72. Un plus grand miroir

Je sais qu'il existe de nombreuses civilisations au-delà d'Avalon. Mais si la rencontre de Mû a été un coup de chance pour l'humanité, nous n'avons aucune raison de croire que quiconque d'autre veut notre bien. Ces peuplades étrangères peuvent chercher à nous influencer, nous asservir ou nous détruire. Et je soupçonne l'Étoile Rouge d'Auguste de réaliser l'un de ces trois objectifs – quoi qu'il en pense lui-même.

Clodomir d'Embert, Journal


Un point noir sur un autre point blanc, tous deux posés à l'interface entre un vert grisâtre et un gris bleuâtre ; de loin, on aurait dit un moucheron tombé sur une aquarelle. Car le Pôle Sud d'Avalon était aussi vaste que le royaume d'Istrecht réuni avec son voisin, le Grand-Duché de Silbashe. Les cartes du globe ne lui faisaient pas honneur ; il fallait venir ici en personne, là où le soleil tournait parfois dans le ciel sans jamais se coucher, pour vivre l'écrasement des distances.

Rapprochons-nous donc.

Assis sur son cheval, le Grand Paladin Auguste scrutait l'horizon. Il était parti de Kitonia le matin même, se promettant que son excursion ne durerait qu'un jour ; mais ce jour s'était allongé sur plusieurs jours. Chaque fois qu'il se sentait renoncer, son regard lui montrait un reflet au loin, et il s'élançait alors à bride abattue, pour s'arrêter tantôt face à un rocher isolé se dressant au milieu de la plaine, sur le lit d'un glacier disparu, dont l'éclat l'avait mystifié.

Les Paladins chargés d'assurer sa sécurité, lassés de lui courir après, avaient proposé de rentrer à Kitonia. Il y aura d'autres expéditions, d'autres tentatives. C'était ce que disait Auguste en partant ; mais à la faveur de cet été exceptionnel, dont la chaleur repoussait les neiges et les glaces, il voyait les terres mystérieuses se dévoiler à son regard, et dans ces éboulis noirâtres aussi vieux qu'Avalon, cherchait son miroir – son tout premier miroir, celui qui lui avait montré la vision de l'Étoile Rouge.

Ils murmuraient entre eux des plans de retour qui, aux oreilles aiguisées d'Auguste, sonnaient comme des conspirations. Fatigué de ces plaintes qui perturbaient l'harmonie des lieux, et potentiellement, sa vision prochaine, il les avait sèchement renvoyés. Seule Hermance le suivait toujours. La Paladine recommandée par Eldritch n'avait pas dit le moindre mot depuis leur départ. Cette discrétion lui rappelait Irina, et plus d'une fois, tandis que son esprit dérivait sur cet océan de pierre, Auguste lui avait imaginé les yeux verts perçants de son ancien amour.

Quel drame que celui d'Irina. Même si elle avait couvert son beau visage d'un masque de corbeau, comme celui d'Hermance, elle serait restée la seule femme de la garnison, prisonnière de désirs furieux qu'attisait la rudesse de l'hiver. Prise dans le jeu des rivalités entre Clodomir, Eldritch, Soren, Auguste... peut-être même Rufus, qui sait.

Irina, songeait-il, était notre bougie dans l'obscurité – mais une bougie entrée par mégarde dans la Sainte-Barbe.

« Et vous ? lança-t-il soudain à Hermance, d'une voix qui sonna étrangement à ses oreilles, comme si elle résonnait entre les roches charbonneuses et le ciel fumant.

— Je vous demande pardon ?

— Ne désirez-vous pas entrer dans le cercle des Hauts Paladins ? »

C'est que depuis la disparition de Rufus, Auguste s'était bien rendu compte à quel point ils étaient peu nombreux. On ne pouvait pas dire que les candidats avaient manqué, mais aucun n'était à la hauteur ; seul Eldritch avait pu lui amener ce jeune Ilyas, fait du même bois qu'eux. Car l'ambition et l'attrait du pouvoir, qu'exhibaient ces prétendants encore verts, n'étaient d'aucun secours ; il fallait une volonté forgée par les épreuves. Et l'Empire avait connu trop de succès, et pas assez d'épreuves.

Hermance parut considérer la proposition.

« Non, je ne le désire pas, dit-elle fermement.

— Mais vous êtes trop intelligente pour vous contenter de suivre ; vous avez besoin, vous aussi, d'un grand projet, d'une grande vision. Ne souhaitez-vous pas prendre part à cette vision ?

— Je suis navrée de vous décevoir, votre Majesté. Mon rôle de Paladine n'est, pour moi, qu'un travail. C'est un travail qui me convient. J'estime ma position privilégiée, et je n'en vois de meilleure ; il me plaît d'assister d'aussi près à la fabrique de l'Histoire, sans toutefois m'en faire actrice. Ce serait outrepasser mon rôle.

— Apprenez que l'Homme a outrepassé son rôle depuis longtemps ; c'est là la raison de l'existence d'Avalon, et même, le sens de mon Pacte. J'ai tendu la main vers l'Étoile Rouge, et cette Étoile m'a donné, en retour, une science et un pouvoir que je peine encore à comprendre. »

Son regard se brouilla dans le lointain. Là-bas, n'était-ce pas la bordure argentée d'un lac immense, un lac sur lequel se reflétait l'Étoile toute entière ?

« Et pour cela, s'exclama-t-il, pour cela, il me faut un plus grand miroir !

— C'est tout ce que vous voulez ? s'étonna Hermance. Retrouver votre vision ? »

Elle arrêta son cheval ; le vent secoua les cheveux roux qui s'échappaient de son masque.

« Je risque de vous décevoir à nouveau, votre Majesté. Êtes-vous prêt à entendre ce que je vais vous dire ?

— Je vous écoute. »

Auguste traîna son cheval épuisé jusqu'à elle ; il tremblait de tous ses membres. Le destrier d'Hermance lui jeta un regard dédaigneux, comme si c'était la faute de la monture, et non de son propriétaire, de n'avoir su ménager ses forces.

Hermance pointa du doigt les alentours ; ce n'est qu'alors que l'Empereur remarqua l'agencement des pierres noires, leurs cercles concentriques, crénelés, interrompus par des rochers plus gros qui se déplaçaient d'année en année sur des flaques de glace.

« Il est ici, votre miroir. Nous marchons dans son lit. La glace a fondu cette année ; elle se reformera peut-être d'ici dix ans, mais elle ne sera jamais aussi pure que celle sur laquelle vous avez lu le message de l'Étoile. Et, de toute manière, cela ne vous servirait à rien.

— Pourquoi ? S'étrangla Auguste.

— Parce qu'entre-temps, Avalon s'est déplacé. L'Étoile ne se trouve plus à la même position. Vous étiez à la proue du navire, et vous avez aperçu la lumière du phare ; mais le phare se trouve désormais sur votre côté. »

Il ne voulait y croire ; alors Auguste éperonna son cheval. Sa course effrénée le mena jusqu'au centre de la cuvette. Restée en retrait, Hermance l'observait de loin, marquée par la petite tache fauve de sa chevelure sur cette surface noire comme un fond de gravure.

Il fut interrompu par un énorme rocher gris, simplement posé sur le sol. Ne l'avait-il pas vu émerger du lac gelé ; n'avait-il pas manqué de se cogner contre lui alors qu'il absorbait, hagard, le message de l'Étoile ?

Tout ce chemin parcouru paraissait désormais bien futile. L'Empereur choisit d'en rire ; il dut se forcer.

« Et maintenant ? cria-t-il à Hermance. Puisque vous avez deviné en une minute ce qui m'avait échappé durant trente ans... puisque toutes ces années, je n'ai fait que regarder au mauvais endroit... ne pouvez-vous pas me dire où je devrai poser mon nouveau miroir ? »

À nouveau, la Paladine laissa échapper un instant de réflexion – mais la réponse était déjà prête, Auguste en était persuadé ; elle ne faisait que jouer un jeu. Peut-être attendait-elle même ce moment depuis leur départ de Kitonia. Peut-être avait-elle suggéré aux autres Paladins de rentrer, à dessein. Peut-être avait-elle gagné les faveurs d'Eldritch pour se rapprocher d'Auguste, et peut-être s'était-elle rapprochée d'Auguste en prévision de ce moment...

Mais au fond, cela importait peu. Pour Auguste, seule importait l'Étoile. Cette obsession le condamnait à la solitude, à l'incompréhension d'Eldritch forcé de gérer son Empire par procuration ; à l'exil d'une humanité incapable d'embrasser l'échelle cosmique sur laquelle il comptait s'élever.

Pour sa vision, Auguste avait même renoncé à Irina, et il le ferait encore.

« D'ici peu, Avalon passera au plus près de cette fameuse Étoile. Il s'avère que je sais exactement d'où vous pourrez l'observer à ce moment. »


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