'Eldritch, et parvint enfin aux wagons de fret rudement blindés.

« Tu as fait beaucoup de bruit. »

Aelys l'attendait là, assise dans l'herbe qui poussait tout autour du ballast.

« J'ai fait dans l'efficacité, poursuivit-il. Toi aussi, à ce que je vois. J'ai fait des efforts pour minimiser les pertes, mais tu as dû tuer autant de Paladins que moi.

— Je n'ai tué personne de sang-froid. Ceux qui ont choisi de fuir ont été épargnés.

— Je ne sais pas trop à quoi cela nous avance, mais passons. »

Vêtue de noir, le visage masqué, la jeune femme passait parfaitement inaperçue dans les ombres ; l'influence de Maïa avait transformé cette bourgeoise endimanchée qui parcourait les chemins de forêt sur un vélocipède.

« Et Ilyas ?

— Emporté dans le monde souterrain. »

Elle se leva et alla cogner du dos de la main contre la paroi d'acier.

« Les cristaux sont là-dedans. Tout est pour toi. »

Lor ferma les yeux et agita ses doigts avec inspiration, tel un cuistot choisissant les épices. Il pouvait sentir ces écailles de Mû, à peine dégrossies, encore prisonnières des pierres qui avaient fondu autour d'elles lors de l'impact. Il aurait été impoli de refuser un tel pouvoir, essentiel pour les étapes suivantes de leur plan.

Il tendit la main et appela à lui plusieurs fragments, qui traversèrent lentement la paroi sous la forme d'aiguilles de glace. L'acier, percé comme du beurre, protesta dans une plainte aiguë, dont les stridulations se poursuivirent jusqu'à ce que Lor réunisse toutes les pierres en une seule. Il forma une boule de la taille du poing, qu'il laissa flotter au-dessus de sa main en admirant la couleur.

« C'est tout ? s'étonna Aelys. Il y a au moins cinq cent kilogrammes de cristal pur dans ces minerais.

— Dis-moi, Aelys, combien as-tu d'armes ? La dague dans ta poche secrète, plus le sabre que tu as chipé à Ilyas – ne mens pas, je l'ai remarqué, ça fait deux, c'est normal, tu as deux mains. Si je venais à m'encombrer d'une tonne de cristal, c'est un peu comme si tu te promenais avec une charrette de quatre-vingt dix neuf épées. Ça ne sert pas à grand-chose. Une bonne armurerie est comme une armoire à vêtements : jamais trop encombrée.

— Tu es sûr que ça te suffira ? »

Lor s'amusa à modeler la boule en forme de goutte, puis de lentille concave, bien que le cristal luminescent n'admît aucun reflet. Chaque mouvement faisait danser le brouillard indigo qui semblait capturé sous sa surface.

« C'est largement suffisant. »


***


Pour la première fois depuis des semaines, le vent était retombé sur Istrecht. En équilibre sur le Grand Ravin, elle n'avait jamais paru mériter aussi bien son surnom de ville suspendue. Un soleil généreux balayait ses immeubles de brique et faisait cuire les Paladins dans leurs tenues grises et noires.

Préoccupé par la gestion des stocks d'essence cristalline, Eldritch avait négligé les travaux de la ligne de train, laissant les ingénieurs de l'Empire sans la moindre supervision. Il ne pouvait pas être partout à la fois ; il s'était contenté de signer les demandes de crédit qu'on lui envoyait.

À Istrecht, l'Empire contrôlait tout. En vidant les prisons, on pouvait constituer une troupe de mille ouvriers en une journée. Ces repris de justice étaient très heureux de démonter des pavés à la pioche plutôt que d'actionner les soufflets des forges kitoniennes. De tels moyens avaient permis aux ingénieurs de compléter les travaux en trois mois.

Le Haut Paladin s'appuya sur la rambarde en fer et jeta un coup d'œil en contrebas. Les brouillards cotonneux du fond du Grand Ravin n'éveillaient en lui plus aucun vertige, mais il avait l'impression désagréable que tout le pont tanguait. Il appuya du pied sur la surface de ciment, coulée à la hâte, dans laquelle apparaissaient encore quelques discrètes empreintes de chat.

« C'est du solide » dit l'ingénieur en souriant, archétype du savant à lunettes qui tyrannisait ses chantiers en confondant ce qui est physiquement possible, et ce qui l'est humainement.

Eldritch lâcha un soupir. On voyait poindre des poutres d'acier à intervalles réguliers, qui renforçaient la structure de pierre originelle de ce qui n'avait été, à l'origine, qu'un banal chemin de ronde surplombant le chaos de la ville centrale. Pour installer cette nouvelle charpente, les ingénieurs avaient creusé jusque dans les ultimes fondations du pont, les arches de pierre gigantesques encochées de part et d'autre du Grand Ravin.

« D'après nos calculs, la structure résisterait à trois trains chargés. »

La célèbre ville centrale d'Istrecht, et ses maisonnettes en bois empilées en équilibre au-dessus du vide, avait considérablement gêné l'avancée des travaux. Aussi les Paladins avaient-ils fait évacuer sa plèbe et démonté les nids d'hirondelle qui colonisaient les corniches et les poutrelles de pierre. De ce quartier à l'histoire multiséculaire, il ne restait plus que quelques groupes d'habitations, dont les poutres de bois craquaient comme la mâture d'un navire fantôme. Sans doute ces incessants grincements donnaient-ils à Eldritch cette impression de mouvement, et la sensation que ses pieds ne reposaient, en substance, que sur de fines planches posées en quinconce au-dessus du vide.

« C'est du bon travail » dit-il.

À dire vrai, Eldritch, qui dirigeait l'Empire de facto à la place d'Auguste, n'avait jamais été aussi las de cette superpuissance. Il doutait de tout, il doutait de la capacité de l'Empire à demeurer au long terme, malgré l'expansion fulgurante de ses forces industrielles et militaires. C'est pourquoi cette démonstration tangible du génie technique impérial lui faisait le plus grand bien ; il la goûtait comme un bain de soleil. Il appréciait sentir sous ses pieds quelque chose de stable, de solide, et qui durerait longtemps.

« Tiens, Eldritch ! Je te cherchais partout.

— Votre Majesté » salua l'ingénieur en s'écrasant au sol, dans la précipitation et la confusion, car Auguste était aussi rare qu'une légende.

Eldritch lui indiqua d'un geste bref qu'il pouvait prendre son congé. Il remarqua, dans l'ombre de l'Empereur, les cheveux roux de la Paladine Hermance, ainsi qu'un obscur chef d'entreprise d'Istrecht, qui faisait d'excellentes affaires avec les Paladins. Ce dernier venait sans doute s'ébaudir devant la voie de chemin de fer qui remplirait bientôt ses poches de millions. Il existait toute une cohorte de rats comme lui ; certes indispensables à la marche de l'Empire, ils connaissaient leur place ; l'homme salua Eldritch d'une brève révérence avant de s'éclipser.

« Tu es rentré de Kitonia » constata le Haut Paladin.

Un instant, il eut le fol espoir qu'Auguste, qui exigeait de chacun qu'il fasse son devoir, allait enfin s'attaquer au sien. En l'attente de nouvelles d'Ilyas, qu'il avait envoyé au Nord escorter un chargement de cristaux, Eldritch se sentait bien seul, et jamais la compagnie de ce vieil ami ne lui avait été aussi nécessaire.

« Je pars pour le mont Olympe.

— Seul ? »

Il aurait aussi pu demander, par les cent mille écailles, ce qu'Auguste comptait accomplir en grimpant le plus haut des Premiers Monts, dans les montagnes centrales d'Avalon. Se rapprocher de l'Étoile Rouge ?

« Hermance m'accompagne.

— Est-ce que ce sera suffisant ?

— Je connais assez bien la route, interjeta la Paladine.

— Dans deux semaines, nous serons à Hermegen pour signer le traité de protectorat. Je suppose que tu seras rentré d'ici là ? »

Auguste posa une main rassurante sur l'épaule de son vieil ami.

« Je te fais entièrement confiance. Ce ne sera qu'une formalité. Je ne crois pas la princesse Florencia capable de la moindre résistance.

— Mais tu reviendras, n'est-ce pas ?

— Je suis proche du but, Eldritch. Je le sens. Ce n'est pas seulement une question de foi, c'est aussi une question de pouvoir. L'Empire a beaucoup grandi, et je dois grandir à sa mesure. »

Il observa le dallage de ciment, les poutres d'acier et suivit du regard la voie ferrée qui traversait la ville en ligne droite, jusqu'aux plaines sur lesquelles veillaient les moulins à vent des cartes postales.

« C'est vraiment du bon travail » conclut-il, avant de le dépasser d'un pas tranquille.


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