76. La revanche
Oui, si tu me trouves faible, viens me vaincre, je t'attendrai. Mais sache que j'ai déjà attendu des années ; personne n'est venu ; je doute qu'il existe en ce monde quelqu'un à ma mesure.
Auguste, Pensées
L'explosion du dépôt d'essence cristalline de Stokkel fut visible à cent kilomètres à la ronde, et la nouvelle, portée par le radiotélégraphe, traversa le continent en quelques heures. En comparaison, l'attaque du train d'Ilyas ne serait rapportée à Eldritch que quarante-huit heures plus tard.
C'est dans cet intervalle que Rafael Toledo, commandant de la garde princière de Hermegen, prit d'assaut la garnison principale des Paladins.
Rafael, tel qu'on le rapportait dans la presse, était un homme plutôt banal. Il s'agissait d'un fonctionnaire et non d'un homme politique ; il n'avait pas son mot à dire dans le débat public. Aussi les journaux, qui ne sont alimentés que par les opinions, les négociations et les polémiques, n'imprimaient que rarement son nom, et se trompaient une fois sur deux. À l'occasion des rapports annuels de la maréchaussée, son visage apparaissait dans un petit encadré au-dessus d'une colonne compactée entre une affaire de mœurs et un fait divers sordide ; c'était presque toujours une photo d'archives datant de ses années de lieutenant.
Pour nous, qui savons quelle relation il entretenait avec la princesse Florencia, il est évident que Rafael disposait de qualités secrètes habilement camouflées derrière son laconisme. Le plus évident, sans doute, et le plus manifeste à tous ceux qui le voyaient descendre l'avenue pavée d'un pas sévère et rectiligne, est que Rafael Toledo était l'un des très rares hommes à savoir porter la moustache.
En le voyant passer, les artisans, les commerçants et les professeurs d'école prenaient un air songeur, et portaient machinalement la main à leur menton, caressant leurs barbichettes ignobles, leurs boucs fourchus, leurs favoris dégoulinants. Dans cette ville, sur ce continent, et peut-être même parmi toute cette civilisation humaine d'Avalon, seul Rafael avait maîtrisé sa pilosité subnasale. Il était la preuve vivante que lorsque la société d'Avalon aurait suffisamment progressé, l'homme, enfin, dominerait la moustache.
Toutefois, bien qu'ils reconnussent Rafael à sa juste valeur, les passants n'étaient pas tant surpris par sa moustache que par le fait qu'un homme en uniforme bleu nuit, dont le profil leur rappelait vaguement une image entraperçue dans un article de presse, encombrait la nuit paisible de Hermegen avec trois cent lanciers, dont les casques à pointe brillaient comme des bottes cirées.
Arrivé à quelques rues de la caserne des Paladins, Rafael tint conciliabule avec ses meilleurs officiers, tandis que les soldats vérifiaient leurs carabines et leurs revolvers. Leurs lances en acier dépliables ressemblaient à de petits bâtons pointus suspendus à leurs épaules. Les corbeaux leur facilitaient la tâche ; ils étaient tous regroupés ici, dans cet ancien entrepôt de marchandises, un unique bâtiment carré doté d'une cour intérieure pavée. Leurs autres postes de garde étaient tombés quelques minutes plus tôt sans opposer de résistance.
Après avoir évacué les rues voisines de leurs derniers badauds, les lanciers prirent position dans tous les bâtiments attenants, venant rejoindre les vingt tireurs d'élite qui surveillaient déjà la garnison depuis la veille.
Le commandant Toledo arrêta son groupe en face des hautes grilles, à l'abri de plaques d'acier ramassées dans les entrepôts de la Compagnie Impériale du Chemin de Fer. Il abandonna son revolver et s'avança seul sous la lueur des lampadaires. Tout l'éclairage public de Hermegen était alimenté par la centrale génératrice à essence cristalline ; celle-ci aussi venait de passer sous contrôle de la garde.
« Je voudrais parler à Trumon ! »
Son œil avisé repéra plusieurs corvidés derrière les volets clos. Le Paladin Trumon apparut derrière les grilles, seul. Il lui répondit avec dédain, comme on jette un gant de soie :
« Je n'ai rien à te dire, Rafael. »
Sans doute jalousait-il la moustache virile du commandant, n'ayant à présenter de son côté qu'un masque à bec de corbeau.
« Vous savez déjà ce qui est arrivé à Stokkel, mais ce que vous ignorez encore, c'est que la ligne de train qui mène au Sud a été coupée. En ce moment même, les deux casernes de Tiol sont en train de rendre les armes. Je suis venu vous demander de faire de même. »
Une porte en bois s'entrouvrit sur le côté de la bâtisse ; un bec de corbeau apparut dans l'entrebâillement. Les hommes et femmes de la garde princière, les yeux toujours rivés sur Rafael, se crispèrent.
« Entre, ordonna Trumon. Discutons. »
Le commandant émit un soupir ; Florencia ne le lui pardonnerait pas de sitôt, mais il tenait, plus que tout, à prévenir le bain de sang. Aussi se glissa-t-il dans l'ombre des manteaux gris, jusqu'à parvenir en face de Trumon.
Ce n'était pas la première fois qu'il traitait avec ce Paladin. Mais dans ces circonstances nouvelles, Rafael se rendait compte à quel point les corbeaux étaient interchangeables. N'importe qui aurait pu prendre le masque de Trumon et singer sa voix. Il n'avait même pas besoin d'être humain. Cette métamorphose était, sans doute, le coup de génie d'Auguste, le secret du Second Empire et de sa formation fulgurante.
« Au nom de la princesse Florencia, je peux proposer d'excellents termes pour votre reddition. »
Trumon secoua la tête d'un air chagriné.
« Tu as perdu la raison, Rafael.
— Il y a deux mille lanciers dans cette ville, quatre cent Paladins, et si mes comptes sont bons, plus que deux cent dans ce bâtiment. Vous êtes encerclés. Résister ne vous apportera rien.
— Ce n'est que temporaire. Bientôt, le Haut Paladin Eldritch montera d'Istrecht à la tête d'une nouvelle armée de trente mille hommes. »
Pendant qu'Auguste reconstruisait la ville d'une main, de l'autre, il accaparait la jeunesse déboussolée pour grossir les rangs de ses Paladins Depuis quelques mois, la ville suspendue n'était plus qu'un carnaval vénitien.
« Vous pouvez arrêter le train, mais vous n'arrêterez pas cette armée. Les automotrices de Kitonia traverseront le continent en deux semaines, et cette force déferlera, entre autres, sur Hermegen. Alors nos rôles seront inversés. C'est vous qui devriez vous rendre, dès maintenant.
— Nous verrons.
— Vous n'avez pas pensé à toutes ces conséquences, constata Trumon avec mépris. Vous ne pouvez pas battre Auguste. »
Ce n'était pas tout à fait vrai. Rafael était pleinement conscient de la menace représentée par l'Empire. L'avenir d'Avalon dépendait d'une inconnue, d'un facteur externe sur lequel aucun des royaumes et des empires en présence n'avait de prise. Une conspiration qui avait jusqu'à présent tenu parole, mais qui devait encore accomplir des miracles.
« Peut-être, admit-il. Mais Auguste n'est pas ici ce soir ; vous êtes seuls. Nous savons tous les deux qu'il est inutile de nous battre.
— Je ne veux pas priver tes hommes de cette douce revanche, Rafael. Je sais à quel point ils nous haïssent, nous et ce que nous représentons. »
Ils ne se trouvaient plus qu'à un mètre l'un de l'autre, encerclés par plusieurs Paladins menaçants. Trumon dégaina un revolver et pointa celui-ci sur son front. Le commandant se força à garder son calme ; il leva lentement les mains.
« Je suis désarmé, rappela-t-il.
— Oui. Tu resteras notre otage jusqu'au retour d'Eldritch. »
Rafael émit un profond soupir, et d'une voix basse, mais parfaitement audible, annonça :
« Maintenant. »
Trois explosions retentirent à l'extérieur ; un nuage de poussière enveloppa les grilles, qui s'effondrèrent dans un grand fracas. Une balle siffla tout près de la moustache du commandant ; il dégaina la lance camouflée sous les coutures de sa tunique, et d'une simple pression du pouce, la déplia. Le ressort propulsa la pointe de métal sur un mètre supplémentaire ; elle vint se loger sous le menton du Paladin Trumon, avant de se briser sous le choc.
Rafael recula dans la poussière pour échapper aux Paladins qui faisaient feu dans sa direction. Au passage, il ramassa le revolver de Trumon et répliqua en faisant mouche trois fois ; les corbeaux battirent des ailes et s'effondrèrent sur les pavés. Tout le quartier sentait la poudre et résonnait des carabines.
Le silence revint au bout de quelques minutes ; les lanciers chargèrent par les grilles éventrées. Plusieurs Paladins vinrent aussitôt se constituer prisonniers ; ils n'étaient ici que pour la solde, pas pour mener bataille dans de telles conditions. D'autres ôtèrent leurs masques et leurs capes et tentèrent de sauter par les fenêtres de l'étage, mais ils ne firent que se briser les poignets et les chevilles en chutant dans les ruelles environnantes. Et tandis que les lanciers terminaient l'assaut, on les entendit gémir comme des oisillons tombés du nid, qui seraient ramassés plus tard dans la nuit.
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