75. Une opportunité de plus

Saisis toutes les opportunités qui se présenteront à toi. Si tu me vois courber la tête, tranche-la donc d'un geste sûr, et deviens Empereur à ma place. Prendre la récompense lorsqu'elle se trouve à portée, c'est le seul moyen, en ce monde, d'être récompensé.

Auguste, Pensées


Entre la motrice et le wagon d'Ilyas se trouvait le logement des conducteurs, des domestiques et des Paladins. Ce wagon était agité de cris, qui montaient jusqu'à lui à travers la structure de métal. D'autres coups de feu inutiles brisèrent des vitres ; les hommes reculèrent, et Ilyas entendit leur martèlement s'écraser contre sa porte fermée. Un poing désespéré frappa ; peut-être le chef de sa garde, dont il n'avait jamais retenu le nom.

Ilyas recula jusqu'au phonographe et ôta enfin l'aiguille, faisant taire le chantonnement périodique de la cantatrice au cœur brisé. Le silence était retombé sur le train parfaitement immobile ; la chose qui avait massacré toute sa garde paraissait l'avoir oublié. Ou bien renonçait-elle face au wagon blindé d'Eldritch, aussi inaccessible qu'un coffre-fort.

Le jeune homme recula, tourna le fauteuil vers la porte et s'y assit, jambes croisées, le revolver posé sur ses genoux. Un temps infini s'écoula, durant lequel il élabora des stratégies de bataille, des plans de fuite, mais surtout, des discours ; car il savait pertinemment qui se trouvait de l'autre côté de cette porte, et il aurait préféré affronter n'importe quel monstre du bestiaire d'Avalon, plutôt qu'elle.

À la mort de Rufus – officiellement, sa disparition, Eldritch avait persisté dans son déni ; jamais il n'aurait avoué à Auguste que la fille de Clodomir était encore en vie. En privé, il reconnaissait néanmoins avoir fauté une deuxième fois, et il affûtait sa lame en se promettant qu'il fermerait une bonne fois pour toutes ces yeux verts qui avaient hanté ses rêves trente ans plus tôt, et qui étaient revenus le tourmenter.

Un abominable grincement traversa le métal. Ilyas posa le revolver sur l'accoudoir du fauteuil et dégaina son sabre. On l'avait trempé dans l'argent pour venir à bout des Nattväsen les plus coriaces. Il se força à rester assis, tel le roi sur son trône, tandis que l'éclat d'une lame étrangère s'infiltrait dans l'encadrement de la porte.

Elles furent bientôt plusieurs, des griffes recourbées qui s'émoussaient sur l'acier avec acharnement, dans un bruit si insupportable qu'Ilyas aurait bientôt fini par ouvrir la porte de son plein gré. Mais celle-ci céda, s'incurva et se tordit, pivota à demi sur ses gonds, révélant le bras moussu d'un Creux.

Toute la confiance d'Ilyas retomba comme un soufflé ; il ramassa son revolver, son doigt tremblant rencontra la détente et il tira toutes ses balles en argent, l'une après l'autre, jusqu'à ce que l'arme lui tombe des mains. La première fit sauter des copeaux d'écorce vermoulue ; les autres se perdirent dans l'ombre qui semblait avoir colonisé le wagon voisin. Le Creux avait disparu, remplacé par une silhouette humaine. Une femme vêtue de vêtements noirs seyants ; une main libre, l'autre refermée sur une dague à la lame très courte.

Elle retira le morceau d'étoffe qui cachait le bas de son visage ; c'était inutile, car Ilyas avait déjà reconnu le vert de son œil droit, qui avait occupé les rêves de nombreux Paladins. Quant à son œil gauche, il était d'un bleu intense, semblable aux écailles de Mû. Ce nouveau détail l'inquiéta davantage.

« Bonsoir, Ilyas. »

Il se leva d'un bond et lança la question la plus pressante qui lui venait à l'esprit.

« Est-ce toi qui as tué Rufus ? »

Aelys pencha la tête de droite à gauche. Il n'y avait plus qu'eux dans le train arrêté ; trente Paladins gisaient, à l'intérieur comme à l'extérieur, morts ou inconscients, selon l'ardeur avec laquelle ils avaient tenté de se défendre. Elle avait donc tout le temps de répondre.

« Un coup d'épée ne suffit pas à tuer les Hauts Paladins.

— Alors comment t'y es-tu prise ?

— Il est tombé dans l'océan. Les Changeants ont dû faire le reste. »

Ilyas détacha sa cape, écarta le fauteuil d'un coup de pied, balaya le petit bureau, dont volèrent les encriers et les feuilles vierges, poussa le phonographe dont le disque fragile se brisa en mille morceaux. Aelys l'observait avec curiosité ; elle n'avait fait qu'un pas dans sa direction.

« Est-ce qu'ils étaient bons ?

— Quoi ? s'exclama le Haut Paladin en pointant son sabre dans sa direction, comme au cours d'escrime.

— Les beignets à la pomme. »

Il n'avait jamais été le meilleur de sa classe, mais l'étude acharnée finissait toujours par payer, et Ilyas se convainquit de ses chances, avant de se souvenir qu'il avait en face de lui l'héritière de Clodomir d'Embert, le seul homme à avoir jamais battu Eldritch.

« Ceux que je t'ai offerts, précisa Aelys, lorsque nous nous sommes rencontrés. »

Elle releva à peine sa dague, l'étudiant toujours avec la même attention.

« Pourquoi me parles-tu de cela ? C'est un jeu pour toi ?

— Pourquoi es-tu devenu...

— Tu ne peux pas comprendre, asséna-t-il. Tu es née avec une cuillère en argent dans la bouche. Tu avais un père attentionné qui t'a tout appris ; la lecture, l'art, l'escrime ; tu n'as jamais eu à te demander s'il y aurait des pommes de terre sur la table au jour suivant. Tu n'as manqué de rien, et surtout, tu as eu le plus important : des gens pour te reconnaître à ta juste valeur. Pour croire en toi. Tu n'es pas arrivée ici par hasard. Tu n'as aucun mérite. C'est eux qui t'ont créée. »

Il attrapa, de sa main gauche, les sangles de son masque ; le cuir imbibé de sueur glissa sous ses doigts engourdis.

« Moi, j'ai dû saisir la moindre opportunité. Je n'ai jamais eu le choix. Jamais.

— Alors, devenir Haut Paladin, ce n'était qu'une opportunité de plus ?

— Exactement. »

Il laissa tomber son masque sur le tapis, laissant Aelys regarder dans ces deux billes rouge sang qu'étaient devenus ses yeux, qui saturaient tout son champ de vision de la même couleur.

« Et le Pacte d'Auguste ? L'Étoile Rouge ?

— Auguste, Eldritch, Rufus, ils étaient tous comme moi, à l'époque. Sans autre avenir qu'une carrière médiocre de trente ans parmi les Paladins, jusqu'aux premiers rhumatismes, pour finir sa retraite dans une pension de famille misérable. C'était ça, le sens de la vision d'Auguste. Saisir une nouvelle opportunité. Toute l'humanité devrait suivre cet enseignement, je l'ai suivi. Ils étaient liés par leur pauvreté ; mais ton père, Clodomir, était bien plus riche qu'eux, il avait de l'argent et de l'amour, il avait de quoi se faire une vie en dehors du Paladinat, et il les a trahis.

— Tu n'as pas le droit de parler de mon père. Cette conversation, je l'aurai dans deux jours, avec Eldritch. »

La jeune femme se mit en garde.

« Et tu te trompes, Ilyas. C'est toi qui es le produit de ton environnement. Parce que tu n'as fait que suivre les opportunités qui se présentaient à toi, sans jamais te demander ce que tu voulais devenir.

— Nous n'avons pas tous ce luxe, rétorqua-t-il.

— Même le jeune Ilyas d'il y a six mois, le mécanicien subalterne des Paladins, prendrait peur en voyant le monstre que tu es devenu. »

N'en pouvant plus, le Haut Paladin donna le premier assaut. Les meubles écartés figuraient une piste d'escrime improvisée, large d'un mètre à demi, trop peu d'espace pour esquiver son estocade. Aelys ramena sa dague en sixte et dévia le coup, malgré le peu d'amplitude que lui donnait cette lame minuscule. Un instant, Ilyas fut si proche d'elle qu'il pouvait sentir son souffle régulier.

« Tu as de la chance que je n'aie plus de balles » grommela-t-il en s'écartant.

Aelys le poursuivit, plus vive que son ombre ; la dague rencontra le sabre à plusieurs reprises, dans des parades de plus en plus précaires, et alors qu'il cherchait le moyen de se dépêtrer, Ilyas reçut un coup de poing sous le menton.

Une opportunité, sans doute.

Il agita son arme comme s'il conjurait le mauvais sort ; Aelys se glissa d'un côté à l'autre, virevoltant dans cet espace trop étroit pour lui. Il vit la lame fendre l'air, se protégea vainement avec sa main gauche ; la dague traversa le gant de cuir et rencontra son cou, juste au-dessus de la clavicule.

Aelys la tira en arrière d'un geste vif, tandis qu'il portait la main à sa blessure, hagard. L'écart de niveau était frappant ; il se serait cru de retour dans son école de Paladins, battu en trois coups par un maître d'escrime de la nouvelle garde, pour qui tout ceci n'était qu'un jeu.

Il vit que des gouttes de sang avaient rebondi sur le visage de la jeune femme, mais le fait que la Peste coule sur sa peau comme l'eau sur une vitre ne le surprit qu'à peine. Cette Aelys vengeresse avait été forgée dans les ombres, et la Peste ne pouvait pas tuer les ombres...

La lame resurgit en trois coups. Le premier visa son épaule, lui faisant lâcher son sabre ; les deux autres percèrent ses yeux rouges comme des tomates trop mûres. Ilyas chercha son sabre, ne rencontra que les débris de porcelaine d'une tasse à thé. Mais même aveugle, il continuait de voir : il voyait les yeux d'Aelys, la dureté du vert émeraude et la puissance du bleu cristallin ; et à l'opposé de ce regard maudit, il voyait l'Étoile Rouge, encore grossie depuis sa précédente vision.

« Adieu, Ilyas. »

Attends ! Voulut-il crier, et ce serait suivi de quelque chose sur la rédemption. Car une nouvelle opportunité se présentait à lui, n'est-ce pas ? Il pouvait encore changer de camp... si ce n'était cette Peste infecte qui empoisonnait son sang.

Mais quand il parvint enfin à la porte défoncée du wagon, ce n'était pas Aelys qui l'attendait de l'autre côté. C'était un souffle humide, à l'odeur d'humus, le souffle d'un Creux, et le pépiement impatient de mille et une créatures de l'obscurité.


-----

Plus que deux.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top