74. Le train s'arrête


Celui qui fera tomber l'Empire sera celui qui arrêtera le train.

Clodomir d'Embert, Journal


Depuis deux heures, Aelys était perchée au sommet d'un chêne bicentenaire. Elle regardait progresser l'orage qui, à cinquante kilomètres, frappait le Nord de Stokkel de colonnes de lumière. Les chauve-souris étaient quasiment absentes, et les oiseaux de nuit semblaient attendre un moment plus favorable ; mais sur les branches autour d'elle, des noctureuils innombrables s'étouffaient avec des pommes de pin.

Au loin, un éclat métallique, de couleur lunaire, perça les contreforts végétaux. À quelques kilomètres, la voie formait un léger coude ; les ingénieurs de la Compagnie du Chemin de Fer l'avaient tracé en urgence, corrigeant leurs cartes au crayon en pleine nuit, pour échapper à un terrain sablonneux trop meuble, dans lequel les traverses se seraient enfoncées sous le poids de la motrice.

Tout cela, Aelys l'avait appris des habitants de la forêt ; ils avaient été longtemps aux premières loges du chantier, hésitant sur la conduite à tenir face à ce coup d'épée dans les taillis.

Derrière ce brusque écart, encore invisible aux yeux des conducteurs, se trouvait un piège d'une simplicité enfantine ; un tronc d'arbre renversé en travers de la voie, tout juste assez lourd pour que le pare-chocs de la motrice ne puisse le pousser sur le côté avec dédain, comme il le faisait des petits branchages. Des bandes de brigands avaient écumé Avalon en arrêtant ainsi des trains, pendant un bref âge d'or d'une année ou deux, jusqu'à ce que la Compagnie améliore ses mesures de sécurité. Les wagons blindés, mitrailleuses automatiques et autres Paladins portés sur la gâchette avaient tôt fait de réduire le nombre des bandits.

Aelys descendit de l'arbre et se laissa tomber à terre. À un tel niveau d'obscurité, la plupart des humains auraient agité des bras en tâtonnant, ou allumé une lampe torche. Mais ces mois d'entraînement auprès de Maïa avaient transformé sa perception. Elle savait non seulement où poser les pieds, mais elle pouvait aussi sentir les petits Nattväsen à proximité, tous sortis de leurs tanières comme une fête de quartier improvisée un samedi après-midi, et les grands migrateurs au lointain, des Creux aussi massifs que le chêne qu'elle venait d'escalader, qui se déplaçaient d'un bout à l'autre d'Avalon sans que le continent ne les remarque jamais.

Ces heures de silence avaient ralenti les battements de son cœur et plongé son esprit dans une douce mélancolie. Elle pensait à Maïa, à Clodomir, à Irina, à Mû ; ils étaient tous reliés entre eux, à travers elle ; elle était l'héritière de leurs dons et de leurs espoirs. Si mois plus tôt, elle avait fui Hynor guidée par un vague sentiment de vengeance ; mais c'était une idée vide, une simple manière de se tenir en mouvement.

Son véritable rôle s'était formé au fur et à mesure. Il avait fallu l'amitié de Maïa, la mort de Mû, la vérité sur son père.

« Jubjub ! Jubjub ! »

Elle allait abolir le Pacte d'Auguste.

« Jubjub ! »

Les noctureuils à demi sortis de leurs trous levèrent la tête et claquèrent des dents. Un Borogove à collerette argentée, échappé des profondeurs, voletait sous les frondaisons. Il sautait d'une branche à l'autre d'un seul coup de ses grandes ailes, impatient, comme s'il souhaitait raconter une blague particulièrement savoureuse. Les chênes fatigués craquaient sous son poids, et ses pattes griffues se prenaient dans le lierre, dont il arrachait des guirlandes entières en essayant de trouver une bonne posture.

L'indiscret volatile poussa son énorme bec jaune de profil, pour pencher son petit œil rond vers Aelys. Il pouffa quelques syllabes indistinctes en gardant son bec scellé ; enfin, alors qu'elle l'imaginait sur le point d'éternuer, lança :

« Jabber ! Jabber ! Jabber ! »

Aelys lui lança un caillou pour le faire fuir. Le Borogove prit un air à la fois surpris et outré, étendit ses larges ailes et changea de branche avec le dédain d'un artiste qu'on ne reconnaît pas à sa juste valeur.

***

Eldritch, resté à Istrecht pour superviser les derniers travaux de la ligne, avait laissé prêté son wagon blindé à Ilyas pour sa traversée d'Avalon. Et sur tout le trajet vers le Nord, le jeune Haut Paladin avait apprécié le confort de ses banquettes en cuir et de son lit molletonné. Lorsqu'il restait seul pour travailler derrière les vitres blindées, le doux chant du phonographe agrémentait son étude de concertos de clavecin, et bien souvent, charmé par les notes d'un prodige du siècle passé, Ilyas se laissait divaguer sans parvenir à ouvrir un seul rapport. Le soir, il dînait seul, peu enclin à la compagnie des Paladins subalternes qui faisaient rouler ce train, car ils n'avaient rien à lui apprendre qu'il ne sache déjà ; il avait fait partie de leurs rangs.

Mais ce soir, Ilyas avait la garde de quatre tonnes de minerai, assez pour épancher la soif de l'Empire pour les dix ans à venir. Il ne trouverait le sommeil, ni même le repos. Puisque la présence de ses gardes du corps lui était toujours insupportable, il attendait à son bureau, sans rien faire d'autre qu'attiser sa nervosité. Toutes les demi-heures, son cuisinier personnel lui apportait une nouvelle tasse de thé ; Ilyas relevait son masque pour la boire, rompait le biscuit traditionnel et finissait par le broyer entre ses doigts en miettes minuscules qui tombaient sur le tapis laineux.

Lorsque le train s'arrêta, il rabattit la tasse en porcelaine, se leva d'un bond, remit son masque en place ; un de ses gardiens l'avait déjà rejoint. Son revolver était encore rangé ; il n'avait à la main qu'une lampe-torche à faisceau.

« Il y a un arbre sur la voie, annonça-t-il.

— Une embuscade ?

— Si c'est le cas, ils nous font attendre. Le conducteur m'a dit que vu de loin, ça ressemblait plutôt à un tronc mort frappé par la foudre. Il y a eu des orages dans la région hier et avant-hier.

— Combien de temps vous faudra-t-il pour le dégager ? »

Le Paladin se gratta la tête. Son masque était des plus rudimentaires ; il ne recouvrait son crâne qu'aux deux tiers, laissant apparaître des cheveux courts sous les sangles de cuir.

« Mes hommes sont déjà dehors. Ça dépend du poids. Si les rails sont abîmés...

— La priorité est que ce train roule. La voie sera réparée plus tard.

— Entendu. Je vais voir où ils en sont ; je vous dis dès que possible quand on pourra repartir. »

Ilyas hocha froidement la tête, le laissa sortir et verrouilla la porte derrière lui. Il retourna ensuite s'installer dans le fauteuil en cuir, et pour calmer ses nerfs, sortit de la bibliothèque le disque préféré d'Eldritch, qu'il installa sur le phonographe. Une cantatrice de Gormelo chantait son amour perdu dans un vieux français chéri des linguistes, et dont Ilyas ne reconnaissait qu'un mot sur trois ; bientôt, une phalange de violons se joignit à ses pleurs, et leur conversation se poursuivit avec une régularité reposante.

Jusqu'au premier coup de feu.

Ilyas poussa l'aiguille d'un coup de main ; le phonographe émit un craquement de moteur assoiffé et le disque se bloqua sur un seul sillon, laissant la chanteuse répéter en boucle une métaphore sans sel qui concernait un soleil bleu et des papillons.

Il colla son nez à la vitre ; les coups de feu se multiplièrent, dont les flammes faisaient à peine ciller les ombres ; entre deux salves, les Paladins criaient des ordres paniqués. Au bout de quelques très longues secondes, la mitrailleuse sur la tête de la motrice se mit en marche, et balaya les environs à cinq cent coups par minute. Les arbres éclatèrent en copeaux humides ; les gravillons se soulevèrent en gerbes sautillantes, comme du sable sur une peau de tambour. Mais c'était à peu près tout ce que pouvait deviner Ilyas ; le reste n'était qu'une impression de mouvement, prise dans les ombres.

Lorsque la mitraille se tut et que son écho retomba sur la forêt attentive, il comprit que les Paladins s'étaient repliés à l'intérieur des wagons blindés.

Quelque chose heurta le train ; la tasse à thé roula de son bureau et se brisa sur le tapis.

Ilyas dégaina son revolver.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top